La petite Anna sautait depuis le banc de l’arrêt de bus, d’abord avec l’aide des mains de sa mère et de l’étrangère, puis sans.
Elle se lançait à sauter, et répétait le mouvement : remonter sur le banc, sauter, sauter.
Une fois elle avait dit non. Sa mère évoquait le plaisir qu’elle avait à dire non. Elle a quel âge, demandait l’étrangère ? Deux ans et demi, répondait la mère. Oui, c’est l’âge du non, avait dit l’étrangère. Et puis c’est tout. L’âge du non était resté tel que. Il n’y avait pas eu d’autres non.
Le bus était enfin arrivé. Il avait été long à arriver. Il ne devait pas s’arrêter mais l’étrangère avait insisté pour qu’il marque l’arrêt. Elle avait fait plein de signes désordonnés avec ses mains.
Anna s’installait à côté de l’étrangère sans mot dire, choisissant sa place avec détermination. Le bus empruntait une déviation, à cause d’un événement exceptionnel, et ne s’arrêterait pas tant qu’il n’aurait pas repris sa trajectoire habituelle.
La petite Anna, bien calée au fond de son siège, secouait ses jambes toutes droites, comme si elle mimait quelque chose, puis dit : le bus saute. L’étrangère précisait alors que le sol (Anna regardait le sol du bus), que le sol – mais pas ce sol du bus, le sol du dehors – que ce sol était constitué de pavés, et que c’était pourquoi. Et ajoutait immédiatement à l’usage d’Anna, accompagnant ses paroles de gestes très maladroits : les pavés, ce sont des pierres collées les unes aux autres, comme si pierres étaient mieux que pavés.
Anna disait encore : le bus saute ; il saute. C’était vrai, le bus tressautait longuement, jusqu’au moment où ses pneus retrouvèrent le bitume.
Et en elle-même, l’étrangère se trouvait impuissante à définir le bitume après les pavés. Le lisse après les aspérités qui font sauter.
Et regardait la petite Anna qui la regardait à son tour.
[Charles Degeorge, La jeunesse d’Aristote, marbre, salon de 1875]