“Vous avez de la chance, d’habitude je n’en ai pas…vous savez, c’est très rare, c’est parce que ma fille m’en a amené l’autre jour…Des fois, j’ai envie de rire, parce que je sais que c’est bon de rire, mais je me dis elle va me prendre pour une folle si elle m’entend rire toute seule…C’est dur parfois, de ne pas pouvoir exprimer ses sentiments à quelqu’un ; je passe beaucoup de temps à ne parler à personne, et puis celle du rez-de-chaussée, elle voudrait bien, mais j’ai pas d’atomes crochus avec elle… Elle me propose sans arrêt de faire mes courses, mais je ne veux pas, je veux garder mon indépendance ; je ne l’aime pas, qu’est-ce que vous voulez ! Elle est gentille, mais bon, je ne vais pas me forcer, à quatre-vingt-cinq ans, on ne se force plus, c’est comme ces clubs de vieux, c’est d’un triste !…
Je voulais vous demander, c’est quoi cette sonnerie que j’entends parfois, ça fait tuuup-tuuup-tuuup, je me demande ce que c’est, ça ne me dérange pas mais je me demande !…Vous en revoulez un petit ? L’Ambassadeur, c’est mon apéritif préféré ; souvent je n’en ai pas, mais là, c’est ma fille, avec les petits gâteaux au fromage, vous avez de la chance !…
Je m’ennuie, vous ne pouvez pas savoir comme je m’ennuie, et ne pas pouvoir lire, vous comprenez, la télé, au bout d’un moment on en a marre, et puis les films intéressants, c’est toujours tard le soir…Vous me direz, je pourrais avoir un magnétoscope, mais c’est trop compliqué, je ne me vois pas faire ça, faut le programmer, je ne suis pas moderne, moi !…Ce qui me manque aussi, c’est le cinéma, c’est pas très loin la place Clichy, mais le problème c’est ces foutues jambes, elles ne me portent plus du tout, et il est hors de question que je m’habitue à marcher avec une canne, après, on ne peut plus s’en passer…
J’espère que ça ira mieux après l’opération, parce que vous voyez, avec cet oeil, j’essaie de lire, et je vois tout en double et flou, c’est très énervant…Cette journée m’a énervée, pourtant je suis plutôt calme, je me demande bien pourquoi cette infirmière n’est pas venue, elle savait qu’il y avait trois piqûres à faire les trois jours précédant l’opération, et elle ne prévient même pas…L’infirmier de SOS Infirmières ne peut pas venir avant minuit, enfin, c’est déjà bien que quelqu’un vienne, j’ai demandé combien c’était, 130 francs, ça va, c’était pas la peine de déranger un médecin…Je comprends que vous n’ayez pas voulu me faire la piqûre, quoique moi, les piqûres, c’est moi qui les faisais à mon mari, je ne faisais pas venir d’infirmière, fallait en faire tous les jours…
Ça me fait plaisir que vous soyez passée prendre l’apéritif, ça change, vous, c’est le porto, vous aimez bien le porto, hein ?!…”
• Dimanche 3 novembre 1996 •
texte publié par Fred Wallich sur son site toonet
dans ma très courte série « Parution arbitraire » conçue à destination de la « toile »,
vocable d’époque