J’aimerais qu’on en restât là, dit Ulrich calmement.
Notre conception du monde qui nous entoure, mais de nous-mêmes aussi bien,
change chaque jour. Nous vivons dans une époque de transition.
Robert Musil, l’Homme sans qualités
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Devraient-ils faire un totem de la grenouille fluorescente ? Tous quatre se penchaient gravement sur la question, pesant avantages et inconvénients, riant un peu au moment du saut épistémologique proposé par Tierceline I., qui connaissait pas mal les sous-continents et avait visiblement des raisons d’adhérer elle aussi à l’idée de la grenouille fluorescente comme marqueur fort de leur intention commune d’agir. Parce que oui, ils ne pouvaient plus agir, mais signifier leur intention d’agir, oui. C’était une vue de l’esprit, une illusion, cette idée d’agir aujourd’hui, dans le contexte qui était le leur.
Le ou la *** venait à porter son nom au jour : la parallèle de l’action, formulée //A. Bien qu’insatisfaisant et avec ses propres limites, le nom auquel tenait Anaëlle G. pour des raisons à l’évidence musiliennes, mais que les trois autres n’avaient pas forcément à connaître, leur convint. 1918-2018 par exemple. Sans célébration, par la petite porte. En catimini, en bas de casse, tête-bêche.
On ne peut pas vivre sans transcendance. La phrase qu’Anaëlle G. s’était retenue de dire à B.M. lorsqu’elle était venue le voir dans son bâtiment à cariatides n’avait plus de nécessité puisqu’il avait répondu positivement à sa proposition, puisqu’il était déjà convaincu. Cette fois, elle n’avait pas calé, elle s’était renseignée sur les possessions de l’homme, ses réseaux, ses failles.
Avançons, dit encore Bertrand M. Avancer signifiait commencer à faire des schémas en vue de formaliser la grenouille et sa lumière. Ce qu’ils s’appliquèrent à faire dans les heures qui suivirent, à la mode ancienne, papier-crayons-concentration.
Ils retrouvaient miraculeusement, ensemble, quelque chose qui les transcendaient, mais dont ils n’avaient pas conscience. Durant ces heures à dessiner et discuter, ils oubliaient le temps qui les compressait. Chacun proposait une vision du petit animal sauteur habillé de sa lueur bleu-vert intense à partir d’une photo restée en fond d’écran sur le portable de Tierceline I., commençait à le styliser, à le rendre porteur d’une signification qui le dépassait, y ajoutant des mots et des formes. Ils retrouvaient les débuts de la symbolisation et s’en emparaient avec plaisir. L’impulsion donnée par Bertrand M. avait fonctionné, et bien sûr Philémon K. était le meilleur au dessin, avec son habitus de scientifique chevronné. Il avait dégainé un stylo-plume permettant à la fois de tracer très finement et de délivrer l’encre en abondance dans les ombres, qu’il effaçait au doigt mouillé pour les aquareller. Tierceline I. proposait des mots, que B.M. et A.G. discutaient longuement, bref, le travail de totémisation du petit amphibien était en marche…
La terrasse au-dessous s’était remplie, débordant sur les rues piétonnes, et des voix venant du rez-de-chaussée annonçaient que des gens viendraient bientôt troubler le quatuor à l’oeuvre. C’était une douce soirée de saison intermédiaire, de celle qui font oublier les contingences ordinaires.
L’allégresse avec laquelle tous quatre s’étaient emparés de la //A témoignait pourtant de plusieurs aspects assez peu originaux en ce qui concernait les bénéfices escomptés :
• une rencontre riche de promesses d’individus qui se reconnaissaient entre eux ;
• l’espoir que quelque chose allait bouger dans leurs vies, selon le principe multiplicateur d’un objet commun sur lequel se pencher ;
• la garde partagée d’un secret flatteur nécessaire à la réussite ;
• et individuellement, le paiement d’une dette dont l’origine ne leur était pas forcément connue.