je me représente le lit de la rue M.
acheté chez Emmaüs quarante francs
un matelas posé sur le plancher brut crayeux
monté à grand-peine au cinquième étage
et posé dans la pièce-cuisine
à l’aide de quelqu’un ou peut-être sans moi
deux hommes l’auraient monté
eau et gaz à tous les étages
était-il indiqué sur la façadeje passe au lit de la rue G.
que je n’ai pas eu besoin de faire monter
il était là quand je suis arrivée
occupant la partie de la pièce vers la fenêtre
mais ne bloquant pas les portes du placard
je vivais dans seize mètres carrés
baignés d’un soleil que dangereusement
je prenais installée sur l’appui de la fenêtre
au cinquième étage sans ascenseurdonnant sur un jardin dans la rue P.
plus précisément sur un figuier
et l’atelier d’un grand artiste connu
un lit encastré dans un coffre
m’attendait au premier étage avec ascenseur
de même de grands coussins vert et blanc
encastrés de l’autre côté
me permettaient de recevoir du monde
des photographies l’attestentle lit de la rue L. était celui d’ascendants
qui n’en avaient plus l’usage
il était encore bon et me fut livré par camion
dans une chambre aux murs lavande
qui ne constituait qu’une des quatre pièces
d’un appartement loué pour s’agrandir à deux
puis à trois puis à deux
les autres pièces aussi très colorées
mon bureau rouge et beige tant aimédans la minuscule chambre de la rue R.
une cheminée d’angle empêchait
de faire le tour du lit déménagé
par une nacelle élévatrice depuis la cour
au quatrième et dernier sans ascenseur
mon sommeil était sans cesse dérangé
ce n’est pas dans cet ancien lit que je m’endors
mais dans un autre transporté depuis la rue
au sixième sous les toits de la rue C.
Catégorie : sang refroidi
[sang refroidi traite des dommages du temps, et ce, bien qu’il n’y ait aucun traitement existant autre que l’existence]
maigre rondelle de citron
une fois par an je prends un Martini blanc nous parlions à l’angle de ces deux rues les glaçons fondirent très vite une fois par an c’était cette fois-ci les glaçons ne tintèrent pas longtemps se résorbèrent dans le liquide clair je pressai la maigre rondelle de citron au fond du large verre sculpté avec peut-être la cuillère de son café le ciel parisien toujours gris de craie absorbait nos paroles de vieux parents dans l’infini de leurs vies d’adultes infinies comme dans un film noir j’écrasai encore la rondelle de citron dans le liquide clair de mon Martini blanc.
pas d’autre musique
j’ai senti que le vent annonçait l’hiver
et aussi le raffinement de la pensée en écharpe
bref, j’ouvre un truc inadéquat : calendrier
je connais le nom du truc mais –
faux ! m’écriai-je à l’ancienne
je vais sur la place le crier aux vautours
tous vautrés avec leurs cacahuètes
en happy hour, pintes à la ronde
la violence n’est plus du tout supportée
on se hélait d’injures, c’est fini, fermez le ban
à petits pas il est possible qu’elle rentre
et qu’aussi je rentre avec un caddie, courbée
altières insultes, jurons éblouis au couchant,
les brûlures des amants commençaient là
fiers & odeurs cuir, odeurs musc, odeurs hommes,
où finissent les corvées ordinaires
de la séduction en milieu tempéré,
c’est tout ce qui reste de nos affrontements.
et tout effacer.
à partir d’un paysage
partir dans un paysage
processus de la mémoire
leurs dessins tracés
cette musique rythmée, appuyée
de paysages très loin
paysage : éléments trouvés
dans les pages des années
ne rien dire des paysages, chut
et j’oublie les paysages que j’aurais voulu voir de ma fenêtre,
immédiatement, la beauté qui n’est pas ici
hier, superbes paysages en repartant de Sils Maria vers le lac de Constance,
et je ne suis pas sûre d’en trouver de tels par la suite
ce genre d’ambiance estivale, les forêts, les paysages, la moyenne-montagne…
très beau paysage, mais certainement pas le genre d’endroit
où j’aurais aimé m’exiler pour l’été
ne plus voir de mots se superposer au paysage, ou très peu
la plaine sur le plateau, téléphoner avec C., parler de F.
dans ce paysage vidé mais plein (de ciel, de conversation)
processus de la mémoire
de paysages traversés
la présence incertaine
et tout effacer.
relire et adapter aux circonstances
comme lire est évidemment lié à relire
les circonstances se sont plouf
relire et adapter aux circonstances : ploufrelire comme retrouver
laisser le temps faire
le paysage, aujourd’hui lointain,
se confine dans un jardinlaisser le temps faire
relire un seul livre, un seul,
y repérer les coquilles
les pieds en l’air au soleilun avion fait le bruit d’un avion
un petit avion de complaisance
un petit plaisir de vol
comme le cataclop du cheval
remonte la grand’ruemais rien n’a existé
l’enfance est loin
elle fut racontée
semant quelques souvenirs
de langue verte et bleue
de soleil et de ventcomme une fourmi passante
préoccupée de la suite
sans raison, rapide.
mise en abyme [de vieux]
se tiennent tous trois dans la lumière grise reflétée par l’eau
– de l’autre côté de la rive, une récente élue,
attroupement, caméras, discours –
leurs regards reviennent à leurs livres
elle raconte le contexte de sa trouvaille
– un livre inconnu soudain lui fait signe
dans un rayon de sa bibliothèque –
le plus vieux des deux hommes enchaîne
il y avait un Balzac mais j’en ai déjà quinze !
alors j’ai pris Aurélien, c’est son prénom
ajoute-t-il en se tournant vers l’autre en souriant,
jamais lu, souligne-t-elle
tandis qu’il manipule le volume, sa tranche orange
à l’épaisseur briochée de gros poche
on ne lit plus d’aussi gros, si ?
on n’y arrive plus, on est émietté, dispersé
on regarde dix trucs en même temps !
on a eu le temps, oh, trop de temps,
trop de temps devant les écrans, confinés
quoique, dit le plus jeune : des films, le replay,
ah le replay ! reprend le plus vieux,
et des concerts ! s’émerveille-t-elle
je préfère en chair, dit le plus vieux, sentencieux,
comme là le fait de se rencontrer sans se connaître…
mais le public ! vieux ! tous ces vieux, au théâtre aussi,
je ne peux pas les supporter ! se désespère-t-elle
c’est une mise en abyme, sourit finement le plus vieux.