• alors ça fait du bruit en dedans •

 

 

C’est une femme d’aujourd’hui, dans l’Europe finissante, partie d’un monde finissant, lui-même partie d’une planète finissante.
Aujourd’hui et finissant se diraient synonymes dans une théorie des ensembles généralisée et finie.

Elle s’est installée à l’arrière de la voiture ; la voiture serait son habitacle dernier ; montant dans la voiture, elle partirait dans le temps. Tant qu’il y aurait des voitures dans lesquelles se glisser quand elle serait ivre, s’asseoir et partir. Démarrer.
L’homme au volant marmonne, à écouter plus précisément.

Assise derrière l’homme, elle écoute le silence dans la voiture haute, ce genre de voiture à circuler dans la forêt filmée à longue focale dans le brouillard frais des conifères sombres, à grignoter le paysage en s’acharnant dans les sentes abruptes, dans le bruit manifesté des énergies multipliées, des options, des signes de domination, de la puissance.
Et toujours elle se tient comme elle dirait tiens ; même ivre, ne dérape pas, se tient.

Je les ai connus, se dit-elle, ou leurs clones. Eux ou des doublons urbains. Qui se serrent anxieusement dans des raouts mondains en s’observant. Qui échangent des paroles démonétisées dans des tenues voyantes en souriant de toutes leurs fausses dents. Qui. Je ne veux plus en entendre parler. Je les entends, je les entends parler. Je veux les chasser de ma pensée, je ne veux plus qu’ils existent.
Je veux les tuer, je les tue, je fais le bruit de les tuer, je les liquide.

Elle se dit un jour ça se produira, je baignerai dans un lac de fluidité, mes bords ne seront plus rugueux.

[composition abstraite, vers 2013]

 

holophrase diététique

 

elle occupe le centre de l’assiette
c’est une patate cuite oblongue
une certitude offerte

d’une part

et d’autre part la silhouette dansante
d’un surfeur blond corps latexé de bleu
remontant le chemin chevilles dorées
sa planche sous le bras

dansant autant que la patate
est immobile et rassurante

/ comme les bancs dont il faudrait
élaborer une politique du regard
ponctuant chaque occasion
de possibilité d’un spectacle /

si les bancs aussi rassurants
que la patate au milieu de l’assiette
qui n’attend rien de rien
que d’être
et encore comment en être sûr
de la part d’un féculent si lent ?

si les bancs aussi immobiles
que rassurants contiennent
des corps contigus
c’est qu’ils suivent des yeux
le surfeur blond dansant 

le fantasme de l’immobilité dernière
s’écraserait telle la patate
en purée définitive

sur la grâce en mouvement
de ses pieds nus sur le bitume.

                                                                                      Pablo Picasso, Tête de femme, 1924

< Votre correspondant est absent…>

 

 

ça rend pauvre
ça se passe par soustraction

dommages souterrains déviés
des malaises des errances
           & soudainement
ce gel des avoirs de chair
cette putréfaction rampante

anodine rapacité des affects blancs

étale sa fausse vélocité
crie sans fondement
glisse sur un linge trop propre

ça coule pauvrement : la parole.

Fabien Granet, Motif, 2023

c’est tous les jours samedi

 

 

l’obsolescence de l’homme
déjà
tous les jours le même jour
vider sa vie
mais comment
(il ne pose pas la question = il tombe la voix, il mue)

il souffre d’une anticipation de sa mort
déjà traversée
de nombreux gestes
de nombreux mots —> inutiles
chacun fait sa vie (dit-elle, souriante)

mots d’attachement nocturne
n’a plus que l’effort
jette les objets
brusquerie au chien !

drame de la chute
drame absurde
les os ne tiennent plus
les muscles disparus
plus rien ne tient !

tous les jours samedi
ça recommence
demain c’est dimanche
un petit secouement
un semblant de joujou
quelques rendez-vous
et l’herbe recueille le sang des valeureux

il y a pire
ils se figèrent
& eurent beaucoup d’enfants.

 

(avec l’aide de mes yeux et d’un film je ne dirais pas lequel)
(et d’une pensée)
(et d’une lumière)
(en plus il faudrait dire qu’ils se regardent et ce serait une tout autre  h i s t o i r e)
(et aussi d’un peu d’étrangeté)

 

 

< l’invention de la barre d’état >

 

 

il était une fois le regard obnubilé,
vers 1986 ou peut-être 1987
la barre d’état durait plusieurs heures
souvent une nuit, une nuit où elle avançait
une nuit à fumer des cigarettes
et à contempler l’écran, lui,

le mieux était de ne pas dormir
mais le mieux, le mieux :
était surtout de ne pas dormir
de ne pas quitter cette page
avant la fin de l’opération
et, au fil des mois, des années
de constater, émerveillé, à quel point
la barre d’état allait de plus en plus vite
de constater, émerveillé, à quel point
tout allait plus vite, tellement plus vite,
à quel point c’était merveilleux
de regarder la barre d’état filer vers le néant,
de plus en plus vite

et de rester, de ne pas dormir,
de ne plus jamais dormir,
de rester à fumer des cigarettes
le regard obnubilé par l’écran
la barre d’état ayant filé dans le néant
depuis longtemps, elle.

un crayon tombé par terre et roulant –

 

 

que faut-il, hein ? que faut-il ?
il y aurait du neuf, du tout à fait neuf : quasi du sensationnel

mais : pas de conditionnel – pas d’existence du si –
parce qu’en réalité le si n’existe pas

c’est un ARTEFACT
écrit très gros en vitrine des usages au blanc de Meudon

l’introductif SI n’a pas sa place
il s’est rangé des voitures ou bien il circule à une vitesse

TELLE qu’on ne le distingue plus –
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la chute du crayon fut inéluctable
et roulant disparaissant sous un meuble

ainsi Freud en tira quelque chose
pour le tout petit enfant (une autre histoire)

mais quel meuble ? quel meuble absorba le crayon ?
aucune sorte d’action n’existe sans un geste

le départ soit du crayon soit du SI soit du véhicule
fulgurant de sa fulgurance sans limite

ce triple départ fut remarquable & simultané
bien qu’ALTERNATIF (comme le courant)