sur la route, récit d’été

 

Elle n’a rien d’autre à faire que d’entourer le bocal avec ses bras. À cet instant, c’est ce qu’elle doit faire.
Mais qu’est ce que vous faites, Roberta ?
Un panorama, je fais un panorama. Et de s’accrocher au bocal plein de bonbons multicolores dans son tablier rose.
Dehors, les voitures passent, s’arrêtent, grosse activité sur l’aire. Essence, diesel, vapeurs, paroles. Bruits secs, les portières, les démarrages, les moteurs si rassurants, la fumée.
Des familles s’étirent. Il fait un peu gris pour un été.
La boutique se remplit de pisseurs et d’acheteurs de nourritures sous cellophane, de cacahuètes. Autour des machines à café, des insectes cherchent de la monnaie. Des enfants ineptes posent trop de questions. Des mères fardées croient qu’elles vont à Las Vegas.

Roberta s’accroche au bocal, il est trop tard pour changer d’avis, c’est son rayon après tout, on le lui fait assez remarquer, c’est ton rayon.
Elle a une idée, c’est son idée, il suffit de ne pas paniquer, elle ne panique plus, il ne peut rien lui arriver.
Son panorama elle n’y avait pas pensé avant mais maintenant qu’elle le fait, ça lui plaît, c’est complet : un geste, un sentiment, une réponse calme.
C’est l’autre qui est surpris, c’est l’autre qui lui pose la question. Pas méchante sa question, juste un peu étonnée, éberluée. Mais pas autant que la réponse que Roberta fournit pratiquement. Comme si c’était la vraie réponse, la seule réponse.
Entourant son bocal, le verre devenu chaud confit contre ses seins, Roberta ressent sa propre température.
Oui elle nettoiera les bocaux, oui elle les époussètera, oui. Mais elle aura son panorama à elle ; un geste ; un sentiment ; une réponse.

[4 avril 2012]

                                                                                     James Coleman, Still Life, 2013-2016 © James Coleman

::: un texte sans qualités

suidre, verbe absent, advint en même temps
qu’un visage aux traits visibles selon un angle précis

dans cette lettre, suidre se détache, admirable
autant qu’inexistant, comme le visage de cette femme

le texte de la lettre existe moins que le regard porté sur lui
son visage existe moins que le regard porté sur elle

la lettre, destinée à une lectrice particulière
contient des phrases toutes compréhensibles, sauf ce mot

le personnage auquel appartient le visage photographié
légendé par son nom, se trouve dans un magazine

comme un verbe emprunté à Huysmans, suidre
se rapporterait à soi, à son absence, à sa disparition

le seul mot inexistant de la lettre montrerait le chemin à suivre
(un visage de femme effacé que seul un regard pourrait révéler)

[en présence des pages décollées, volantes, annotées, d’un livre vert
à la couverture illustrée par trois énormes dés (photographisme H. Cohen) :

Maurice Blanchot, Le livre à venir, article Joubert et l’espace –
1. Auteur sans livre, écrivain sans écrit –
, Gallimard, collection Idées NrF, 1959,
achevé d’imprimer le 28 juin 1971 … il y a exactement cinquante ans ce jour d’hui]

 

 

quant à l’onglet politique…

 

il peut y avoir des blancs indépendants de la signification
il peut y avoir des impostures dans le texte
il est possible de passer outre
un avertissement attire toujours l’oeil cependant.

*

je parle franc
je viens de la zone franche

je viens de là où le papier doré se tord et flanche
où les larmes s’éteignent dès que nées, tuées par à-coups
et fourchettes volantes

pépiements d’oiseaux méprisants
roucoulant pour mieux masquer leur dédain

il n’y a jamais d’anthropomorphisme qui tienne
répète l’indifférent, zozotant de profil

le fait de tenir debout est une fable judicieuse
à la portée du premier venu sur la planète

l’ensemble des discours suture les justes distances
& probablement, par retour, signe l’effondrement sans suites

rien, rien ne peut nourrir le comportement récent
de l’hominidé ;
une poule shoote dans son oeuf, c’est un peu la fin

personne n’écoute comme déploiement et conditions
personne n’engage l’énervement des silences

les poussières surgissent de l’enfer ci-devant

cinétique des angles, combien de limites à la chute ?
de triangles négligents ? de coupures tièdes au sang absent ?

éborgnée, la nuit se pare d’envies inachevées
quand leurs pieds, gonflés, rabotent le numerus clausus

… des dérives, il aurait fallu dire, des dérives mortes
et des écartements, il aurait fallu dire, des écartements
la source infinie des défaites.

subterfuge & vacillement

quelqu’un baisse la tête au matin.
quelqu’un se tait : c’est le moment matinal.

Il est recommandé d’utiliser : subterfuge, couverture, mensonge, excuse, etc.
Le degré de confiance à accorder aux sources périphériques sera très variable d’une source à l’autre.
Il sera tributaire des facteurs motivants (exemples : la vénalité, l’ambition, la vengeance, le sexe, la vanité et son corollaire, le désir de paraître, etc.) et des moyens de tenue en main.*

ce qui tombe ne se relève pas,
dans un régime
de destruction des connaissances.

les couleurs coulent, bien sûr

il n’y avait pas de preuves, et pourtant
la coulure du coulé était à l’oeuvre.

ensuite on dispose, on bricole, on remue le petit doigt.

il n’y a pas de fin et ce sans fin
chagrine les humains.

cependant, mettre des points aux phrases
permet d’amortir le vacillement.

* Extrait d’un cours d’Ingénierie de l’intelligence économique,
à la toute fin du XXe siècle.

                                           Édouard Vuillard, Couverture de l’album Paysages et intérieurs, 1899 (détail).

poubelle du cours des choses*

 

* sotie en direction de Salvatore Spada,
de qui je reprends la formule en titre.

Discussion dans la cour.

cette fois-ci c’est du sérieux : on a localisé le cours des choses
que dis-tu, Jim ?
on va pouvoir le mettre à la poubelle
tu as la poubelle ?
non, il faut aller la chercher
où, Jim ?
près de la bergerie
tu dis n’importe quoi, on est en ville
et alors ? tu ne la vois pas la bergerie ?
non, Jim, je vois les loups, c’est tout

Plus tard, bien plus tard.

je suis embêté avec Henry Purcell, Jim
c’est pas mon problème
c’est quoi ton problème ?
mettre à la poubelle le cours des choses
tu m’as entendu ? je suis…
oui
oui quoi, Jim ?
Henry Purcell, j’ai parfaitement entendu
il fait partie ou pas, du cours des choses ?
je ne pense pas, je n’ai pas encore analysé les compositeurs

Enfin, comme dans un menuet.

qu’est-ce qu’on fait avec la grammaire ?
d’habitude, tu ne me demandes pas mon avis, Jim
cette fois oui, je réfléchis à foutre l’imparfait dans la poubelle
et le remplacer par quoi ?
par rien, il est mortifère
mais Jim, nous n’avons pas la poubelle !
nous la trouverons, nous sommes invincibles
nous ne sommes pas armés, Jim
non, mais nous sommes le cours des choses
alors, pourquoi nous mettre à la poubelle, Jim ?

« Toujours la même histoire » (Musil)

/ Premiers jours de janvier 2002. Dernières nouvelles de l’extérieur :
la Joconde à moustache vient d’être prêtée par Robert Hue à la reine d’Angleterre. Ça ne s’invente pas. On vient d’inventer la pelouse chauffante pour les matchs de foot. Ça ne s’invente pas. Arafat est toujours coincé à Ramallah – assigné à résidence -. Ça ne s’invente pas. /


C’est le bordel total à Ramallah. La radio La Voix de la Palestine a été bombardée, etc. On pense qu’en détruisant des bâtiments tatatatata les gens vont arrêter de se coller. C’est quand ils se collent qu’ils deviennent ennemis. Et quand il fait chaud. La chaleur ne devrait pas exister. Pourtant, le réchauffement de la planète fait tout pour.
On écoute poliment le réchauffement de la planète et les bombardements dans les territoires occupés. En se décrottant le nez ou en se livrant à n’importe quelle autre opération nomenclaturée du rapport à son propre corps. La littérature contemporaine foisonne de ce genre de nomenclature, tandis que la planète se réchauffe et que les bombes tombent, réduisant à néant toute espèce de nomenclature.

Mars 2002. Ramallah est abondamment bombardé. Des palestiniens désespérés continuent de se faire exploser dans les cafés. On retrouve des débris de chair partout autour, d’eux et d’autres qui prenaient tranquillement un verre. Des femmes commencent aussi à se faire exploser. Les ambulances palestiniennes ne peuvent plus sortir sans se faire canarder par les chars israeliens omniprésents. Arafat a finalement été autorisé à sortir de son logement. Mais il ne peut aller nulle part. Les Nations-Unies finissent péniblement par pondre une résolution où il est question d’un état palestinien à côté d’Israël. Mais où ? Nulle carte nulle part pour situer cet à-côté. Toujours pas de Palestine. Pas de lestine. On tourne autour du pot.

Les chars israeliens ont fini par faire ce que, par ordre, ils devaient faire depuis tout ce temps : pénétrer le domaine d’Arafat. On est à trois jours du poisson d’avril ; les oeufs de Pâques fleurissent colorés dans les boulangeries qui se dépensent dans cette profusion ovoïde, inventant des espèces toujours plus différentes (plus seulement en chocolat mais aux jus de fruits ; à la pâte de fruits, etc.) ; les juifs fêtent Pessah, pain azyme et dons aux chrétiens ; les salariés ordinaires se ruent sur les routes pour éventuellement y mourir dans le week-end rituellement et préalablement décrété le plus meurtrier de l’année (comment le savent-ils déjà ?). On parle plus précisément de l’intégrité physique menacée d’Arafat, ou du vieux lion.

Chaque mot est pesé, tandis que les images du trou dans le mur d’enceinte du Q.G. de Ramallah soustraient le sens de ces mots pesés.
Destruction. (A cet instant précis, imaginer toutes les catastrophes de destruction de bâtiments dans le monde).

Ramallah à nouveau encerclé /

Fin juin 2002. Toujours pas de lestine. Palestine remise à plus tard sous une mention à la fois plus virile et plus subordonnée : État palestinien, à côté d’Israël. En 2005, sur décision du manitou américain, et à condition qu’Arafat se déguise en quelqu’un d’autre – ou meure, si possible. Puis : destruction totale du siège de l’Autorité palestinienne à Hébron.

[Le nom propre est agréable en ceci qu’il est familier. Nous avons des nouvelles d’Arafat jour après jour ; le nom se prononce bien, il a suffisamment de syllabes pour être consistant en bouche, ce qui n’est pas le cas de Bush. Même Bush a plaisir à ouvrir la bouche pour prononcer : Arafat + un décret de mort, accessoirement.]

À cet instant, la voix d’une radio égrène le raid sur Gaza. La maison du chef du Hamas détruite. Le Hamas crie vengeance. Arafat dénonce le silence de la communauté internationale. La Palestine en lambeaux, moins lestine que jamais : pas. Les enfants palestiniens morts.
Les images. Les images. Les images. Les images de la voix. Une tonne pour étouffer les voix. Les appartements éventrés. Les trous dans les béton, les corps, les petits corps empaquetés dans des draps à la hâte, qu’on referme sur les visages pour les protéger de plus de la mort, car ça peut exister plus-de-la-mort, surtout chez les enfants.
Re-tués, re-re-re-re-tués. Pas de lestine, sombre comptine.

[mai-juin 2002]

Château de Gramont, Bidache, Pyrénées-Atlantiques