son menton tressautait sous les coups de sa langue à l’intérieur,
de petits coups de boutoir mécaniques de sa langue tandis qu’il me parlait
ses yeux derrière les verres, sans aucun éclat, ses yeux accompagnant
une immense tristesse dépassée, tandis qu’il me parlait de la drh
qui lui avait proposé une rupture conventionnelle
à l’intérieur de sa bouche, la langue venait ponctuer les phrases,
nerveusement elle faisait tressauter la partie inférieure
de la bouche dès qu’un mot était fini de prononcer
c’était sa résistance, pousser la partie inférieure de sa bouche avec sa langue cachée,
la pousser pour ponctuer les mots, pour signifier qu’une partie de son corps
n’était pas d’accord avec cette rupture conventionnelle
il en était sûr ils ne pouvaient rien contre lui avec sa langue qui poussait
à nouveau avec de petits coups qui bosselaient sa bouche sous la lèvre inférieure
comme une musique répétée un truc qui lui appartenait
qu’on ne pouvait pas lui enlever comme s’il tapait du pied avec sa bouche
il me remerciait sans cesse pour le saucisson que je lui avais proposé
de partager, il en coupait de grosses tranches qu’il engouffrait
dans sa bouche, jusqu’à la dernière qu’il prit pour la route
avant de me saluer
il disait qu’il buvait parce que l’après-midi avait été trop dure, qu’il lui fallait boire,
à cinquante-quatre ans de toutes façons qu’est-ce qu’il trouverait après
non, il fallait qu’il reste, ils ne pourraient rien
et ses yeux si moches, si tristes, si morts ne semblaient impliqués
que dans leur gymnastique synchronisée avec les petits coups de sa langue
dans le vestibule de sa bouche, dernière poche de résistance logée
dans la muqueuse protectrice la tapissant et qu’il titillait désespérément
Catégorie : textes
[les textes sont des textes, de toutes sortes, de toutes tailles, et comprennent également ce qu’ailleurs on nomme poèmes]
obstination relègue la mort plus loin
tentative de chercher quand rien n’est à chercher :
l’action ne sert que l’action, avec les paroles,
quand les paroles bruitent l’action, corps en branle
corps plié, corps debout, corps-singetentative de trouver, chercher encore : corps, mots, gestes
l’action n’est que la traduction du désir éperdu de perdurer
quand même chercher ne sert plus à rien
rien ne se trouvera mais rien se trouveralire singe partout, yeux rapetissés, leurs rides autour
corps souffrant cris, chercher encore à cris
l’action ne sert que l’action,
puis : assis, corps soufflant, à la raison se rendrerien se trouvera toujours si rien ne se trouve
chercher encore, tentative de trouver

voyage en ma bibliothèque [digression à propos de Cingria]
Cingria : c’est le point de départ / il en faut un
Cingria chez Alferi au réveil, dans Brefs discours (P.O.L, 2016)
[ici, digression non dévoilée, restera à l’état latent]
Cingria : article du tome 5 de l’Encyclopedia Universalis
que je me félicite de n’avoir pas jetée lors de mon dernier déménagement
émotion : signature ÉTIEMBLE (sans accent sur le E)
grâce à Jean Paulhan, direction NRF
il laissa Cingria écrire dans la rubrique L’air du mois
trois NRF dans ma bibliothèque : 1er mars 1958
[autre digression, négligée, ayant trait à ma naissance un an avant]
je reprends les numéros : février 1975, 1er juin 1984
émotion dans le 1958 : Une curieuse solitude de Sollers
+ Robert Musil par Blanchot
numéro acheté en 1990, que je parcours, Musil annoté, bien sûr
je choisis deux oeufs que je vais faire cuire coque [est-ce une digression ? se le demander est déjà une coquetterie, petite soeur énervée de l’oeuf coque]
un amour quasi névrotique de sa liberté, observe Étiemble
on ne se quitte plus (Cingria et son vélo de course)
Charles-Albert Cingria, C.F. Ramuz, Starobinski, vient de mourir,
a fait beaucoup pour eux deux – la bande des genevois (grand G ?) –
Cingria : dix-sept tomes d’Oeuvres complètes, c’est beaucoup
Charles-Albert Cingria, écrivain suisse, digressif, déambulatoire,
a écrit dans cette fantaxe plusieurs milliers de pages que personne ne lit.
(Pierre Alferi, déjà cité, j’ai oublié l’abréviation latine pour le dire,
je la retrouve immédiatement pourvu que je clique : op. cit.)
satisfaction que Cingria ait existé, satisfaction de l’existence
du sous-chapitre intitulé La fantaxe, avec godille et anacoluthe
[ici, digression auditive sur le vent qui secoue les volets]
et encore, toujours à propos de Cingria, op. cit. :
Il se perd, il digresse à vélo ou à pied, fait ce qu’il dit.
(…) À sa façon, Cingria fait déjà du land-art poétique.
les livres sont rerangés, le voyage, bref, s’achève, j’ai faim.
[puis je me demande si je crée un nouvelle catégorie ici, que je nommerais digressions]
paysage plié
devant un paysage numérique, lequel se plie parfois, écrivant,
une moto part, je la dirige depuis le trackpad
j’interviens comme je veux sur ce paysage
j’en explique les rouages à une femme : je lui écris une lettre
et ensuite tout ce qui sera écrit concernera les événements de ce monde plié
cette femme a un prénom introuvable et complexe, on peut l’appeler Fanny
paysage plié bateaux rivière prairies, autres monuments peu identifiables
j’écris à Fanny, le paysage a d’abord des couleurs vives
en ce moment, des nuances infinies de gris le nappent
rivières lentes et tortueuses comme une longue phrase boueuse
de ces phrases que je n’écris jamais
le retour des couleurs vives dans le paysage est indépendant du climat,
même cela reste difficile à décrire à Fanny :
la chose se situe dans la dépliure au loin des espaces virtuels
ici et là-bas, lorsque mon doigt bouge, se produisent des –
envers les diminutions de la présence, ne pas lutter
qui le dit ? Fanny ne se servira pas de ces informations
la lettre ne serait jamais arrivée…
à la certitude interrogée, l’idéal déficient répond,
posé telle une truelle sur un bâti absent
bruit de la moto déclinant

Rien de plus étrange que la manière dont une époque se regarde. Le nez sur elle-même, et sans le recul
ni la dépliure des perspectives, elle se croit toujours déshéritée, vide, confuse, néfaste.
(Cocteau, Foyer artistes, 1947, p. 126)
CNRTL, voir entrée dépliage, dépliement (dépliure n’existe pas en entrée directe)
chaque jour son etwas (faire etwas maintenant)
Après mon crime, j’ai disparu. Complètement. Je ne me suis pas exilé, j’ai disparu dans mon propre pays. Il aurait fallu que j’affirme un point de vue, ça m’était insupportable. On m’a poussé à le faire. On peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui sans même le torturer. Je n’ai pas été torturé, je n’ai pas souffert. Je ne suis pas faible. Le monde de la connection permanente m’est insupportable. Personne ne peut savoir ce qu’il y a réellement dans ma tête. Je peux parler pendant des heures pour ne rien dire. Physiquement, on peut me voir, mais j’ai disparu.
des zones de retrait avec contiguïté des éléments furent décidées
leur mise en place ne posa aucun problème
les tracés des passerelles ayant été étudiés (minutieusement)
les obstacles levés, en particulier naturels,
peu évitables à moins de les ordonner,
l’etwas advint et circula sans contraintes
Ma disparition ne m’a pas ôté l’ennui, mais il est le mien. Je regarde longuement un paysage aux couleurs de fumée duquel surgissent des monts peints. J’ai fui au sein du monde banal. Il n’y a pas d’ailleurs. L’ensemble des commodités existe pour que j’en use. J’ai réduit les images au strict minimum. Je continue à parler pour ne rien dire, dans le vide de conférences confuses. Mon visage est devenu plat. Je ne sais pas si j’ai encore une conscience. Je trouve parfois un objet que j’arrive à nommer. Mais le plus souvent, les noms ont disparu, comme j’ai disparu.
c’est maintenant que faire etwas se signale,
maintenant, dans l’insularité d’une position externe,
protégée par des roseaux (qui jamais ne rompent)
chaque jour son etwas ! était-il entendu
et des échos résonnant dans les monts : was ! was ! was !
le parfait découpage d’images mortes et riantes
quand le choix s’impose
quelqu’un a noté la phrase qu’il venait de dire,
accoudé à une table de bar haute, un mange debout
elle était émerveillée que toutes affaires cessantes il notât la phrase
oui, dit-il, parce que sinon elle se perd
un type entre deux âges, maigre et sec, impossible de savoir ce qu’il faisait
sinon noter sa phrase,
n’était là que pour la noter sinon elle se perdait
elle était émerveillée de cela
était-elle autour du mange debout ? rien de moins sûr
elle était un peu éloignée, un peu plus dans la salle
une salle de bar d’avant, cependant déserte ou presque déserte
Marguerite Duras n’existait plus mais son parfum flottait dans le bar
qui n’était qu’une salle déserte, dont même les tables avaient été ôtées
peut-être ne restait-il que cette table haute ronde
à laquelle le nom de mange debout fut accolé bien plus tard
lorsque les salariés devaient manger debout pour faire plus vite
et accroître dans des proportions non négligeables leur productivité
l’esprit de M.D. ? ce n’était pas non plus exact :
dans cette salle de bar, le mange debout et l’homme qui prenait sa phrase en note
plus cette femme un peu en retrait…
mais aucun comptoir de bar en vue, aucun
peut-être était-ce une salle préparée en vue de danser ?
les deux personnages en embuscade, avant de danser ?
non, on ne voyait pas l’homme se préparer à danser :
entre deux âges, sérieux, affairé à noter sa phrase,
assez sympathique cependant, répondant volontiers à la femme
qui ne posait pas spécialement de question, il faut le noter
la femme se tenait un peu en retrait et l’homme répondait
à ce qui n’était pas une question
oui, dit-il, parce que sinon elle se perd
la femme était émerveillée du calme avec lequel il notait
et surtout qu’il notait spécifiquement cette phrase-ci et pas une autre
dans cette réponse il y avait une puissance particulière
du choix qui s’impose malgré la lourdeur de la narration
qui le rapporte ensuite,
une échappée gracieuse du saisissement immédiat
qui rendait subitement les imparfaits acceptables :
enfin des imparfaits courts, abandonnés, insaisissables