ô riants cadavres des amours !

elles sont disparates et elle les regarde : les phrases
elles sont fugitives et elle les perd : les pensées
elles sont grossières et elle les évite : les foules

ce qu’elle dit : c’est ça !, à tout bout de champ, joyeuse, c’est ça !
la vraie joyeuse meurtrie qui s’occupe des chairs abîmées,
la joyeuse qui répond aux questions sur comment réparer les chairs meurtries

soyons précautionneux ou courons au naufrage ;
la lenteur avec laquelle elle a joué Von fremden Ländern und Menschen
est une sorte de naufrage, mais sans eau, et sans bateau ! c’est ça !

l’exercice de l’amour n’est pas chose facile : le sentiment est abrutissant
le sentiment est répétitif comme les romans, enfermant comme les armoires,
ô riants cadavres des amours !

bien avant la nuit

lorsqu’il est dix-neuf heures, être dix-neuf heures, qu’est-ce qu’être, la lumière descend

écrire à S., écrire à P., écrire à, comment s’appelle-t-il déjà, comment, J., écrire à J.

certains de mes textes ressemblent à ceux que j’écrivais il y a quarante-cinq ans

utiliser les bons mots comme je les entends, donc d’abord les entendre : oui

quelques amis anciens ont disparu, d’autres sont apparus, et leurs adverbes avec

corps et âme, lentement doucement, furieusement définitivement, totalement et puis

l’image d’un chiffre la démange, comme un petit singe sur son épaule, ce passé

elle se dit faire du piano, pourquoi pas, et remet ses cheveux en place après la sieste

elle attend une amie, il sera dix-sept heures, l’amie n’aime pas être dehors le soir

les amis n’ont pas tous disparu, d’autres, bien plus jeunes, sont apparus

il n’est que quatorze heures trente, l’heure n’a pas disparu sous la sieste

la chaleur onctueuse d’un récit colle à son arc narratif putatif, comme nous avons ri

ils ressentent, palpable, cette chaleur onctueuse d’un récit sur lequel ils se jetteraient, goulus

cette histoire de promesse, toujours au goût du jour, qui fait attendre le jour d’après

on ne sait jamais si la lumière ressemblera à l’autre, il faudrait égaliser la frange

ce n’est jamais n’importe quoi, dit-il, c’est une ligne narrative que je suis

comme Ça suit son cours, disparu de ma bibliothèque décoiffée : il reviendra, ou pas

(…)

Le geste d’écrire est, en premier lieu, geste du bras, de la main engagés dans une aventure dont le signe est la soif ; mais la gorge est sèche et le corps et la pensée, attentifs. Ce n’est que plus tard que l’on s’aperçoit que l’avant-bras sur la page marque la frontière entre ce qui s’écrit et soi-même. D’un côté le vocable, l’ouvrage ; de l’autre, l’écrivain. En vain chercheront-ils à correspondre. Le feuillet demeure le témoin de deux monologues interminables et lorsque la voix se tait, de part et d’autre, c’est l’abîme. […] la parole transcrite, aux poignets de laquelle nous avons passé les fers, que nous avons naïvement cru fixer, conserve sa liberté dans l’étendue de sa pérennité nocturne. Liberté éblouie qui nous effraie et nous angoisse.
Edmond Jabès, Ça suit son cours, Fata Morgana, 1975

ENTRE RIEN ET QUELQUE CHOSE

J’y tiens. À ce que je ne connais pas, entre rien et quelque chose. Obstinément.
Sinon rien n’est dit, rien ne se dira. Ne s’agit pas d’espace, ne s’agit pas de moment. Ne s’agit pas de fantaisie prédéfinie. Ne s’agit pas d’obstacle ni d’intention.

De ce ne s’agit pas, naît, si les exclusions persistent à se succéder, une forme en millefeuille, un palimpseste secret mais intrigant. Au point que leurs rebords s’invaginent. Et que rien n’excède ce point entre rien et quelque chose. Et pourtant il y aura quelque chose.

 

 

 

 

 

 

 

 

Au moment du quelque chose, à sa date advenue, son surgissement est tellement précipité qu’il peut passer inaperçu, dans l’inconnaissance. Le basculement de ce que je ne connais pas existe pourtant, sans hiatus : entre rien et quelque chose, une manifestation, je ne peux pas dire une preuve, mais presque, subsiste.

Le bizarre de l’affaire se présente comme une neutralisation active de l’intention, une cessation aiguisée du fil du temps, une suspension, un soupir rétroactif. Et une difficulté évidente à dire sans trahir.
Rien peut ressembler à quelque chose. Quelque chose ne ressemble pas à rien.

[Jan Steen – La mauvaise compagnie, 1665, Musée du Louvre, Paris]

je relis sa lettre, sa lettre, sa lettre, sa lettre

les épisodes, les années, les thèmes : soigneusement classés,
je relis sa lettre, c’est relisant que je vois, c’est relisant que je –
relisant il n’y a pas mieux, les années, les dates, les noms propres :
pas mieux !

je mémorise, j’entends et je mémorise à grandes engouffrées,
les noms, les dates, je mémorise cinq cents ans avant :
il y a de l’air dans l’histoire, elle est faite d’air vivant,
de poulaines et de fougue, de formes de nez, d’armures brillantes

relisant, ouverture au grand vent, dans les parenthèses,
les répétitions, les fautes, les maladresses,
relisant écoutant, là-bas loin, avant il y a longtemps

je relis et j’écoute, ça sautille, ça gronde, ça change de paragraphe,
ça attaque l’époque, ça guerroie, ça rappelle,
nous avons été élevés avec des empereurs !

(…)

 

nouvelles impressions du Havre

Avant de chercher en quoi les nouvelles impressions du Havre consisteraient,
comme imprudemment cela s’est passé durant les quelques jours qui ont suivi,
dans un fourbi étrange, ou parce que les photographies les ont occultées,
il faudrait procéder à un examen plus minutieux que la description des jeux d’eau, des bas-reliefs du béton monumental, de l’après-guerre omniprésent dans le ciel du jour, et enfin du jardinier nettoyant les massifs de fleurs : c’est impossible.

Le jardinier, les fleurs rouges, les gouttes d’eau inlassables et le kiosque à musique polygonal figurent au premier plan ; il n’y a pas de second plan. Le jour est bleu, les fleurs, rouges, le jardinier dirige vers les massifs de fleurs un instrument vert.

Immédiatement superposées aux havraises, des impressions rémoises sans ancrage autre que l’espace-temps de l’après-guerre et de larges avenues vides, induisent que le temps de l’enfance remémoré supprime l’arrière-plan et colorise le premier en le figeant.

À cet instant, l’insistance paisiblement grise des bâtiments de la reconstruction rythme un temps déserté par ses figurants ; ne demeurent que des jets de couleur vive. L’espace, évidé, a glissé dans le temps raturé.

cette viduité superposée à celle de l’été

j’hésite entre deux phrases,
ensuite, j’hésite quant à la manière de dire comment j’hésite,
il me semble que cette manière-ci ressemble à une ancienne phrase,
je ne veux pas vérifier, mais je suis presque sûre,
je prends alors une autre direction, je me mets en mode S (sport),
je peux passer les vitesses (le moteur vrombit dans les lacets, etc.)

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cette viduité superposée à celle de l’été,
je ne l’ai pas complètement inventée, seulement un peu transformée,
il semble que j’aie cessé d’hésiter entre deux phrases,
que décidément j’aie choisi l’une au détriment de l’autre,
pourquoi ? parce qu’elle était faible (ou qu’elle émouvait ?),
parce que j’hésitais encore sur la manière d’agencer ses constituants ?

je n’exclus pas le mot griffée par exemple,
je n’exclus pas le mot ronce, pourtant je n’ai pas choisi cette phrase-là :
la chair griffée par la ronce,
une chair fragile, d’un sein, la nuit,
lorsque la ronce griffe sous la lune pleine,
griffe, agrippe la rondeur blanche de la chair aussi blanche que la lune

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sur la page, venues ensemble, l’une cependant plus petite que l’autre,
mais ensemble, posées, imparfaites, sans aucun rapport,
restées ensemble plusieurs jours et plusieurs nuits,
les deux phrases indécidables (mains jointes derrière le dos),
dans l’attente du sort qui leur serait fait, ont observé leur délai,
et rien ne s’est passé comme prévu, mais rien ne l’avait été, non plus

 

C’est un peu comme si l’on posait au-dessus d’un trou vide, par compensation, une coupole vide ;
comme la viduité sublime n’est que l’agrandissement de la viduité ordinaire,
il est en fin de compte bien naturel qu’à une époque où l’on vénère les personnalités succède une époque
où l’on tourne carrément le dos à tout ce qui sent la grandeur et la responsabilité.
Robert Musil, L’homme sans qualités