bien avant la nuit

lorsqu’il est dix-neuf heures, être dix-neuf heures, qu’est-ce qu’être, la lumière descend

écrire à S., écrire à P., écrire à, comment s’appelle-t-il déjà, comment, J., écrire à J.

certains de mes textes ressemblent à ceux que j’écrivais il y a quarante-cinq ans

utiliser les bons mots comme je les entends, donc d’abord les entendre : oui

quelques amis anciens ont disparu, d’autres sont apparus, et leurs adverbes avec

corps et âme, lentement doucement, furieusement définitivement, totalement et puis

l’image d’un chiffre la démange, comme un petit singe sur son épaule, ce passé

elle se dit faire du piano, pourquoi pas, et remet ses cheveux en place après la sieste

elle attend une amie, il sera dix-sept heures, l’amie n’aime pas être dehors le soir

les amis n’ont pas tous disparu, d’autres, bien plus jeunes, sont apparus

il n’est que quatorze heures trente, l’heure n’a pas disparu sous la sieste

la chaleur onctueuse d’un récit colle à son arc narratif putatif, comme nous avons ri

ils ressentent, palpable, cette chaleur onctueuse d’un récit sur lequel ils se jetteraient, goulus

cette histoire de promesse, toujours au goût du jour, qui fait attendre le jour d’après

on ne sait jamais si la lumière ressemblera à l’autre, il faudrait égaliser la frange

ce n’est jamais n’importe quoi, dit-il, c’est une ligne narrative que je suis

comme Ça suit son cours, disparu de ma bibliothèque décoiffée : il reviendra, ou pas

(…)

Le geste d’écrire est, en premier lieu, geste du bras, de la main engagés dans une aventure dont le signe est la soif ; mais la gorge est sèche et le corps et la pensée, attentifs. Ce n’est que plus tard que l’on s’aperçoit que l’avant-bras sur la page marque la frontière entre ce qui s’écrit et soi-même. D’un côté le vocable, l’ouvrage ; de l’autre, l’écrivain. En vain chercheront-ils à correspondre. Le feuillet demeure le témoin de deux monologues interminables et lorsque la voix se tait, de part et d’autre, c’est l’abîme. […] la parole transcrite, aux poignets de laquelle nous avons passé les fers, que nous avons naïvement cru fixer, conserve sa liberté dans l’étendue de sa pérennité nocturne. Liberté éblouie qui nous effraie et nous angoisse.
Edmond Jabès, Ça suit son cours, Fata Morgana, 1975

Auteur/autrice : Édith Msika

Une théorie de l'attachement, P.O.L, 2002 / L'enfant fini, Cardère éditeur, 2016 / pipelette dancing, Editions louise bottu, 2022 / L'homme en bleu, Julien Nègre éditeur, 2022 / Introduction au sommeil de Beckett, Julien Nègre éditeur, 2023 / & textes dans des revues : larevue* 2019, 2020, 2021, 2022, Revue Rue St Ambroise (n° 45, 2020), TXT n°33 (2019), Jungle Juice (#6, 2017), + sur le web : Atelier des auteurs P.O.L, remue.net, libr-critique…

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