petite production vivrière

Vendredi 9 octobre 2009

Ils sont autour, ils me parlent ; je suis entourée de bons princes. Nous lisons nombre de livres, nous sommes tenus par moult sortilèges, nous n’avons plus peur, nous avançons, fiers, nous dansons des danses compliquées, un tout petit peu rigides, nous voulons le bien des populations. Pour cela, nos colonnes vertébrales doivent être parfaitement entretenues : nous ne devons en aucun cas plier l’échine, en aucun cas travailler.

Sur la grande carte du monde, désormais trop petit, nous piquons des destinations dont nous imaginons sans mal la situation politique. Pas fameuse. Et les princes de hocher la tête. Nous déplaçons les épingles à tête ronde en évitant toute logique. Nous tentons de régler les conflits et attribuons le Nobel de la Paix à un président nouvellement élu, après avoir longuement hésité. Parallèlement, nous attribuons un autre prix à une femme qui n’a pas démérité, mais avec circonspection. Nous n’avons plus aucune confiance et donnons un nom de code à ce prix, que nous oublions aussi vite.

Quand j’éteins la lumière, le soir, les princes disparaissent discrètement, ils ont d’autres rendez-vous.

dédicace trouée de sempiternelles piailleries

je pense à eux mais je ne fais rien
je pense à elle mais je ne fais rien

je ne pense pas
je pense rien

 

 

 

 

s’il arrive que je pense, je pense
je pense à elle, mais plutôt à eux

je ne fais rien
je continue à ne rien faire

je ne fais pas rien
je fais sans faire

je repense à eux, ou bien à elle
elle, est un personnage

eux, sont des gens
je pense à eux

ce n’est pas vrai
je ne pense à rien

un jour, je penserai,
c’est faux

je n’ai jamais pensé
il m’est arrivé de penser

je ne peux rien faire
je ne peux rien y faire

je ne pense plus à eux
je penserai une autre fois

un jour j’ai été pensée
je n’ai jamais rien pensé

je n’en pense rien, absolument rien
je pense à lui, quelqu’un

quand je pense à eux, je ne fais rien
je n’ai jamais rien fait

je ne pense pas du tout à lui
je pense à elle, personnage

je pense à eux, c’est vous
je pense à elle, c’est elle

je pense à haute voix
j’entends que je pense

je pense encore à eux
c’est souvent que je pense à eux

respirer ≡ une pivoine imaginaire ≡≡≡

(…)
Elles avaient rencontré un type blond, à l'allure de vieux bébé, très très déprimé, dont la petite amie venait de disparaître mystérieusement par la fenêtre, enfin, c'est ce qu'Orlove avait expliqué à Roberta, de ce qu'elle en avait compris. Il semblait riche extérieurement : costume de très bonne coupe et chaussures extrêmement reflétantes, d'une couleur entre le bordeaux et le taupe.
Dans le restaurant où elles avaient été acceptées pour ne prendre qu'un flacon de saké, le blond avait fini par payer les repas de tout le monde. Il voulait rester seul avec les deux femmes, et congédier le monde élégamment. Il s'exprimait à la fois dignement et avec vigueur, notamment pour mimer la jeune femme qui lui avait fait faux-bond ce soir.
On ne comprenait pas tout, naturellement, notamment l'étage duquel elle avait sauté, et avait-elle sauté, cela restait relativement énigmatique. Mais le Hollandais (car c'en était un) s'épanchait de plus en plus, quelques larmes avaient surgi de ses yeux, on finissait par le croire. Et le plaindre.
Roberta voulait surtout savoir le pedigree de la fille, et depuis combien de temps ils étaient ensemble, et si c'était prévisible, si une telle chose, un tel abandon était prévisible. Elle lançait de temps à autre un regard vers Orlove pour vérifier ce qu'elle devait croire et ne pas croire. Orlove restait débonnaire avec le type, menant une conversation essentiellement gestuelle et mimiquelle, continuant à semi-traduire, au passage. La cause des choses (causa rerum) importait à Roberta.
La soirée s'avançant, le Hollandais à l'allure de vieux bébé de plus en plus ivre, mais toujours parfaitement maître de lui, proposa aux deux femmes d'aller dans une boîte de nuit finir de noyer son chagrin. Il n'avait pas retrouvé sa bonne humeur, du tout, mais il était évident qu'il n'allait pas se suicider ce soir, sur ce point Orlove rassura Roberta.
Dans la boîte où ils allèrent tous, des magnums de champagne sortirent des frigos, et deux personnages jouant au go consentirent à accueillir les quatre nouveaux : le Hollandais, plus un abruti racolé parce que conducteur d'une berline bichonnée, et les deux femmes. Quelques couples tentaient de se rallumer dans les coins sombres. Le rouge des velours, auréolé à la fois par la crasse et les éclairages, accueillait tous leurs culs fatigués. 
Orlove se leva pour danser ; l'abruti vint s'y coller. Roberta se faisait entreprendre par le Hollandais tellement saoul qu'il commençait à dessaouler. Beaucoup plus requinqué que suicidaire, remarquait Roberta, tandis que ses mains ne savaient pas quoi faire d'elle-même. 
(…)

d’un possible abandon des choses

il seraient là, ces mots, tracés ou posés là,
/ vus, écrits, pensés /
/ pensés, écrits, vus /

d’un possible abandon des choses, ces mots,
marchés dans un jardin, un pas après l’autre,
il y eut des pas, et pendant ces pas, ces mots –

il y eut des pas et des ne pas, une folie,
le roman procèderait d’un agacement,
d’un possible abandon des choses

qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas, qu’on ignore,
au large duquel on passe, dans un jardin,
un pas après l’autre, ces pas tressés de disparitions –

d’un possible abandon des choses, rugueux et hésitant
comme un pas après l’autre, près de bosquets fuyants,
au bord du vide

des pas encore, des pas pour dire,
il y eut ces mots presque inaudibles
d’un possible abandon des choses

pas si simple / wip*

                                                     [* le wip est le bruit que fait le work in progress : wip wip]

C’est vrai : elle a peu d’ambition, cette femme. Très peu. Pas du tout. Il est impossible de descendre plus bas dans l’ambition. À un moment, l’ambition rencontre le sol, s’y cogne. Pas du tout : l’ambition n’existe pas en dehors d’elle. Il faudra parler d’elle. L’ambition se promène dans les êtres, comme d’autres valeurs se promènent dans les êtres. Mais il se trouve qu’il s’agit de l’ambition, qu’elle n’a pas, cette femme-ci.
On ne sait pas comment elle se manifeste ; on imagine que la femme rampe sans colonne vertébrale. C’est déjà trop imaginer et c’est impossible. On la voit marcher, vivre : elle n’est pas un ver de terre. Elle n’est pas molle. On définit cette femme par ce qu’elle n’est pas, ah. Elle n’a pas d’ambition. Ah. Ce n’est donc pas ce qu’elle n’est pas, mais plutôt ce qu’elle n’a pas. Elle n’a pas, en effet.
Des raclures ; elle s’occupe de raclures. Il y en a tant partout. Elle ne racle pas (racler serait encore avoir de l’ambition), elle trouve les raclures, sans se baisser, et les traite. Elle met sa blouse, un peu de musique, et prend ce qui lui tombe sous la main. Traitement de la raclure. Pas si simple.

Cette femme, comment tu la conçois ? Comment tu la fabriques ? Cette femme, est-elle née ? Existe-t-elle vraiment ? Cette femme, est-elle une femme ou une fumée ? Cette femme, comme tu l’appelles ? Comment s’appelle-t-elle ? En as-tu peur ? T’a-t-elle un jour, foutu la trouille ? T’a-t-elle menacée, fichu une gifle, une fessée ? Ne t’es-tu pas trompée sur cette femme, la regardant vivre dans tous les lieux où elle vit ? Tu y penses quand, à cette femme ? On te demande si tu l’aimes, l’aimes-tu ? Tu dis que ce n’est pas si simple, que rien n’est simple, que tu ne peux pas répondre ; tu ne répondras pas ? Jamais ? Tu l’as vue quand la dernière fois ? Tu l’as déjà vue ou tu l’imagines ? Si tu l’imagines, cela peut se retourner contre toi, on peut te le reprocher, tu voudrais, non, tu ne voudrais pas, qu’on te le reprochât ?
Tu as le coeur qui bat dès que tu penses à elle, c’est une appréhension ? Mais comment est-ce possible ? Tu préférerais être une petite fille ? Tu as été une petite fille ? Tu n’as pas su comment te transformer en femme ? Lui as-tu obéi, à cette femme ? L’as-tu contestée lorsqu’elle t’a isolée dans une pièce vide ? Se démultiplie-t-elle en de nombreuses femmes, cette femme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Était-elle une femme ? En est-elle une ? Tu l’a rencontrée quand ? Vous vous êtes parlé ? Toutes tes questions resteront-elles des questions ?

Tu affirmes que ce sont des matières barrées, qu’à partir de ces matières barrées, quelque chose sortira. Si ces matières constituent des matériaux, sont constituées par des matériaux, alors c’est bien différent. Tu trouves les barrières, comme les clôtures spirituelles des jardinets ornés de nains ici et là sur une pelouse trop tondue. Donc ces barrières, ici et là, qu’on les représente d’une façon ou d’une autre – et pourquoi pas la manière cheap -, préfigurent ce qui garantit précisément que tu empruntes ton chemin et pas celui d’une autre. Parlons du barrage (il est davantage question d’un barrage, comme immense barrage hydraulique, ouvrage d’art, réserve d’eau massive au cas où il faille lâcher les vannes) : tout ce qui fait tache sert à opter, tout ce qui fait obstacle sert à opter ; car besoin d’élégance, grand besoin de débarras des saletés.

Alors elle s’occupe des raclures, elle fait son petit ménage, son grand ménage. Elle construit avec les raclures, c’est une femme qui construit, elle ne sait pas construire mais elle le veut.

la petite Anna et le bus

La petite Anna sautait depuis le banc de l’arrêt de bus, d’abord avec l’aide des mains de sa mère et de l’étrangère, puis sans.
Elle se lançait à sauter, et répétait le mouvement : remonter sur le banc, sauter, sauter.
Une fois elle avait dit non. Sa mère évoquait le plaisir qu’elle avait à dire non. Elle a quel âge, demandait l’étrangère ? Deux ans et demi, répondait la mère. Oui, c’est l’âge du non, avait dit l’étrangère. Et puis c’est tout. L’âge du non était resté tel que. Il n’y avait pas eu d’autres non.

Le bus était enfin arrivé. Il avait été long à arriver. Il ne devait pas s’arrêter mais l’étrangère avait insisté pour qu’il marque l’arrêt. Elle avait fait plein de signes désordonnés avec ses mains.
Anna s’installait à côté de l’étrangère sans mot dire, choisissant sa place avec détermination. Le bus empruntait une déviation, à cause d’un événement exceptionnel, et ne s’arrêterait pas tant qu’il n’aurait pas repris sa trajectoire habituelle.

La petite Anna, bien calée au fond de son siège, secouait ses jambes toutes droites, comme si elle mimait quelque chose, puis dit : le bus saute. L’étrangère précisait alors que le sol (Anna regardait le sol du bus), que le sol – mais pas ce sol du bus, le sol du dehors – que ce sol était constitué de pavés, et que c’était pourquoi. Et ajoutait immédiatement à l’usage d’Anna, accompagnant ses paroles de gestes très maladroits : les pavés, ce sont des pierres collées les unes aux autres, comme si pierres étaient mieux que pavés.
Anna disait encore : le bus saute ; il saute. C’était vrai, le bus tressautait longuement, jusqu’au moment où ses pneus retrouvèrent le bitume.
Et en elle-même, l’étrangère se trouvait impuissante à définir le bitume après les pavés. Le lisse après les aspérités qui font sauter.
Et regardait la petite Anna qui la regardait à son tour.

[Charles Degeorge, La jeunesse d’Aristote, marbre, salon de 1875]