d’un béton interrompu

ils se sont éloignés leurs sacs au bout des mains
dans la poussière soulevée par une berline passant à vive allure

ils attendaient comme nous attendions dans le vent
sur le chemin au poteau oscillant nous attendions et regardions

ils ont eu l’autorisation de monter dans le pousse-pousse
le chauffeur est descendu ils ont fait des selfies ils riaient

personne n’attendait plus rien ils riaient dans la poussière
le chauffeur se reposait légèrement étonné les regardait

leurs sacs emplis d’achats sur la plus belle avenue du monde
ils faisaient des selfies en prenant des poses au volant

il n’avait pas plu depuis des jours et le chemin poussiéreux
imitait leur désert ils étaient des enfants le père la mère la fille

du bout du monde ils venaient sur la plus belle avenue du monde
acheter des objets et faire des selfies dans un pousse-pousse

petite maison de cinéma

c’était le cinéma,
canapé Chesterfield cuir vert bouteille antichambre boudoir tendu de soie jaune,
c’était le cinéma comme le cinéma, mais un autre,
ce n’était plus le même cinéma
obscurément la réalité l’avait remplacé
la réalité avait déjà remplacé le cinéma :
c’est une question de point de vue
mais le cinéma restait à ce moment-là dépositaire de lui-même :
cinéma en tant que cinéma, et puis plus jamais

sans que la frontière ait été énoncée,
à un moment : plus de cinéma, ou un autre cinéma, ou on ne sait pas
et à ce moment-là, on peut dire : c’était le cinéma,
confortablement étonné dans le canapé Chesterfield cuir vert bouteille de l’antichambre boudoir tendu de soie jaune

                                                                                         Gordon Matta-Clark, Day’s End, Pier 52, 1975 (détail)

(la page est blanche, éclipse de page)

posés au pinceau — — — — en montagnes légères

au bord leurs brumes superposées

noircissant leurs contours ———— appuyés au doigt

la flèche des urgences pointe les idiomes cachés

au creux des paysages se dérobe la grammaire

de l’infini défaisant les épatantes visées

— — — — en accéléré

surgirait la perte infinie de ce qu’il reste encore à dire

(comment) j’ai oublié d’écrire

j’ai eu de nombreuses idées : je les ai oubliées
je conduisais, pas très vite : mes idées s’enfuyaient par la vitre ouverte
mon être ne s’est pas réveillé suffisamment tôt : ses idées ont stagné
la vérité : je n’ai pas assez étudié, et elle, je l’ai trop négligée
il y eut des manques, mais aussi des excès : aucune règle n’est absolue
je manquais d’adjectifs : ma pauvreté se voyait trop
le livre est resté au fond du panier : je ne pouvais plus le lire
au lieu de lire, je scrutais l’horizon : la mer avançait
lorsque la mer est arrivée c’était : presque un train

les émissions boursières ont cessé vers les années ** : les indices se sont surpassés
les permissions de tuer devenues plus accessibles : plus besoin d’agrément
les organes de la sécurité intérieure dispensent des conseils corrects : s’y tenir
malgré l’urgence de la situation, la stagnation reste intéressante : dixit Oblomov
une certaine linéarité a été conservée : les idées dépendent-elles de la morale ?
et les courbes brisées ? : c’est structurel, dès lors qu’un point est atteint

les idées se sont évanouies : en faisant pfuit, ce genre de son

les indices ont baissé : la croyance a alors crû

ce sont vos idées, elles ne sont pas articulées : les religions et les récits sont là pour ça

marbre le lisse

il n’y a pas de sortes de choses
oiseaux, voix, piano
marbre le lisse
heure de rien

au matin sans petit matin
après les rêves
la tête de cette enfant noire prise dans des électrodes
ses parents blancs titubant d’alcool et de drogues

marbre le lisse
s’ajouteront des noms gravés
tu veux jouer du piano ? oui
le jour a fini, le jour s’est levé

                                        André Derain, Jeune femme pelant une pomme, 1938-1939

et descendues comme gammes
les noires et les blanches
fontaine actionnée
démarrage des mécaniques

cloches encore
sons d’airain
glisseront leurs verbigérations
marbre le lisse

intitulé huître, palimpseste

il suffit d’enlever le son et
voir les rides d’une femme
le visage nu d’une femme
ses doigts triturant un bout
de quelque chose
ses mains frottant son visage
le défroissant
il suffit d’enlever le son et
voir le regard d’un homme
derrière ses lunettes
le visage nu d’un homme
soudainement éclairé

la finitude fait qu’on devient flemmard
la finitude me rend flemmarde
et je repense à quand j’étais enfant
qu’il m’était insupportable de traverser
le renoncement