je me vois toujours marcher
dans toutes les directions
je n’en choisis aucune
mes pas s’étirent par ici et par là
la distance est ma solution
à grands pas je m’éloigne
vers les allées secondaires
je me vois toujours marcher
l’instant pétrifié au carrefour
condense l’ensemble des formes
que pourrait prendre ma trajectoire
il y a comme un redoublement
de la possibilité de l’instant
et des voies à emprunter
je me vois toujours marcher
jusqu’à ma fin je me vois marcher
aux carrefours ne jamais traverser
rester figée statufiée
à grands pas m’éloigner
dans les allées secondaires
et disparaître aux confins de la vue
*
Parfois je rêve, à un coin de rue, chez moi à Ferryville, c’est au carrefour de la rue Robin et de la « rue des Arabes » (elle avait un nom officiel que j’ai oublié). La bordure du trottoir est difforme et cassée comme une bouche édentée. Il n’y a pas de revêtement sur le trottoir, c’est de la terre. Ce qui donne avec le soleil d’après-midi filtrant à travers le mûrier et la poussière soulevée par les passants, une drôle de lumière verte et dorée ; je crois que c’est comme ça qu’on a inventé le vermeil. À ce coin de rue il y a le vieux boulanger italien, il est maigre et bossu, et sa femme est fessue, mafflue et toujours de noir habillée car elle a en permanence un deuil qui court. Leur pain est extraordinaire. À côté un marchand de légumes, arabe. Sa boutique est sombre et fraîche, il arrose tous les après-midi le sol de terre battue, puis il attend le client assis sur le seuil, avec souvent un oeillet sur l’oreille. On lui achète un kilo de pommes de terre ou une douzaine de figues de Barbarie. Je reste, souvent, de longues minutes, tiraillé entre toutes ces sensations, de pain chaud, de lumière dorée, et de fraîcheur végétale. J’ai huit ans, dix ans ou quinze ans, mais je sais que je retrouverais plus tard, n’importe, ici l’empreinte de mes pas et la plénitude de cet instant.
[jeudi 7 juin 1979, fragment d’une lettre de mon père,
né à Ferryville (Menzel-Bourguiba), Tunisie, en 1934]