:: paysage désactivé d’eux ::

 

[à eux]

paysage désactivé voir ce que j’en fais
maisons disposées sur les collines
serrées entre elles se chevauchant

oh les beaux nuages presque dessinés
j’ai jeté ce livre de Bonnefoy trouvé
n’en voulais pas trop de Dieu dedans

les branches du figuier les fleurs des iris
faire une photo d’eux se tenant debout
décor voiture rouge foncé portail ouvert

je devrais photographier les branches
du figuier voici ce que je dis en me garant
à les toucher ces branches fières
et leurs feuilles nouvelles si vertes
je tourne le gros bouton des fréquences
difficile d’entendre la radio grésiller

le regard ne fait que voir sans faire
maisons au loin dessinées collines
paysage désactivé par leur absence.

 

Rester, verbe d’état.

 

 28 mars 2020

J’ouvre les volets, brassée d’air frais au visage. Je pars. C’est décidé, le ciel est bleu, je pars. Je prends ma voiture, l’A86, l’A15, je vais dans le Vexin, je vais dans l’herbe. Je vais, je pars, j’use de verbes rouillés depuis deux semaines. Une dépense folle de verbes de mouvement. Une ivresse de la vitesse interdite, cheveux au vent. Je fugue, je me casse, je roule vers le vert. Rien d’autre que le vert. Dans un premier temps. Puis rouler vers la mer dans un second. Luxe des luxes. Quitter la ville vidée. Partir dans la campagne vidée.

Hier soir, elles criaient Bravo les docteurs !, les petites du premier d’en face, massées à l’orifice de la fenêtre, volet descendu, cous tordus vers le haut. Je sifflai entre mes doigts, puissamment, index et majeur des deux mains dans la bouche, langue repliée vers l’arrière. On applaudissait fort, ça criait, on applaudissait encore, on se regardait dans la nuit. Les lumières blanches acides des smartphones dessinaient des intentions, caressaient les ombres des angles. Chacun tentait de dire et de répondre. Verbes de parole. Ce qui émeut, dedans. Et qu’on ne sait pas.

Ce matin je me tire, c’est une fugue diurne. Je pars dans les mots, j’invente les verbes de bord de routes herbes folles, je me penche et cueille tout en roulant des énoncés de paysages, des descriptions de reliefs, d’arbres inconnus. De déchirements intérieurs aussi. Bravo les docteurs ! La police veille. Je n’ai aucune raison valable de partir, de rouler, d’aller. Rester, verbe d’état. Je reste chez moi, l’État me le demande. J’obéis. L’État c’est moi, j’use d’un verbe d’état. C’est cohérent.

Je choisis les mots mais ils manquent, comme d’habitude. Je voudrais ne pas les écrire, n’en écrire aucun et rouler à la place, et m’arrêter pour regarder l’horizon si je le décide. Je serais empêchée d’écrire, obligée de me tirer, de fuir un danger. Je me cache. Je préfère ne pas me cacher. Bravo les docteurs !, ai-je crié avec les petites. Verbes de parole, c’est de la rigolade, ces verbes, du blabla pour toutous à sa mémère. Je veux du verbe d’action, du verbe costaud, du qui déménage : je décide. Je décide de ne pas partir. À la place, j’écris. Comme quand j’étais malade. Mais je ne suis pas malade. C’est un semblant. Je suis l’État. Je reste chez moi.

passer une éponge sur la table des sentiments

 

 

on entend les coups de feu
un sanglier blessé
traverse la route

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des fois Zelensky a une voix
de personnage de dessin animé,
je sais, c’est mal

………………………

elle chante Poulailler poulailler poulailler
dans une video de cheveux
très rythmée

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à défaut d’une idée
sur quoi que ce soit
acheter de l’ail et une salade

                           Espace Topographie de l’Art, exposition Contours du Réel / jour de performance, 2023.

 

 

:¡: transhumances de printemps :!:

 

 

 

Bucarest, 5 juillet 1854.

Chère et excellente tante !

C’est un grand homme, c’est à dire un homme capable et honnête comme je comprends ce mot, un homme qui a voué toute sa vie au service de sa patrie, et pas par l’ambition mais par le devoir.

Votre Léon Tolstoï

(Lettres de Crimée à sa tante, Tatiana Alexandrovna Ergolskaïa, écrites en français.)

 

De la main qui écrit, je perds ce que j’aurais eu en n’écrivant pas : les paroles, ces conversations, ces gens que je ne connais guère mais qui vivent près de moi, des mêmes ressources dont je ne suis pas jaloux qu’ils aient une plus grande part que moi, car c’est bien ma faute : écrire, à ma manière, me met à part, j’abandonne le terrain.

Henri Thomas

Spectacle rafraîchissant de voir le matin l’eau se mettre à courir dans les caniveaux. Tous ces rus rutilants qui font irruption parmi les voitures comme si, soudain, la campagne était là, à fleur de bitume.

Jean Clair

Comment Pascal a-t-il pu écrire, même au brouillon, que « le moi est haïssable » ? Nous connaissons aujourd’hui pire que la haine de soi : la perte complète du moi, la « désolation » (loneliness) dont Hannah Arendt a diagnostiqué les effets ravageurs sur l’homme de masse, en proie à l’idéologie, voué aux abstractions : privé de la faculté d’éprouver une expérience, il ne sait plus que déduire et encore déduire.

François Lurçat

[source commune : NRF, Juin 1984, N° 377]

 

courir seul dans Hollywood

Qu’est-ce qui peut être grandiloquent aujourd’hui, à la veille ou à la purée, d’une troisième guerre mondialisée, parce que maintenant c’est plus mondialisée que mondiale. Dans la purée, on y est. On peut quand même aller au cinéma s’en mettre plein les mirettes de Hollywood, et ressortir en courant dans la rue avec une impression de voler, mais on ne vole pas, enfin si, un peu.

Les vieux couples qui vont au cinéma sont des emmerdeurs au même titre que les vieux couples qui font autre chose. Mais ceux du cinéma parlent, les autres aussi, mais ceux du cinéma, parlent, et gênent en parlant, parce qu’ils parlent fort parce qu’ils entendent mal. Ils parlent, ces vieux couples au cinéma, et en plus ils disent : « Et si on allait acheter du pop-corn ? ». Et là, c’est horrible. On voudrait disparaître. Mais, coup de théâtre, parce que c’est un théâtre, ou un cinéma, on a le choix entre plusieurs salles dont une très haute, alors on monte en se disant que le vieux couple ne pourra pas monter avec ses pieds, on l’entend. Quelque part, on l’entend, ceci : « Je ne pourrai pas monter là-haut ».

Alors nous (on est un mais on fait comme si on était plusieurs), on monte très haut, pour échapper au vieux couple bavard. L’homme commente tout (parfois c’est la femme). L’homme commente tout et il semble très satisfait de lui-même et de ses commentaires. Tout ce qui est dit est parfaitement stupide, et ne sert qu’à justifier la fonction phatique du langage inventée par Jakobson, t’as qu’à regarder ce que c’est sur Google si tu sais pas.

Tu montes (tu, c’est aussi bien nous, le nous de tout à l’heure qui est un) là-haut, au plus haut, et surtout avec personne dans le dos. Les vieux couples dans le dos au cinéma, c’est le pire. Tu fais dans le radical : personne dans le dos, et c’est possible, et là, tu te calmes. Tu as trouvé ta place, au bout d’une longue quête ; tu es passé (ici, le masculin égale le neutre, pour manifester l’être humain et pas le singe par exemple) par l’étage intermédiaire, mais malheureusement à cet étage, le talisman était omniprésent.

Point sur le talisman, qu’on comprenne bien ce qui se passe : ils ont tous le talisman sorti faisant de la lumière. Tu anticipes : tu te dis qu’ils ne vont pas forcément éteindre l’objet, tellement ils ont l’air d’en avoir absolument besoin tout le temps. Or toi, tu veux juste voir le film, sans lumière, sans parole autre que celle qui vient de l’écran et des baffles sur les côtés de la salle. Donc tu montes encore. Parce que c’est possible, parce qu’il y a trois niveaux. C’est un cinéma à trois niveaux.

On a oublié une chose fondatrice qui fut dite au départ dans la salle basse du cinéma : lorsque le vieux couple arriva, la femme dit : « On vient vous tenir compagnie ». Or, on ne veut pas de compagnie. On veut la salle pour soi tout seul. D’ailleurs, on a répondu : « Si vous ne parlez pas ». Malheureusement ça n’a pas suffi. Les vieux couples bavards, il leur en faut plus pour s’arrêter de parler, c’est terrifiant. Le cinéma libèrerait-il la parole des vieux couples ? C’est idiot. Le cinéma libère la parole et le talisman lumineux de la poche. Parfois les deux en même temps. On ne sait pas pourquoi.

Enfin, en sortant, à défaut du grandiloquent introuvable impossible, on a volé un peu en courant, en disant « pardon » aux gens qui marchaient par deux et qui ne savent pas le plaisir que c’est de courir seul dans Hollywood.

Ce crépuscule qui n’est déjà plus.

 

 

 

Les gens ont envie d’être aimés : ça commencerait comme ça.
Ce serait un truc facile, de début de crépuscule entre deux saisons.
Un truc qu’on ne réfléchit pas.
On a oublié le passé, on se demande même s’il a existé.
On écoute du jazz et on baille ; c’est le soir ; l’heure bleue dépassée.
 On ajoute « désormais ». Et le piano et la flûte. Ou un autre instrument à vent. On n’est pas sectaire.

Puis ça ralentit. Forcément. Avant de s’éteindre tout à fait.
Enfin, on n’en est pas là, rien n’est encore éteint.
Mais on ne peut s’empêcher d’anticiper, ça nous perdra.

Charlie Mingus à la fin des années 50. Ce crépuscule qui n’est déjà plus.
On se demande. Non, rien.

On rêve de la transparence absolue. Tout serait juste.
La note juste, celle après laquelle on court, et en attendant, on en fait des fausses.
En attendant, mais on n’attend plus rien.

Mais oui, les gens ont envie d’être aimés, c’est sûr.
Au crépuscule : pour faire joli. Il n’y a pas que le crépuscule dans la vie.
Il y a la vie ; et le crépuscule.

On a mangé de l’andouille et pris plaisir à détacher la peau des tranches.
 On ne va quand même pas manger le boyau qui entoure l’andouille.
 On ne se souvient plus du nom de l’andouille, mais elle se marie bien avec la bière.
On serait presque attendri d’avoir une pensée aussi plate.

Et bientôt, on ne se souvient plus du tout de pourquoi les gens ont envie d’être aimés.
Parce qu’il n’y a pas de pourquoi.

Ils tendent leur petit museau et attendent les croquettes, les gens.

[1er mars 2021]