• Mon bar de quartier s’appelle La Piscine, avec un grand L et un grand P pour le différencier de la piscine qui le jouxte presque, piscine Arts Déco avec cabines individuelles sur coursives latérales.
Quand j’institue La Piscine comme MBDQ, je ne pense absolument pas aux conséquences, je ne pense pas qu’il réclame, ce bar, une attention particulière, ma vie au bar de mon quartier est derrière moi, les verres sont bus, les milliers, combien ? Vous en avez de bonnes, je ne sais pas moi, combien. J’ai presque soixante ans.
• Dans mon premier bar de quartier, un café provincial, un café pour la bonne compagnie avec des fauteuils violets confortables, Le Glacier, la première fois que je vais au Glacier, il y a des preuves, des photographies d’un groupe de gens, la photo est jaunie, c’est un Polaroïd, la première fois que je vais, je n’y vais pas : j’y descends comme si je descendais de ma montagne, je descends au Glacier et je pose mes fesses sur les genoux d’un homme, un homme confortable, gros, très barbu.
Sur ce double fauteuil, fauteuil et fauteuil-homme, je tiens un verre. J’ai quinze ans.
• À Aix, j’eus deux bars de quartier, un en haut du Cours Mirabeau, un en bas, un Le Mistral, un Les Deux G, comme mes deux frères, mais c’était pas eux, c’étaient Les Deux Garçons avec un grand L, grand D, grand G, c’était cher, du coup, s’y asseoir méritait attention. Selon qui y a, qui peut payer ou pas.
Je passais devant MBDQ, en robe de dentelle blanche ajourée, rouge à lèvres carmin, escarpins noirs, chevelure noire bouclée, passais en regardant qui y a, qui y a étant l’occupation du passage devant, voir qui y a, et selon qui y a, s’arrêter ou ne pas, passer, donc, et quoi qu’il en soit, les passages étaient nombreux. J’avais dix-huit ans.
• Il n’y a plus de flipper, de juke-box, de noms pittoresques comme la mauresque. Il y a des travaux. Il n’y a plus qui y a. Mais un je qui est un autre, et je le remercie avec effusion qu’il soit un autre, parce que je ne me voyais pas rester en robe de dentelle etc. jusqu’à la fin de mes jours.
• Debout, où mettais-je mon verre, le pan incliné du flipper ne le permettant pas, où ? Dans le petit espace du Trafalgar, autre version du tabac dont je ne me souviens pas du nom, dans une petite rue au coin, centre de Bordeaux, coincée entre le bar et le flipper, taille 34, je tiens mon verre à la hauteur de mon visage et j’encourage un homme. Je joue au flipper vers onze heures, et ensuite : rien.
Les heures passent aussi, les jours, les mois. J’ai dix-neuf ans.
• Une fois, mon bar de quartier se déplace dans les beaux quartiers pour quelques années quatre-vingt. Je tiens salon au bar de La Closerie des Lilas, Paris sixième, le soir tard, et je bois du whisky, peu. J’ai appris la règle : je paye moi-même. Là, les tabourets hauts ont des dossiers, je ne m’affale pas, je fais attention à ce que je dis. Je croise des noms propres qui ont des visages chers à Truffaut ou à la révolution à venir qui ne viendra jamais.
L’un d’eux me donne rendez-vous à deux heures du matin au Rosebud. J’y vais, il ne se passe rien, nous mangeons comme d’habitude du chili con carne avec quelques amis de la nuit. J’ai vingt-cinq ans.
• Un autre bar de quartier servait de quartier général où se fomentaient des révolutions de l’avenir. Au quartier général, les filles n’arrivaient pas en même temps. Je ne comprenais pas les filles. Cette fois, c’était au centre de Grenoble début des années 70. La question du centre était cruciale pour MBDQ, y compris quartier général, a fortiori quartier général où se fomentent les rév. de l’av. Personne n’a jamais dit QG. Les groupes se déplaçaient selon la logique des limaces : rien ne se sait, rien ne s’ébruite, on se retrouve. On boit des coups, la lumière est effacée, c’est presque l’obscurité, on est dans des encoignures, le bruit des paroles monte très haut et redescend.
Dans ces moments, je ne sais pas si j’y suis, c’est paradoxal. Je suis dans ces lieux sans y être. Je ne sais que répondre. Je m’absente ou bien je hurle parce que mes convictions sont si fortes qu’il faut que je les fasse partager en hurlant ; c’est ma véhémence, comme une démence, un trop d’existence. J’ai bientôt dix-sept ans.
• Parfois, dans les banlieues inconnues du quatre-ving-treize, des fleurs m’accueillent par brassées, des fleurs surprenantes, blanches et très amies entre elles au point de se serrer, au bar du quartier qui devient le mien quelques instants. Quel est l’instant ? De cela non plus nous n’avons aucune conscience, l’instant ne se quantifie pas.
Ici, il y a des fenêtres basses ouvertes sur des sentes parfumées, et de nombreux enfants un peu négligés. J’ai une cinquantaine d’années.
• Souvent, MBDQ est kabyle aux yeux clairs cheveux touffus sombres dents très blanches, brossées au bicarbonate mélangé avec du dentifrice, il me l’assure. Je suis debout accoudée au comptoir, je ris. Je ris parce que c’est la belle vie, un verre devant moi. Il arrive que je m’esclaffe, oui. Même pendant la guerre du Golfe, même pendant des drames. Je est séparé des drames, ils sont loin du verre, de celui-ci et du prochain.
C’est pour vous, ce n’est pour personne, c’est pour moi, merci. La Kabylie c’est beau. Je n’y suis jamais allée, c’est beau comment ? La Kabylie m’accompagne sans qu’elle le sache, personne n’ira la prévenir qu’un Kabyle de MBDQ parle d’elle. Il n’y a pas lieu de s’appesantir, les verres ne sont pas faits pour ça. J’ai un peu plus de quarante ans.
• J’essaie, je retiens, je passe ; la terrasse du bar de mon quartier, La Piscine, m’attire avec son store rouge et son palmier, le palmier est nouveau, le store rouge rend La Piscine rouge, c’est une couleur qui lui va bien et au patron ses yeux verts kabyles tournés vers le palmier à grandes feuilles vertes.
Sur le trottoir mes mémoires se congèlent instantanément, l’instant de l’enquête s’aplatit telles les oreilles d’un chien en couches aéroplanes.
• Jamais plus je n’allais dans MBDQ, jusqu’au jour de La Piscine. Il était tard pour prendre un café. Je pris un café. C’était le dernier état lisible de MBDQ.
[septembre 2014]