Frans Pietersz De Grebber, Banquet of the Officers and Subalterns of the St George Civic Guard, 1619 (détail)
qu’est-ce que ça fait de pas être précis ?
j’en sais rien.
mais quoi ? qu’est-ce que ça fait un mot à la place d’un autre ?
qu’est-ce que la certitude ?
j’en sais rien mais j’aime pas les imprécisions.
qu’est-ce que ça fait au juste ?
ça fait du faux. du faux prononcé avec conviction.
ça fait que l’autre y croit ?
oui. et c’est faux.
et l’autre crie c’est pas vrai c’est pas vrai !
oui.
et l’autre n’en démord pas ?
oui.
et l’autre souffre ?
oui ! atrocement. et pour rien.
pour rien ??
oui ! il souffre pour la vérité.
il ne peut pas rectifier ?
non. son faux lui sort de la bouche il n’y peut rien.
même si ça a des incidences graves ?
oui ! c’est fait pour ça ! mais c’est pour lui les incidences.
pour lui ??
oui, c’est ce qu’il croit lui, son faux comme vrai. il a besoin des incidences.
oui mais il le dit à l’autre ! il l’affirme même !
et alors ? les incidences issues de son faux l’aident.
laides ?
laides comme ses plaintes. qui l’aident avec les incidences.
il a besoin de son faux, des incidences, et des plaintes ?
oui, c’est à peu près ça.
c’est la définition du névrosé !
en quelque sorte.
Qu’est-ce que tu veux que je regarde à ma fenêtre ? Il n’y a rien de remarquable. Le monde se finit, répond Augusta Lubitsch. C’est une sorte de Connaissance du Monde infligée après des billetteries touristiques, des queues inertes, des ennuis penchés sur leurs bidules.
Mais ouvre la fenêtre ! redit Janvier en capitales, OUVRE !
Je ne vois pas ce que ça changerait, c’est mieux à l’intérieur. Je ne veux plus les voir.
Ça changerait que tu ne t’occuperais plus de ton petit nombril, que tu pourrais créer des personnages à partir de ce que tu vois…
Ce que je vois me suffit amplement ! Des reproductions du noir sous toutes ses formes.
Du noir ?
De la noirceur. Du pétro-noir. De l’obscurité. Des noires fumées qui ne sont plus panaches de la fierté industrielle, mais résultat d’incendies géants. Et noir sur noir : du spectacle complaisant dans le noir ! Avec débauches d’effets spéciaux, métonymies sur mises en abîmes, calculs graphiques, tunnels.
(…)
se balancer dans le ciel, ou le divertissement au sommet (Amsterdam)
Il n'y a pas de produit pour farter la pensée.Non.Qui dit non ?Non. Non est un quoi.Elle glisserait sur les cimes.Plus de cimes pour la pensée.Non plus.Un abîme ? Un naufrage ?Une profondeur tant qu’on y est.
Modeste Réception était accablé. Après son deuxième café, rien ne venait. Quelque chose était-il censé venir ? Il observait que rien ne venait. Il était triste et mit son visage entre ses mains, en un geste qui n’était pas sans rappeler confusément quelque illustration christique. Instinctivement, il avait baissé la tête et déposé son visage entre ses mains, qui n’en pouvaient mais. Qu’auraient-elles pu, ces mains qui ne lui servaient plus à rien ? Lui avaient-elles déjà servi d’ailleurs ? Les questions l’effondraient encore davantage. Il n’y avait plus aucune solution à rien. Il tentait de reprendre le cours de ses actions récentes : un café, puis un deuxième. Rien d’extraordinaire. La routine. Il avait fait le maximum avec ce geste, il ne voyait pas quoi faire de plus. Son désespoir lui semblait absolu. Devait-il passer la journée le visage au creux de ses mains ?
Avec cette question, il sentit un frémissement, un commencement d’espoir : la journée ! Il ne s’agissait que de la journée ! Il se leva et dansa follement. Il suffisait de la passer ! Il se mit à chanter très fort tout en dansant comme un ours, à supposer qu’un ours danse. Quelque chose venait à Modeste ; son corps agissait à la place de petits gestes contraints. Tout à coup, ça devenait ample. Il ressentait une sorte d’ivresse du déploiement, du dépliage. Oui, il cessait tout d’un coup d’être racorni, il se raffermissait dans une conviction. Il y avait en lui une volonté qui le dépassait, et le dépliait. Il savait qu’il était le personnage principal d’un livre médiocre, mais n’avait aucun moyen de se révolter. Alors cette danse un peu lourde, ces chants même faux, venaient à point pour alléger sa peine.
Modeste Réception était né sur les rives d’un lac de montagne, dans une certaine crispation : la femme qui écrivait, retranchée dans un chalet isotherme, n’avait rien trouvé de mieux que ce type dépressif qui se tenait le visage dans les mains, sans toutefois pleurer. Il ne pleurait plus depuis longtemps. Avait-il déjà pleuré ? Il faudrait examiner cette circonstance, mais il y avait des choses plus urgentes à traiter : par exemple, comment allait-il passer cette journée, dont il pensait au départ qu’elle était foutue après son deuxième café. Cette fois, la femme ne se laisserait pas faire, elle allait lui trouver des occupations, elle allait s’en occuper, elle allait le bichonner. Un troisième café ? Il n’en était pas question. Il fallait qu’elle se dépêche : Modeste R. recommençait à se mettre le visage dans les mains et on ne s’en sortirait pas comme ça, avec un enthousiasme retombant aussi vite que soulevé. Il fallait une foule, il fallait une fête, il fallait une manifestation, quelque chose de plus grand que lui. Une communion, tiens. Une communion avec des milliers d’autres qui avaient pris, ou pas, un deuxième café.
c’est un bijou, c’est une bombe, c’est un livre
La femme, très excitée, examina sa solution, capuchon de stylo dans la bouche. Dans le monde, c’est pas ce qui manquait, les manifestations. Mais elle se demandait si Modeste n’était pas trop fragile pour participer. Il ne participait à rien habituellement. Son patronyme l’enfonçait encore un peu plus dans un néant d’opinion. Il avait été vigile, dans une autre vie, s’était battu pour défendre des lieux, des personnes. C’est peut-être pour ça qu’il craignait les foules ? Il se battait correctement, il savait prendre les coups, mais il avait vieilli. Il avait droit à un peu de repos, Modeste. Cependant, la femme, consciente de la nécessité d’une action, et d’une action dans laquelle Modeste eût pu s’engager, c’est à dire avec des conditions d’engagement acceptables pour lui, pour sa santé, mais aussi pour elle, pour son livre médiocre, s’obstinait, dans son chalet isotherme, à rédiger une sorte de vie deModeste Réception.
Elle alla se chercher une pêche dans laquelle elle mordit furieusement et dont le jus coula dans l’évier au-dessus duquel elle se tenait. Et bien qu’elle eut également conscience que ça n’intéressait personne.