Dans cette nuit qui les contient toutes, descendant la butte, ivre, elle titube, il est environ trois heures du matin. L’air est froid, son grand manteau ne la couvre qu’imparfaitement, les pans volent autour d’elle, la femme ivre. Elle descend la butte du côté le plus ingrat, le moins intéressant à descendre, vers le nord. Elle n’est naturellement pas en état de se rendre compte de l’intérêt comparé de descendre la butte de ce côté-ci ou de ce côté-là. Il n’y a aucun enjeu perceptible. Il semble que la descente soit plus simple que la montée, et, étant donné qu’elle est au sommet de la butte, elle ne peut qu’en redescendre.
L’éclairage de la rue, son ampleur, son côté manteau long enveloppant, la protègent, lui font un signe amical, et, dans le pub discret dont on distingue l’entrée à mi-hauteur, on joue aux échecs dans une basse lumière rouge, écroulé dans un vieux cuir défoncé si râpeux d’être usé. À cette heure, il est fermé, et la nuit enveloppe la rue en un cocon de mirage occidental réfléchissant toutes les villes dans lesquelles elle se verrait marcher.
Cette femme a une certaine idée du monde en descendant la butte, il le faut, car, se maintenant debout grâce à son idée du monde, elle évite de trébucher. Il se pourrait qu’elle trébuchât si l’idée devait partir. Elle se force à conserver l’idée, et ce n’est pas facile. Elle s’accroche à un ou deux mots, qu’elle répète, sur des tons différents. Si les choses existent encore, si les manteaux, si les idées, si tout ne disparaît pas, ici, dans la faible lueur cliché des réverbères, si le réverbère lui-même ne disparaît pas dans le trottoir, si elle reste, elle, droite dans la tourmente du monde qui se finit, le monde se finit toujours à proportion de l’ivresse, si elle arrive à rentrer chez elle, si le chez elle a encore un sens, alors la nuit pourra se poursuivre.
Tout en marchant, elle réfléchit aux apparences des choses, pas seulement les choses, mais leurs semblants, leurs formes, au travers des regards échangés, détournés, fuités ou plantés, dans le désir qu’ont les humains d’être ensemble peu importe comment. Descendant la butte avec précautions, la femme occupe sa nuit, l’ouvrant en grand dans le ciel dégagé, ouverte au froid du ciel dégagé dans la chaleur de son ivresse.
Vacillante, la femme ivre aime cette sensation d’avoir un peu froid, répond à de nombreux interlocuteurs, fait pratiquement une conférence comme ça se pratique beaucoup en ce moment : les gens se regroupent pour écouter des conférences, et même s’ils ne peuvent pas répondre tout de suite, ils le font après autour d’un verre, elle fait une conférence descendante, il suffit de ne pas trop se pencher. Elle répond successivement aux gens à qui elle pense, elle ne peut pas leur répondre à tous en même temps, surtout qu’il faut qu’elle surveille son équilibre, il y a une liste d’attente, on ne sait pas combien ils sont. Il faut les entendre et les voir, comme ils veulent répondre, comme ils se coupent la parole, pour répondre, pour placer leur réponse, pour répondre, c’est comme un prurit, une drogue, un héhé désespéré, hé, répondre, hé.
Dans le grand réservoir de la langue, avec tout le fatras qu’on est en droit d’y trafiquer, il y a ce verbe, qui permet d’aller à l’origine de la chose : au début, nous répondons. Avant-même de questionner, nous répondons, nous voulons parler, nous aussi, alors nous répondons à qui nous questionne. Nous percevons les questions, nous les reproduisons, et même en questionnant, nous répondons, dans l’écart que nous ne pourrons jamais combler.
Sa conférence, passablement chahutée par son humeur intérieure, le vacillement, la recherche de l’équilibre, le contenu de son estomac au bord de se renverser, ne tient aucun compte de la donnée chronologique ni d’aucune donnée susceptible de rentrer dans un programme défini. Elle a fort à faire avec son équilibre et le froid. Son corps, pris dans un entrelac d’oscillations sans cesse réajustées pour contrer la loi de la pesanteur, parle :
un homme (h), un jour, trouve une femme (f). Le trouvé serait le régime le plus commun de la rencontre, de l’absence qui devient présence, de l’aveuglement transformé en raison, de la croyance en un cheminement partagé, de la coïncidence appelée, bref, de la paresse faite existence. Ni la rencontre, ni l’apprivoise, ni lui parle, mais : la trouve. La trouve comme on trouve un lacet orphelin, une petite photo jaunie, une soucoupe dépareillée. Sauf que c’est une femme. Et qu’à cette femme, l’homme offre des chaussons et des soupières, de quoi être à l’intérieur, de quoi se remplir le ventre, résister à un siège, on ne sait jamais qui attaque, oui, il faut se tenir prêt à la riposte.
h sait tout, f ne s’en rend pas compte tout de suite, mais rapidement, entend et voit qu’il sait tout, et s’il sait tout, il bouche tout l’espace, toutes les soupières avec ce savoir-couvercle ;
h répond toujours je sais, il n’a pas de trou dans son savoir, pas de trou en lui, il est plein, compact comme une compression de casse automobile,
il répond : ce truc marche s’il doit marcher et s’il ne marche pas il marche quand même parce qu’il doit marcher ; f n’a jamais rencontré un type pareil, la réalité doit se plier à ce qu’il conçoit.
h répond je sais, il répond des choses définitives, il veut absolument fixer les choses, il aime les rituels, ça l’aide à fixer les choses toujours en mouvement, toujours vacantes sinon.
h use du langage comme s’il en était propriétaire, tout seul, alors qu’on est en multi-propriété, qu’on possède tous un bout de la cabane qui nous abrite quand on parle.
h se tient très droit, le menton presque relevé, comme s’il défiait l’ensemble des êtres se trouvant sur son chemin ; il fend la foule, les épaules fixes, le torse mécanique, à travers les marchés bondés, les rues traversées, les plages au soir désertées quand c’est le meilleur moment, celui qu’il doit chercher, toujours le meilleur moment, la meilleure place, celle-là, si.
h cherche systématiquement la meilleure place pour lui-même.
h aurait un vouloir démesuré sur les choses, sur f
…et alors je ne vois pas la conséquence de cette histoire, conclut plus ou moins froidement la femme ivre, essayant de ne pas se tordre la cheville lorsqu’elle doit descendre du trottoir ou contourner un obstacle. Non, je ne vois pas où ça mène, mais qu’est-ce qu’il fait froid, ramenant les pans du manteau, titubant encore. Elle a toujours voulu de ces longs manteaux dont les pans se ramènent en un mouvement tournoyant. Elle ne se lâche pas, jamais, elle ramène les pans du grand manteau, elle se tient comme elle tient le manteau, rien ne peut la découvrir, la détisser, la désamouraïser. Tiens, dans samouraï il y a amour et haï, remarque-t-elle.
C’est beau comme un paysage mental 🙂