la petite Anna et le bus

La petite Anna sautait depuis le banc de l’arrêt de bus, d’abord avec l’aide des mains de sa mère et de l’étrangère, puis sans.
Elle se lançait à sauter, et répétait le mouvement : remonter sur le banc, sauter, sauter.
Une fois elle avait dit non. Sa mère évoquait le plaisir qu’elle avait à dire non. Elle a quel âge, demandait l’étrangère ? Deux ans et demi, répondait la mère. Oui, c’est l’âge du non, avait dit l’étrangère. Et puis c’est tout. L’âge du non était resté tel que. Il n’y avait pas eu d’autres non.

Le bus était enfin arrivé. Il avait été long à arriver. Il ne devait pas s’arrêter mais l’étrangère avait insisté pour qu’il marque l’arrêt. Elle avait fait plein de signes désordonnés avec ses mains.
Anna s’installait à côté de l’étrangère sans mot dire, choisissant sa place avec détermination. Le bus empruntait une déviation, à cause d’un événement exceptionnel, et ne s’arrêterait pas tant qu’il n’aurait pas repris sa trajectoire habituelle.

La petite Anna, bien calée au fond de son siège, secouait ses jambes toutes droites, comme si elle mimait quelque chose, puis dit : le bus saute. L’étrangère précisait alors que le sol (Anna regardait le sol du bus), que le sol – mais pas ce sol du bus, le sol du dehors – que ce sol était constitué de pavés, et que c’était pourquoi. Et ajoutait immédiatement à l’usage d’Anna, accompagnant ses paroles de gestes très maladroits : les pavés, ce sont des pierres collées les unes aux autres, comme si pierres étaient mieux que pavés.
Anna disait encore : le bus saute ; il saute. C’était vrai, le bus tressautait longuement, jusqu’au moment où ses pneus retrouvèrent le bitume.
Et en elle-même, l’étrangère se trouvait impuissante à définir le bitume après les pavés. Le lisse après les aspérités qui font sauter.
Et regardait la petite Anna qui la regardait à son tour.

[Charles Degeorge, La jeunesse d’Aristote, marbre, salon de 1875]

L’ensemble fait cohérence,

pense Sabine dans sa douche. Et aussitôt, à peine séchée, Sabine donne une interview. Elle dit :
Je ne choisis pas dans le catalogue de la langue. La langue n’est pas un catalogue. Voyant ce ciel de craie, je pense à Londres, c’est l’hiver. Il y a une aspiration joyeuse en moi, je ne sais pas d’où vient cette joie bondissante, cet élan. Je ne rejoins personne, je ne rejoins jamais personne, et pourtant je ressens souvent que je vais rejoindre quelqu’un. Ce quelqu’un n’existe pas mais il existe, insaisissable. Tant qu’il est là-bas, je dois aller le retrouver. Ensuite, j’oublie pourquoi je suis dehors. À Londres, donc, dans un petit magasin indien où elle entend du reggae. (Elle n’y est pas, mais c’est tout comme).

Quand je me suis penchée à ma fenêtre j’ai vu ce couple, il en existe plusieurs exemplaires, ce couple qui se tient par la main. Deux personnes se tiennent par la main. Un homme et une femme aux cheveux gris. Il y a plusieurs exemplaires de cette configuration : ils tiennent à se tenir. Je ne sais pas pourquoi ils se tiennent par la main. Je pense à l’école, qui aurait façonné cette habitude ? J’ai longtemps cherché à marcher main dans la main, sans supposer que ça me ralentirait dans mon élan. C’est le résultat le plus surprenant : marcher main dans la main empêche d’aller à son propre rythme. Il n’empêche, je n’arrive pas à dater ce moment où ça n’a plus été nécessaire de le souhaiter. Je pense qu’il fallait montrer que j’étais reliée ? Sinon pourquoi choisir ce ralentissement ?

Un chevreuil trop domestique est venu goûter ma purée, j’étais dans le jardin, il avait une tête d’élan = un gros museau + des bois superbes. J’ai eu un peu peur, enfin pas tout à fait mais presque. Je ressens l’élan souvent, ce Londres, il faut le doser, ne pas lui accorder la purée systématiquement. Enfin, la disproportion, c’est le plus notable (entre le museau et la taille de l’assiette, par exemple).
Gontcharov.
L’interview se poursuit : Pourquoi Gontcharov ?
Sabine désormais sèche balaye la question, l’objection, l’interpellation, et répond : L’ensemble fait cohérence.