le gardien regarde l’eau

 

 

tête penchée pensif
le gardien regarde l’eau
l’eau coule le long d’une paroi de verre
des hommes en costumes murmurent en singulier colloque
ils consultent leurs montres connectées
dont les écrans se colorent de vert

un écran derrière la paroi
montre des images sous-titrées
d’autres personnes regardent l’eau couler derrière la paroi
on entend une musique assez solennelle
avec des graves lents et des sons mêlés

plus loin à l’arrière on ne sait pas ce qu’il y a
ni si c’est important
il faudrait se déplacer pour voir
or c’est mieux de regarder
ce qu’on voit sans s’approcher

 

en regardant longtemps
une femme de dos sur un écran intrigue par sa nudité
ou bien un vêtement rose imitant la nudité

certains se demandent ce qu’il y a marqué c’est inévitable
et pointent du doigt ce qui les intrigue

ils parlent alors plus fort comme si le fait de s’interroger
les autorisait à monter le ton ou bien
le fait d’être gardiens eux aussi
une gardienne au verbe haut remplace le précédent gardien

elle a un fort accent sud-américain et la gestuelle qui va avec
elle ne regarde rien.

en très peu de mots, poème faible

 

des occupations
faire le tour,
impasse

des occupations,
faire le mur
et passer

mur, mur du temps
qui passe,
impasse des occupations

des occupations
faire le tour,
et disparaître.

 

 

 

dans la rue Belliard déserte

 

au point d’un texte
à vélo
une femme et son chien très petit
au bout d’une laisse
une femme Chinoise
tire sur la laisse
femme le suit
tout petit chien
sur l’allée centrale
tirant vers l’arbre
pour pisser
laisse dont je me
serais débarrassée
à vélo
au point d’un texte
tirant sur ma laisse
pourtant à vélo
à queue tirebouchonnée
et gueule renfrognée
poils courts soyeux
robe rouge de la femme
mon coup de pédale
éperdu
dans la rue Belliard déserte
comme si jamais
ne serais débarrassée
comme si le petit chien
tirant sur sa laisse
tirant la femme Chinoise
étonnée
comme si j’étais lui
décidé vers l’arbre
décidé dans une direction
plus décidé que quiconque
au point d’un texte
à vélo
dans la rue Belliard déserte.

                                                                                                                           Simon Hantaï, Tabula, 1980 (détail)

j’ai encore vu Marguerite

 

me frappent ces yeux, tous ces yeux dessinés
dans lesquels je ne lis que bonté

droiture du regard au milieu du chiffonnage du visage

les portraits d’A.A. de 1947 me regardent droit dans les yeux
bonté définitive, confiance inouïe

tandis qu’il se fouille les vertèbres sur un banc
à l’arrêt de l’autobus à Ivry

existe le vrai creusé de l’après-guerre
de toute la complication du visage de celui qui ne viendra pas*

………………………………………………………………………………

il est resté, lesté du seul poids de la mémoire faillible,
un peu du sel d’un souvenir :

j’ai encore vu Marguerite, mais où ?

 

* J’ai attendu toute la soirée des visites qui ne sont pas venues ; par contre j’ai reçu la visite de Robert Michelet et d’un de ses amis qui fout en l’air l’ésotérisme.
 Ce portrait est celui d’un prisonnier de la Santé.
Antonin Artaud, Portrait d’homme, circa juin 1947

                                                                                                                                    non loin d’Ivry

Les phénomènes / 3h52.

Le recul avec lequel elle lui parla de l’instinct. Le recul nécessaire, non pas à analyser ni comprendre ni appréhender le phénomène qui les a tous encagés, mais à poser un regard intéressé sur ce qui sourd et qu’on ne connaît pas. L’instinct.

Les événements, à propos desquels prendre position, ne rien savoir, en apprendre, écouter. La succession des événements de différentes natures. Elle le pensa. N’en dit rien. Continua de le penser.

Et aussi : l’histoire va plus vite que nous. Mais rien ne va plus vite. Et aussi : la réalité : est-elle plus tangible à la campagne qu’à la ville ? Les phénomènes. L’histoire. La succession des événements (de ce qui arrive, de ce qui advient, comme si on n’avait pas bien compris).

Le mot-même ne fut pas prononcé. Une périphrase à la place d’un mot ferait l’affaire. À 3h52. Une opération militaire spéciale, pas une guerre. Et le tour est joué. Billard à cinq bandes. On se retire de la pensée ? pensa-t-elle en écoutant la radio, changeant prestement de station.

Ce qui est détruit. Ce qui sera détruit. Et bien sûr ce qui a été détruit. Et même Détruire, dit-elle. On n’a pas bien compris. L’instinct conduit à se représenter ce qu’on ne saurait comprendre.
Or les phénomènes se produisent aussi à une heure précise.

gigue du contemporain déchu

Parfois on parle en différé,
on parle sur une idée déjà passée,
qu’on a vue passer,
comme un canard qu’on rate, à la chasse.

 

je suis tranquille, c’est un moment
où je suis tranquille, je me répète mais c’est
parce que je suis tranquille

les bruits de moteur persistent mais
je suis tranquille

ombres chuchotées

ce moment où je suis tranquille,
extrêmement court,
file, se désagrège

l’avant n’est qu’un nombre

circulation de signes effusifs
mesure du temps disparu
résistance à la page

fenêtre cadre de l’oeil
cadre dedans-dehors

l’araignée : condenser & déplacer

au milieu des recherches,
ni jour ni lendemain

phrase parce qu’il en fallait une
et toutes ces questions
sur l’araignée polysémique.

Photogramme du film In girum imus nocte et consumimur igni, de Guy Debord, 1978.