à distance [deux versions]

I   Signes écrits

Champ labouré, consciencieusement labouré, dans un sens puis dans l’autre, avec le soc, avec les boeufs entravés deux par deux.
L’autre est toujours loin, et c’est mieux qu’il en soit ainsi.
À distance : l’autre. À distance respectable.

L’autre ne franchit pas le couloir, n’entre pas dans la cuisine,
on ne sent pas son haleine, on ne se frotte pas à son corps, et c’est mieux ainsi.
Et c’est mieux sans ainsi.
L’autre reste à distance. Ne parle pas. On en reçoit des signes écrits.
L’autre n’existe que par signes écrits.
Et c’est mieux.
On reçoit ses signes comme dans une prison. On est dans cette prison, confortable, convenable, à distance. Bien peigné.

La solitude est un pur plaisir ; on parle seul, on a raison, on effeuille les arguments : aucune contradiction, aucun avis venant biaiser la forme pure de la parole pure.

On ne ressemble pas à un couple de boeufs entravés labourant le champ dans un sens puis dans l’autre. Bien peigné.

II   Une moisson de petits signes

faire le deuil des pages, explique-t-elle,
et au milieu, impromptu :

une moisson de petits signes / oui, en lisant vite :
une moisson de petits singes !

faire le deuil des pages, de la forme finie, du début à la fin,
noir sur blanc juré-craché
si je mens je vais en enfer

le deuil des pages : cinq cents au moins, sept cents,
livre lourd,
chapitres se suivent sans se ressembler,
l’ensemble se ressemble comme il s’assemble,
l’ensemble (ici, une suite d’adjectifs laudateurs dans les sommets du laudatif) pèse,

c’est tout ce que fait l’ensemble : il pèse !

journaux
étalés
sur
sa
table
basse,
elle
lit,

tentant de se concentrer,
l’actualité des semaines passées :

une moisson de petits signes satisfaits

                                                                                   

Marcel Duchamp, Prière de toucher, Le Surréalisme en 1947, Catalogue de l’exposition internationale du surréalisme, Maeght Éditeur, Collection Pierre à feu   

Deux chauffeurs, un sujet, 1984.

[2 mars 2004, une heure du matin]

À l’aller. Un sujet attend le bus. Soleil froid. Camionnette 93 au feu rouge. Temps d’attente trop long. Le sujet s’approche de la portière ; la vitre descend ; une question est posée : vous allez à République ?
Le rouquin beur au volant y va. Le sujet se hisse. La route et ses incidents. Le couloir de bus qui peut coûter 93 euros. Puis les présentations. Juste avant de descendre.

Au retour. Le sujet attend le bus. Soleil froid. Le sujet monte dans le bus et reste à côté du chauffeur. Conversation roule, parallèlement aux souples mouvements du levier de vitesse. État policier, Sarkozy, service public, insécurité, propagande, premier tour, en souplesse, couloirs de bus, banquettes, séparateurs, murettes, rouler, ne pas rouler, fusion des lignes, lignes de fuite… Jospin, le deuxième tour, le premier. Parler.
Le chauffeur parle : on dirait qu’ils suivent tous les chapitres de 1984 les uns après les autres.
Le sujet pense, incidemment : grands corps de l’État et abeilles anormales, mourant de mort subite, mortalité anormale des vieux par grandes chaleurs.

Puis descend. Il fait froid, beau, on est sous la droite, toute. Et les chauffeurs réchauffent (les coeurs engourdis).

La Rambour d’été est une variété ancienne de pomme, déjà citée en 1535.

 

 

La violence et le vif.

Ce titre induit un texte qui se construirait comme on construit un petit immeuble de deux ou trois étages. Or je n’ai jamais construit un seul texte non plus qu’un petit immeuble.

Que faire ? Un paragraphe ? Une phrase ? Un étage ?
Où il serait question de la violence et du vif ? Cela n’a aucun sens.
De viande rouge ? Oui. Plus. Je fais les préalables ; je pratique la palabre.

Il n’y a pas de regain de la violence.
La violence est saine.
Le vif précède le mort.
Le mort saisit le vif.

Ils tendent le poing. Ils saignent du nez, de la tête, d’ailleurs.

Il existe des légumes à peine cuits, encore un peu durs sous la dent. La violence n’est jamais où on la croit ; elle est spirituelle, charnelle : abricot en quelque sorte. Le vif fait état d’une couleur. La violence est étale, parfois flasque. Abandonnée.
La raison, les passions, le climat, les êtres ; rester sur place, bailler.

On ne comprend jamais rien sur les trottoirs perdus. Voie sans issue. La violence et le vif à l’estomac, poing dégainé.

Ils étaient allongés, ensemble. Le temps était encore clair. La ligne de leurs corps, incertaine.
Par-delà la dune dont parfois le sable se soulève, le regard embrasse ce qu’il ne sait jamais.
Le vif est la violence. C’est dans le vertical ; c’est à étages, en effet.
Se croise avec la ligne d’horizon, des surgissements de bâtiments au-dessus des corps, malgré eux. Les seules issues sont à l’intérieur.

Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous
et que ne connaissent pas les autres
.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1913.

Sans fin.

                                                                                                                                     figuration du hasard

incertitude sur la bêtise (de soi et du monde)

et donc alors, ils se mirent à parler
ils se mirent à parler, beaucoup trop

quelque chose tombe, sans arrêt

seul, l’être sous le plafonnier (l’être est seul sous le plafonnier)

______ et la littérature a fondu

je prends grande le monde

et puis l’Amérique inexistante, son cinéma

arrêté ce qui a chu, impossible

toute vérité à course folle _______
même pas nue sous le plafonnier froid

Vieille foreuse de langue

Elle me regarde lorsque je prononce le mot accélération, encore plus intensément que lorsque je prononçai le mot âme. Sûrement parce qu’âme est poétique alors qu’accélération non. Silencieusement, elle manifeste  son intransigeance là-bas, depuis son estrade.

J’interroge la poète, puisqu’elle ne peut pas l’interroger : elle ne peut que la violenter, la rembarrer, l’insulter. Je l’ai vue et entendue. On ne sait pas pourquoi mais elle ne supporte pas la poète. Je proposai de faire l’intercesseur. En tant qu’écrivain ou en tant que questionneur ?

La question ne s’est posée qu’une demi-seconde ; je pris le recueil de la poète. En effet, les mots y sont pauvres, mais tant pis, j’y vais. Je commence par un mot qui débute par a. Puis, un peu plus loin, je trouve le mot âme et fabrique une phrase interrogative qui lie les deux. Et sans attendre sa réponse, j’ajoute accélération, qui fait aussi partie des mots qu’elle emploie dans ses pages presque vides.

Voilà comment se passent les choses. Pendant ce temps, deux ou trois autres poètes attendent qu’on s’occupe d’elles. Toutes ces filles ont fait des recueils inutiles, elles écrivent mal. Comme des pieds. C’est ce qui l’a énervée, elle, là-bas, sur son estrade.

Elle dit qu’elle travaille la nuit. À soixante-dix ans passés, elle travaille encore la nuit, sur la langue des autres, elle fore la langue sans répit. Elle n’a que faire de l’âme ; elle travaille pour l’accélération continue du monde capitalistique. Dur, elle travaille dur. Pour le premier mot qui commence par a dans le poème : argent.
                                                                         Willem Bastiaan Tholen, Devant la fenêtre, Ewijkshoeve, 1894

11:48 impermanence des natures mortes

clémentines à feuilles, deux, pommes, deux, tomates, deux
flétrissement conjugué, surprise des pourrissements subits


pain, montre, chapeau, placard, CLAC


[ciel loin sur le château, oiseaux décrivant de vastes courbes inutiles]


banlieue de Londres, lit étroit, dispute, CRI


[bruit de l’horloge de pacotille réfléchi par le vide de meubles, mort jouée]


pages tournées, fauteuil, lampe, dé à coudre


[souffle du vent dans les branches, souffle soupçonné, chaleur d’un ICI]


à la même heure, esthétique des lumières


[limites du voir, de l’entendre, mur des sensations échouées, englouties]

 

disposition des meubles, place du compotier, position des fruits
occupation de l’espace, couleurs, vie, petites choses, GLING

                                       dessin de cahier avec jambages, Bordeaux, 17 décembre 1978