Akuybt en seize fragments

[texte lu avec mélodica le 2 juin 2015 au Delaville Café
à l’invitation de Ivy Writers]

1
J’envisage de prendre des nouvelles d’Akuybt et puis j’oublie. Notre mode est le peu, nous nous voyons, peu, nous nous téléphonons, peu, nous nous envoyons des mails, peu. Nous usons du peu sans aucun but. Nous construisons de la conditionnalité sans mesure.
D’autres fois nous nous rencontrons dans des bruitages exagérés qui nous empêchent de nous parler.
Alors nous nous sourions, de près ou de loin.

2
Aujourd’hui, je poursuis l’idée, je l’appelle, il n’est pas là, je lui laisse un message. Je lui annonce que je suis en train de le transformer en personnage et qu’il fait gris.
Je n’ai pas pensé qu’il pouvait aussi bien s’en rendre compte, sauf s’il est loin, à l’étranger, à Munich, à Stockholm, ou à Glasgow.

3
Hier, j’ai découvert les mails en rafale d’Akuybt, quatre à la file répondant à mon message. Il y était question de whisky, de travail et de création, de Heidegger, d’ Anthony Coleman et de John Zorn, et aussi d’Amy Winehouse. De la pièce qu’il venait de créer, de son plaisir à créer, du symptôme, de Lacan, et de quelques majuscules aléatoirement disposées dans l’espace. Pour une fois pas de Sollers ni de Nietzsche.
Et des questions sans réponses. Et des questions.
Il se disait enchanté de devenir un personnage.
Je lui renvoie aujourd’hui un mail très court dans lequel je le remercie et lui précise que je l’appellerai.

4
Dans l’un des mails d’Akuybt, se trouve une phrase comportant le segment the infinite proximity of the same, qui me plaît : c’est ce qui déclenche irrésistiblement les guerres.

5
Hier soir en rentrant, j’ai découvert un autre mail d’Akuybt, beaucoup plus inquiétant que les précédents, traitant de son angoisse, retour de la vieille angoisse, bad or good, il ne savait plus.
Akuybt se suicide de temps à autre et m’en fait part dans la nuit, il m’appelle et crie de n’être pas entendu,
crie que personne n’est là,
crie que tout le monde s’en fout.
Je lui réponds que je ne m’en fous pas du tout, que je suis là, mais que je dors, que la nuit on dort, qu’on verra demain. Je sais aussi que parfois on ne verra rien du tout demain parce qu’on se pend vraiment, je le sais.

6
Akuybt a renvoyé un mail. Je n’arrive pas à tomber sur autre chose que son répondeur. Il dit qu’il n’a plus envie de dormir, que sa durée d’être éveillé a augmenté dans des proportions importantes.
Il m’explique des choses de sa vie : Freud, l’avenir d’une illusion. Le truc de Freud vis-à-vis de Nietzsche. Lacan, sur Nietzsche, a pris le gai savoir.
Et m’interroge sur mes projets, intrigué.

7
Beaucoup plus tard, après avoir composé un mail pour Akuybt, j’écoute l’Amitié, de Françoise Hardy, sur Youtube. On la voit en noir et blanc, très jeune, très jolie, avec ses cheveux longs. Elle a une voix délicieuse.
A la toute fin de mon mail, j’ai proposé à Akuybt d’aller voir Berlin demain.

8
Hier, à Akuybt, que j’ai fini par joindre au téléphone, d’abord très tôt, puis plus tard, j’ai rectifié un avis exagérément sévère que j’avais eu sur un texte qu’il m’avait adressé. Il avait oublié.
Il a dit : en le retravaillant ? Remplacer travail ?
Il m’a proposé un mot de Sollers : travincer, je lui demande l’orthographe, c’est celle-là. En cherchant dans Google, rien. J’essaye travaincer, Google me propose d’essayer plutôt travailler. Comme si Google savait quelque chose mais ne voulait pas le dire. Les réticences de Google.
Travailler, entraver, entrailles, rincer, vaincre, toutes ces séquences fonctionnent dans l’essorage d’un texte.

9
À Akuybt, je dis celle-là, cette phrase-là, est belle : London tu es folle, c’est là-dessus qu’il faut démarrer, c’est très excitant. Il y a aussi, tirée d’un passage antérieur, ce début, plus académique, plausible aussi : Seul, on est face à l’humanité toute entière.
Il remarque : c’est un peu, non ? Oui mais on n’est pas obligé de reculer devant la platitude, on peut la poser délicatement, l’extraire de sa gangue et la considérer.

10
Akuybt n’a pas fini de se suicider.
Il m’appelle un soir, la voix dangereusement traînante et gluante, comme les vieux speakers de la radio, et me demande comment il pourrait se procurer un gun. Il lui faut un gun, cette fois.
Et combien de bouteilles il peut boire, est-ce que cinq ou six suffisent. Il n’arrive pas à boire assez de bouteilles. Il a l’impression qu’avant il arrivait à en boire plus.
Il hésite entre se pendre dans le bois proche, ou se laisser noyer dans la Marne avec un gros poids au cou. Je ne sais que lui conseiller.

11
J’ai envoyé un SMS à Akuybt, assez bref, factuel, inhabituel. Où je suis, quand je rentre, espérant qu’il va bien, l’embrassant.
Je recevrai quelques jours plus tard un mail en forme de désastre, que je lirai à Alès ou à Vichy, en remontant vers le Nord.
Il subodore dans son état une atteinte de paranoïa aigue.
Plus loin, dans un autre mail, il pense qu’il va aussi mal qu’Amy Winehouse.
Il espère, il préfèrerait devenir fou, il se demande comment l’être, comment ça se décide, comment ça se déclenche.

12
Avec Akuybt, nous avons mis au point un rendez-vous, du matin pour l’après-midi. Nous nous retrouvons devant une librairie qui vend des services de presse ; j’ai recommencé à lire, des nouveautés, de préférence insipides.
Akuybt a rajeuni. Aucune trace de ses excès sur son visage. Il est habillé avec soin, ses cheveux sont coupés court, une pochette rouge dépasse de sa veste brune en velours fatigué, ses chaussures fauves luisent et claquent agréablement à la marche. Les côtes du velours du pantalon sont identiques à celles de la veste mais de couleur différente, bordeaux.
Il se remet de ses descentes répétées aux enfers, me narre son étonnement de ne pas avoir plongé dans un coma éthylique. Nous parlons de logique et de littérature, mais peu, sur ce bout de trottoir où nous avons trouvé place assise, seuls dans l’après-midi abandonné.

13
Nous ne mesurons pas le temps qui passe, mais nous percevons avec acuité qu’il passe. La vie continue, la vie est longue, la litanie de la vie qui se gagne l’ennuie.
Nous nous séparons en nous accompagnant ; nous allons dans la même direction. Nous nous sommes peu vus mais c’est notre mode.

14
Ma brève pensée pour Akuybt se métamorphose en un mail concis. Je m’aperçois que je ne peux pas seulement envoyer une pensée. Quelques mots suivent, nécessairement. La lourdeur de l’expression me choque. J’envoie quand même.
Akuybt répond pratiquement instantanément ; réponse de 8h10 à ma pensée de huit heures.

15
Son coiffeur coiffait Sartre chez lui à Saint Germain. Des fois il y avait Simone aussi. Il ajoute : il a une superbe petite échoppe de coiffeur avec des meubles très anciens, superbes double lavabos en granit rose, meubles en bakélite et siège de barbier qui monte et qui descend.
Il dit aussi qu’il a envie d’une virée à Londres à Savile Row pour s’acheter un costume anglais, un chapeau Homberg et une paire de John Lobb noire. Mais que son prochain concert à Francfort ne lui rapportera pas beaucoup d’argent. Et qu’il écrit un film.

16
Akuybt ne se suicide plus et lit Nord, de Céline, en buvant une mixture rhum/citron/miel/eau chaude.
Dans le même mail, il rapporte la sentence freudienne ce qui manque le plus aux humains c’est du courage et de la vérité.

                                                     extrait issu du chapitre la banalité, lu en introduction à Akuybt

(une formule encore secrète) sans suite

C’est pourquoi il hésite à devenir quelque chose ; un caractère, une profession,
un mode de vie défini, ce sont là des représentations
où perce déjà le squelette
qui sera tout ce qui restera de lui pour finir.
Robert Musil, l’Homme sans qualités

(sans suite)

Si les bénéfices de la découverte des chercheurs argentins sur l’humeur des protagonistes de la //A étaient patents malgré l’échec de l’autre soir, alors peut-être était-il temps de partir en séminaire à la campagne pour à la fois élargir le périmètre de la recherche et prendre le temps de l’approfondir. Et chacun tentait de préparer une intervention pour contribuer à l’efficacité de la session, le danger étant de se laisser aspirer par cette atmosphère transcendentale, de regarder du côté de l’honneur et de la dignité perdus, de se tourner vers le passé et de se lamenter en écoutant de la musique baroque ; ou bien de transformer le moment en dispositif houellebecquien, lupanar triste ayant pour intérêt principal d’éclairer la scène où se déroulerait l’action, avec l’avantage de la crudité du regard sur les faits mais peu de perspectives.

Les risques étaient non pas équivalents mais plutôt équidistants à l’objectif. De cela, A.G. et T.I. conversaient en marchant ensemble vers leurs rues respectives. Chemin faisant, elles remarquaient que personne ne touchait plus personne, que les individus tripotaient leurs doudous numériques compulsivement, et que les étreintes se faisaient rares (encore un peu dans les films, quoique, et c’était un peu pesant à regarder, se disaient-elles).

A.G. n’essaya pas d’en savoir davantage sur les liens entre Tierceline I. et Bertrand M., ce même B.M. qui, généreusement, avait décidé de mettre à la disposition des membres de la //A quelques moyens pour la confection d’un référentiel commun : une petite édition regroupant leurs interventions, qu’ils distribueraient aux invités une fois sur place.
Le caractère touristico-culturel du séminaire prenait forme. On ne pouvait pas ne pas prendre en compte les débordements de frontières (géographiques et symboliques, imaginaires et transversales) non plus que le rapport accéléré au temps (la nouvelle donne de l’urgence). L’intégralité du discours public ne disait que cela. L’intégralité cherchait à aplanir les différences. Et c’était dans ce creuset d’impossibilité, de double négation sans issue, d’absence patente de dehors, qu’il fallait réenvisager la transcendance : faire vivre des tas de trucs ensemble en réinstaurant des niveaux hiérarchiques au plan des valeurs (à cet égard, l’art pouvait constituer un bon laboratoire, puisque les pratiques artistiques tendaient à s’entremêler inextricablement ; enfin, les discussions étaient ouvertes).

À la campagne aussi, les choses étaient bouchées, les villages se mouraient, les pierres s’affaissaient, la terre manquait d’eau et se craquelait. Au pôle Nord, une langue de glace énorme se détachait de la matrice de son iceberg. Les coutures du monde ne tenaient plus. C’était concret. Le plus grand souci des acteurs de la //A était le concret.
Qu’est-ce qu’une chose concrète ? Sortir des écrans et retrouver la vie réelle, plonger dans de l’eau claire, retrouver des sensations oubliées, chantonner de vieilles chansons, les idées étaient d’abord déballées telles quelles dans le petit bocal de B.M. Dans un relatif enthousiasme. Si eux ne l’étaient pas, enthousiastes, qui le serait ? C’était le principe directeur, ça et retrouver la grenouille et la gardienne argentines comme vectrices de la lumière en plus. Ils se regardaient tous les quatre, non pas satisfaits, mais agités par une sorte de rire silencieux.

P.K., toujours un peu en retrait, fabriquait à ce moment-là une forme avec une feuille de papier, qui n’avait l’air ni d’une cocotte ni d’un avion. Les deux femmes, que l’absence momentanée de B.M. appelé par son assistante, avaient distraites, le regardaient curieusement faire.
P.K. possédait une dextérité digitale étonnante eu égard à sa forte corpulence. Entre le danseur et le prestidigitateur. Gracieux et magicien.
– Qu’est-ce que tu fabriques, Philémon ? demanda A.G.
– Tu verras, répondit P.K. Toujours impatiente, hein ! Il y a des structures inconnues, des formes sans nom, des molécules orphelines… Je cherche, il faut chercher !

Depuis leur balade nocturne de retour dans leurs chez-elles respectifs, les deux femmes avaient noué un semblant de lien. Qu’elles éprouvaient dans une forme de plaisir à regarder ensemble la manipulation de P.K. Une envie de chercher avec lui, ou juste de recevoir sa légère ironie, qui contrastait tant avec son apparence d’ursidé. Ils avaient tous envie de chercher. Tous envie de s’étonner.
B.M. était revenu ; ils reprirent leurs travaux.
– L’hybridation c’est aussi l’oscillation, ça oscille entre ça et ça, c’est un mouvement continu, un flux, comme une foule apaisée, dit B.M.
– Quand on s’approche de la chose en soi, on ne la voit pas, émit A.G. Quand on aborde les frontières de ce qu’on cherche à décrire, on a du mal à le faire…
– La fluorescence est visible, c’est un avantage sur toute autre manifestation, avança T.I.
– C’est un marqueur ! reprit P.K.
– Exactement, termina T.I.
– La transcendance doit-elle être visible comme un tatouage ? demanda A.G., faussement naïve, parce qu’alors…
– On ne devait pas revenir à l’hybridation ? demanda B.M.
– On est contenu dans l’hybridation, rectifia P.K. Et parce qu’on y est contenu, on a des contraintes, ce qui est à la fois plus commode et plus confortable, continua-t-il en jouant avec un surligneur.

(…)
sans certitude sur la suite,
voire sans suite

(une formule encore secrète) 10

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Le ratage de leur dernière réunion avait imprimé un sentiment ambigu aux membres de la //A : à la fois une insatisfaction mais aussi un intérêt pour quelque chose qui rompait avec l’ordinaire. Peut-être lié à l’étonnement. Peut-être que la contamination d’étonnements successifs pouvait être tirée de cette rencontre inopinée avec la gardienne argentine. Oui mais comment l’attraper, ce virus, et le maintenir vivant dans les corps ? Oh ! Ah ! L’idée d’un étonnement puisé à même l’enfance, dans les yeux de l’enfance, supposait ces yeux non rivés sur des écrans. Mais y avait-il encore enfance dans les conditions des écrans captivants ? Étonnement versus hypnotisme ?

On sait, scientifiquement, que l’enfance est le lieu privilégié de l’étonnement. Mais les enfants étaient aujourd’hui menacés de rapt affectif par les écrans. Les adultes en charge d’eux ne savaient plus comment faire pour qu’ils diminuent leur consommation de vie virtuelle, aussi addictive que le shit, et dont ils ne se cachaient pas. La fonction d’exemplarité n’étant plus du tout assumée, comment dire de ne pas faire alors qu’on faisait soi-même ? La toxicomanie aux écrans venait d’être reconnue, et les spécialistes s’engouffraient aussitôt dans la brèche ouverte. Les inventeurs d’applications aussi. L’économie s’emparait goulûment de ce segment tout neuf, encore inexploité. Des gisements de profits en perspective.

Hormis Tierceline I., ils avaient tous eu des enfants, adolescents ou jeunes adultes aujourd’hui, dont ils ne se souvenaient pas de la traversée de l’enfance. Bien trop occupés à faire avancer leur carrière. Des enfants sans enfance en quelque sorte. C’est maintenant qu’ils leur seraient utiles en tant qu’enfants, pour voir comment ça marche, l’étonnement. Sauf que l’enfance de leurs enfants se situait à un moment qui n’avait rien à voir avec aujourd’hui. À une ou deux décennies près, tout avait changé. Et donc ça ne servirait à rien de se souvenir.

Il semblait que les découvertes scientifiques qui provoquent l’étonnement étaient encore valides. Pas n’importe quelle découverte. Il y fallait un niveau et une qualité de sensation définis, de celle dont on dit avec gourmandise : cette découverte pourrait avoir des applications dans la science et les technologies…L’espace, bien sûr. Regarder vers le haut, dans l’immensité du haut. L’immensité tout court, comme l’infiniment grand ou petit, mais plutôt grand. Tous les infiniment. Est-ce que la grenouille fluorescente valait la conquête spatiale en termes d’étonnement ? Ou l’équivalent d’un infiniment ?

La grenouille vulgaire présentait énormément d’avantages qu’ils s’étaient appliqués à lister dès le début de leurs échanges. Liste non exhaustive :
– animal familier dans la vie réelle et littéraire (George Sand),
– animal féminin, doté d’un coefficient de frivolité à cause de sa capacité sauteuse,
citoyenne (reine) des étangs, objet de plusieurs apologues chez Jean de La Fontaine,
– prédictrice du degré d’humidité dans l’air à l’aide d’une petite échelle dans un bocal, symbole de la météorologie,
– cliché officiel des français, qui en mangent les cuisses, aux yeux horrifiés des anglais (frogs),
– coasseuse parlant français dans les marais, ancêtre de l’homme :
Tous les hommes, toute l’humanité, ne forme qu’un corps, animé par un même esprit qui se confond avec la parole, Jean-Pierre Brisset.

Globalement, la grenouille en elle-même était déjà porteuse d’un réveil futur : non plus seulement se prémunir contre l’orgueil mais réveiller les consciences et oser l’orgueil, sans quoi pas de transcendance. La gardienne argentine du temple franc-maçon en avait quelque intuition et l’avait bien énoncé : il y aurait des solutions si la grenouille émettait plus de lumière.

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Le lieu de la rencontre suivante était plus fermé que le précédent : du bois sombre recouvrait de grands pans de murs, et la lumière, artificielle, éclairait les angles supérieurs du plafond en ogives entrecroisées plutôt que les visages des membres de la //A. Malgré leur désir d’innocence et d’anonymat, un semblant de decorum leur avait paru nécessaire, et Tierceline I. s’était subitement souvenue qu’elle connaissait un franc-maçon qui pourrait leur prêter une pièce du temple non revêtue de solennité, peu chargée en symboles, durant quelques heures.

La correspondance entre les gens et les lieux trouvait ici une réponse adéquate, alors qu’elle balbutiait si souvent, les lieux existants n’ayant plus grand-chose à faire des gens existants. C’était d’ailleurs, selon Anaëlle G., l’une des raisons de la rage de destruction des vieilles pierres par des révolutionnaires auto-proclamés, qui pourtant en étaient à peu près au même stade d’obsolescence que les pierres qu’ils visaient. Il y avait non seulement plus d’adéquation entre les fonctions des vieux bâtiments et les usages contemporains, mais aussi une violence faite à l’esprit, à jamais incapable de prendre le temps d’entrer dans les méandres de l’Histoire, incommensurablement lents.

Leurs échanges prenaient une allure totalement échevelée. Philémon K. cita le blob, défini comme génie unicellulaire n’appartenant à aucun des règnes en particulier, ni plante, ni animal ni champignon : une unique cellule géante capable de se déplacer défiant toutes les lois de la biologie, Physarum polycephalum.
– Fusion alors, plutôt qu’hybridation ? avança T.I.
– Et si on revenait à la lumière de la grenouille ? proposa A.G.

La surprise du blob suscitait tellement d’étonnement qu’on considéra ce soir-là qu’il était en excès, qu’il fallait aussi assigner des limites à l’étonnement. On ne pouvait pas passer la soirée à discuter des genres, du blob et des lieux chargés d’histoire explosés par des rebelles. En même temps on convenait qu’il était utile de constater comment apprivoiser les différences de points de vue. Et qu’il était heureux qu’il y en eût. Le blob fut décrété à l’unanimité degré zéro de la transcendance. Il ne pouvait pas convenir à la démonstration.
Et la discussion reprit sur l’hybridation. Plus ou moins.

– À force de cadrer la vie avec des équipements de cadre de vie, de vouloir que tous les gens vivent ensemble et se mélangent, de mailler le tissu social avec des équipements de rencontres obligées, telles des haltes-garderies pour adultes, le tropisme rassembleur finit par créer de la haine, dit Anaëlle G., qui tenait à placer une de ses pensées sur la contrainte sociale comme forme d’hybridation, ce qui parut assez spécieux aux yeux de Tierceline I., laquelle marquait sa désapprobation par un soupir, tournant son regard vers les deux hommes en quête éventuelle de leur approbation.
– C’est ta misanthropie galopante qui parle, ajouta Bertrand M.
– Ça ne fait pas avancer le débat, remarqua Philémon K. tout en triturant une statuette en résine vert bronze, copie d’un buste antique de Bourdelle opportunément apparue sur la table.
P.K. avait le chic pour faire apparaître des objets qui n’étaient pas présents auparavant, et les manipuler.
– On ne peut pas mélanger tous les messages, tempéra Bertrand M.
– Je ne sais pas ce qu’on peut, c’est le problème, lâcha A.G. un peu contrariée.
– Je crains, Anaëlle, que vous ne soyiez hybridée vous-même, badina P.K.

Mouflon, Emeric Chantier, 2017 ©A2Z Art Gallery [musée de l’Homme]
La discussion patinait, le semblant de decorum ne changeait rien au patinage conversationnel, au contraire, aurait-on observé. Ce n’était ni le jour ni l’heure. Ils allaient se séparer, très peu satisfaits d’eux-mêmes, voire pire : ils commençaient, chacun par-devers eux, à se demander s’ils ne s’étaient pas fourvoyés. C’était si fréquent, pourtant, de s’irriter les uns les autres avec les meilleures intentions du monde.
Ils se séparèrent, mais pas tout de suite en réalité. Lorsqu’ils voulurent sortir de l’hôtel particulier, il n’était pas très tard. Leur réunion ayant tourné court, ils croisèrent la gardienne, qui, surprise de voir du monde et n’ayant pas été prévenue, les interpella après les avoir salués. Le bonsoir d’usage était suivi d’une forme d’interrogation sur ce qu’ils faisaient là :

– À proprement parler, rien, répondit Bertrand M.
– On était venus pour discuter de quelque chose. Monsieur T., que je connais bien, m’avait prêté les clés, ajouta Tierceline I. pour rassurer la gardienne.
– Et la discussion a tourné court, précisa Anaëlle G.
– Ah oui, je vois qui est Monsieur T. Et de quoi deviez-vous discuter ? demanda la gardienne, intéressée.
– De la transcendance, mais ce soir, plus précisément, de l’hybridation…répondit encore A.G.
– Et d’une grenouille fluorescente, continua de badiner Philémon K. Observée en captivité en Argentine, elle a émis une lueur bleu-vert incroyablement intense lorsqu’on a braqué sur elle une lumière ultraviolette, crut-il bon de résumer.
– Je suis fière de cette grenouille, alors ! s’exclama la gardienne tout à trac.
………, se turent les trois, cumulant leur points de suspension dans une stupéfaction commune.
– Parce que je suis argentine, et que si elle projetait une supra-lumière, il y aurait des solutions, avança la gardienne.
– Vous êtes ici depuis longtemps ? demanda A.G.
– Non, depuis quelques années seulement. Je suis venue pour mes études, et puis j’ai trouvé une loge de gardienne dans une loge de francs-maçons. C’est un habitat qui me convient. Le quartier est calme et beau. Je fais pousser des fleurs dans le patio. Je tiens propres les communs.
– Et vos études ? s’enquit T.I. par souci de cohérence.
Pas assez d’action, coupa la gardienne. Le cul sur une chaise et c’est tout. Noyade dans les mots. Coupage de cheveux au carré.

La logique implacable de la gardienne laissa coi le petit groupe. Ils la saluèrent et la quittèrent en lui souhaitant une bonne soirée, assez impressionnés par l’assurance de l’exilée.

(une formule encore secrète) 8

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L’ouverture de la prochaine rencontre devait se faire sous le thème de l’hybridation, que le quatuor avait décidé d’inclure dans ses travaux. Il y avait les hommes et les femmes, les revendications de dissolution des frontières des genres, l’invention du neutre, et plus concrètement les modifications de corps et de sexe, sous le régime de la réparation de supposées erreurs de la nature. L’espèce se diversifiait tout en s’homogénéisant, créant à cette occasion de nombreux néologismes et acronymes. D’un bord, l’individu revendiquait sa propre modification pour se ressembler : il imaginait un être auquel il donnerait vie en toute liberté, indépendamment des désignations de genre ; d’un autre bord, il manifestait un désir de conformité issu précisément des modèles en circulation des genres établis : appartenir à ce groupe-ci plutôt qu’à ce groupe-là.

La vie essayiste dans la deuxième moitié du XXe siècle avait peu à peu dégagé les individus de tout parti-pris, de tout engagement, de toute obédience, de toute nécessité du choix. Les cobayes plus ou moins volontairement enrôlés de cette période, livrés à un hyperchoix sexuel, s’étaient faits les messagers de la secrète idéologie régnante à propos de la dispersion de l’amour et de l’indistinction sexuée, non sans angoisse pour la reproduction de l’espèce, qui ne se manifestait alors qu’en ses marges. Plus tard, des espèces animales commenceraient de disparaître, par dizaines, actant ainsi le début de la disparition de l’espèce humaine. Dont on ne saurait jamais démêler les causes, évidemment multifactorielles.

De plus en plus de gens parlaient et gesticulaient tout seuls, parce que c’était pour eux la meilleure manière de dire leur corps, de dire qu’ils étaient dans l’espace, eux, leur corps et eux. Qu’ils étaient là, hic et nunc, et qu’ils le faisaient savoir. Désespérément. Solitairement. L’art, et en particulier la performance corporelle, rendait parfois compte de cette nouvelle triangulation : le corps était parlé par le sujet comme s’il était extérieur à lui. La faculté séparatrice du langage venait définir, entre le corps et l’esprit, un troisième terme inscrit dans la langue : le corps en tant qu’entité indépendante de celui qui l’incarnait. Le public assistait alors à une objectivation de l’humain se démultipliant. Médusé, il ne mouftait plus. Le but ? Le distraire de la parole, installer le silence, montrer la pulsion à l’état pur, cet impossible de l’exposition.

Hormis Philémon K., en retrait, ces questions passionnaient les trois autres : quelle était la représentation de la transcendance dans ces conditions de croyance du gommage des frontières entre les sexes et tout à la fois de l’exigence égalitaire des genres installés ? P.K. considérait que c’était minoritaire, et qu’il n’y avait pas lieu d’examiner des postulats aussi sociologiques et cantonnés aux zones géographiques urbaines du monde occidental. Il ne sentait pas du tout à l’aise et préférait rester dans des approches expérimentales plus scientifiques. La vieille opposition science dure / science molle.
En ce sens, c’était cadeau qu’une grenouille banale offrît à la fois de l’exotisme sud-américain, des molécules rares, du latin, un pourcentage et une comparaison de luminescence avantageuse avec la lune, pleine. Désir de poésie pas mort.

Ce n’est probablement pas sans raison que dans les époques
dont l’esprit ressemble à un champ de foire, le rôle d’antithèse soit dévolu à des poètes
qui n’ont rien à voir avec leur époque. Ils ne se salissent pas avec les pensées de leur temps (…)
Robert Musil, l’Homme sans qualités

(une formule encore secrète) 7

Mais quand l’esprit demeure tout seul, substantif nu,
glabre comme un fantôme à qui l’on aimerait prêter un suaire, qu’en est-il donc ? (…)
Qu’allons-nous faire de tout cet esprit ?

Robert Musil, l’Homme sans qualités

(7)

Le réarmement de la transcendance était donc actionné, via la totémisation de la grenouille fluorescente. Le regard que les membres de la //A (la parallèle de l’action) projetaient sur l’ouvrage à venir était à la fois froid et empreint de volonté.
Ils décidèrent de s’attaquer à l’angle mort de la transcendance, ces vieilles branches pourries que sont les religions. Vaste programme, surtout qu’ils n’avaient nulle compétence à le faire, mais ils étaient décidés.
Il leur faudrait faire preuve de tact avec les instances publiques. Une manière de se mouvoir sans heurts, souplement, de dire sans dire, de réduire systématiquement la portée de leurs écrits, de les mettre en scène, de les accompagner en les explicitant ensuite.

Ils se séparèrent assez contents et se promirent de se retrouver tout prochainement au même endroit ou en un endroit aussi fiable, innocent, anonyme. Mais toujours in real life. Ni visioconférence ni mails, ou a minima. À la fois pour des raisons de sécurité évidentes, une fuite vers les média est si vite arrivée, mais aussi pour tester le concept grandeur nature. La transcendance valait bien ça, un peu de temps ensemble, leurs corps ensemble. Ne rien laisser au hasard dans l’élaboration de leur projet, y compris dans les modalités des rencontres. Ils se demandèrent s’il y avait nécessité de s’adjoindre un serrurier, un spécialiste de la cryptographie, et concluèrent qu’à ce stade, non, pas tout de suite.

L’animal était-il sa réalité ou sa projection ? Anaëlle G., rentrée chez elle, se posait encore la question. De banale qu’elle était, cette grenouille arboricole jaune à taches rouges (rappel : Hypsiboas punctatus) semblait avoir recours à des molécules fluorescentes inconnues (des hyloin-L1, des hyloin-L2 et des hyloin-G1) activables sous une lumière ultraviolette, pour produire une lumière bleue-verte. Un phénomène qui disparaissait dans l’obscurité totale.
Voilà comment on pouvait résumer la découverte des chercheurs argentins. Sans oublier l’intensité réellement surprenante de l’émission lumineuse, l’équivalent de quelque 18 % de la lumière émise par la pleine lune. Argument de poids étant donné la charge hautement imaginaire de l’astre des nuits universellement célébré.

A.G. repensait à l’idée de P.K. : l’homothétie entre la fluorescence et la transcendance…qui voudrait que le réamorçage d’une lumière transcendentale chez les hommes et les femmes du monde riche serait possible, que leur assujetissement au branchement quotidien d’appareils à produire du rien domestique ne constituerait pas un frein irrémédiable ? Qu’il y aurait un dépassement possible de la viduité ? En fait, toute la question venait de là : est-ce que le rapetissement effrayant induit par la captivité des écrans eux-mêmes captifs d’une prise de courant, était réversible ? Et qu’était-ce que le courant au juste ? Est-ce que le courant qui produit de la lumière pouvait produire de la transcendance, contre les religions qui ressemblaient aux écrans ? Aux écrans qui imitaient les religions ?
Voulait-il dire cela, Philémon K., lorsque, avec un brin de fatalisme, il avait cité Nietzsche : L’adoucissement de nos moeurs vient de notre affaiblissement
?

C’était l’enjeu du malaise contemporain, pensa A.G. en se brossant les dents avant de se coucher : on ne savait plus où était le point d’arrêt des paroles, comment commencer une action, que devenait l’Idée… L’irréalité rebondissait sans cesse, repoussait les limites de son incrédibilité ; toujours plus. Et, au bord du désastre annoncé, beaucoup de tranquillité, beaucoup d’inconscience, beaucoup de joie.