[(…) mauvais est un beau titre]

 

 

tout est possible d’être dit,
même sans cercles concentriques, même sans hiatus /
les lointains s’époussètent élégamment
comme des costumes sous la nue (lapins, lucioles) /

 

tu aimes faire des phrases / les pincer avec cet instrument spécial, et les placer ici ou là en tirant la langue, oui, comme des timbres, tu comprends vite /

 

une femme, seule dans sa grande maison, n’a ni peur ni froid ;
elle ne décrit rien, n’invente rien, n’a jamais fait de politique ni de jardin, elle n’est pas une femme /

 

tout est possible d’être dit :
ils coupaient les tulipes plantées (rouges) et allaient les vendre, plus une autre sorte de fleurs (roses) ; dans les forêts résident des contes imparfaits pour un loyer modique et de sporadiques meurtres /

 

lorsqu’elle s’exprime, sa mâchoire circule latéralement, soulignant encore davantage la conviction qu’elle souhaite imprimer à son propos /

 

de nombreuses hésitations [ce n’est pas une fin mais (…)]

11 novembre 2014

bégaiement comme forme de dire

 

je me vois toujours marcher

dans toutes les directions
je n’en choisis aucune
mes pas s’étirent par ici et par là

la distance est ma solution
à grands pas je m’éloigne
vers les allées secondaires

je me vois toujours marcher

l’instant pétrifié au carrefour
condense l’ensemble des formes
que pourrait prendre ma trajectoire

il y a comme un redoublement
de la possibilité de l’instant
et des voies à emprunter

je me vois toujours marcher

jusqu’à ma fin je me vois marcher
aux carrefours ne jamais traverser
rester figée statufiée

à grands pas m’éloigner
dans les allées secondaires
et disparaître aux confins de la vue

 

*

Parfois je rêve, à un coin de rue, chez moi à Ferryville, c’est au carrefour de la rue Robin et de la « rue des Arabes » (elle avait un nom officiel que j’ai oublié). La bordure du trottoir est difforme et cassée comme une bouche édentée. Il n’y a pas de revêtement sur le trottoir, c’est de la terre. Ce qui donne avec le soleil d’après-midi filtrant à travers le mûrier et la poussière soulevée par les passants, une drôle de lumière verte et dorée ; je crois que c’est comme ça qu’on a inventé le vermeil. À ce coin de rue il y a le vieux boulanger italien, il est maigre et bossu, et sa femme est fessue, mafflue et toujours de noir habillée car elle a en permanence un deuil qui court. Leur pain est extraordinaire. À côté un marchand de légumes, arabe. Sa boutique est sombre et fraîche, il arrose tous les après-midi le sol de terre battue, puis il attend le client assis sur le seuil, avec souvent un oeillet sur l’oreille. On lui achète un kilo de pommes de terre ou une douzaine de figues de Barbarie. Je reste, souvent, de longues minutes, tiraillé entre toutes ces sensations, de pain chaud, de lumière dorée, et de fraîcheur végétale. J’ai huit ans, dix ans ou quinze ans, mais je sais que je retrouverais plus tard, n’importe, ici l’empreinte de mes pas et la plénitude de cet instant.

[jeudi 7 juin 1979, fragment d’une lettre de mon père,
né à Ferryville (Menzel-Bourguiba), Tunisie, en 1934]

nuit / forme de nuit

 

 

nuit / forme de nuit,

sans complication aucune, qui, à la mesure d’un rythme précédé (celui-là même qui est le bon, et dont la confiture vous apparaît absolument sage), tient sa couleur et sa confusion d’une étoffe légère, admirablement ceinte sur ses épaules,
nuit qui, claire et définie, aussi dessinée qu’une photographie, encore plus acérée qu’une photographie, vous tend ses nuages comme des sexes victorieux, bleu nuit, pris dans les plis relevés (mais aussi roulés) des éclairages occultes

nuit / forme de nuit,

aux dimensions rectilignes, solides, catapultées sans leurs adverbes, pratiquement sans sommation, sous les armes hargneuses des croyances finissantes (y compris en chercher le sens absent ! toujours ! encore ! à jamais !)

nuit / forme de nuit,

si obéissante au portionnement obéré du temps, et, dansant comme une gigue ivre, nuit d’occupation, au finissage équivalent à la restauration après la déception, à l’insistance du refus

[le 21 octobre 2014]

Jules et Formica, fugitivement

 

 


Une vie. Toute une vie. Ainsi errait Jules et ses bagages (et ses sacs, et ses oripeaux, et ses trucs, et ses ce qu’on veut, il ne voulait plus rien).

Ainsi errait Formica, dans le plus simple appareil. Plus rien ne la retenait à la vie. Sauf peut-être sa salade pommes de terre-anchois.

Ainsi errait, dans un devenir projeté désormais impossible, Libellule. Oui, prenons Libellule, elle nous est plus sympathique, plus familière, plus proche. Utilisons les mots de tout le monde plutôt que les références submergeantes des bibliothèques virtuelles. Montrons-nous sous notre vrai jour.

Une vie. Toute une vie.
Prenons Formica et n’en parlons plus. De là d’où elle parle, Formica.

Jules fut oublié, au magasin des accessoires. N’avait plus assez de formes pour maintenir ses vêtements. Minceur étincelante. Maigreur extrême.

Toute une vie sur photo. Des ancêtres. Jules et Formica ensemble dans un ovale noir et blanc.
Un peu de destinée et des mots de tout le monde. Pas d’accès à la lecture ni au livre, pas de mots écrits, rien que de la parole, toute une vie à parler sans lire ni écrire.

(Que devient Libellule dans le dispositif ? Nul ne sait. Pas encore, on saura plus tard. Peut-être.)

                                                                                                                 Paname – Maison Lorin, Chartres, 2019 –

le gardien regarde l’eau

 

 

tête penchée pensif
le gardien regarde l’eau
l’eau coule le long d’une paroi de verre
des hommes en costumes murmurent en singulier colloque
ils consultent leurs montres connectées
dont les écrans se colorent de vert

un écran derrière la paroi
montre des images sous-titrées
d’autres personnes regardent l’eau couler derrière la paroi
on entend une musique assez solennelle
avec des graves lents et des sons mêlés

plus loin à l’arrière on ne sait pas ce qu’il y a
ni si c’est important
il faudrait se déplacer pour voir
or c’est mieux de regarder
ce qu’on voit sans s’approcher

 

en regardant longtemps
une femme de dos sur un écran intrigue par sa nudité
ou bien un vêtement rose imitant la nudité

certains se demandent ce qu’il y a marqué c’est inévitable
et pointent du doigt ce qui les intrigue

ils parlent alors plus fort comme si le fait de s’interroger
les autorisait à monter le ton ou bien
le fait d’être gardiens eux aussi
une gardienne au verbe haut remplace le précédent gardien

elle a un fort accent sud-américain et la gestuelle qui va avec
elle ne regarde rien.

« des années plus tard… »

 

 

*

cette nuit j’ai regardé les étoiles mais malheureusement
– et cet adverbe est déjà de trop –
je ne les connais pas, ne les identifie pas
quand j’aurai un téléscope
le mot n’existera déjà plus

*

bien plus tard,
une voix transformée
et le piano qui la suit
et les accents anglais
le piano un peu faux
un peu bastringue
ses accords plaqués avec lourdeur
la voix encore voilée
par les émotions des années

 

bien plus tard,
après les accords encore plaqués
par deux mains lourdes
des années passées
et le murmure de la voix
mourante sur les accords
à peine appuyés
et ralentissant
jusqu’à leur extinction

*

Les buvards ont disparu.
Ils ont été stockés dans un placard d’une autre ville dans un autre bureau ; ils ont disparu.
Les stocks de buvards et de punaises ont disparu. Les trombones aussi.
Il reste quelques agrafeuses, mais les boîtes d’agrafes se font rares ;
parfois les agrafes rouillent ou se soudent entre elles.
Quelques gommes usées demeurent dans les coins.

*

                                                                                                            Benoît Maire, Deux outils (J), 2013 – détail –