FRUITS DE MER / faute de mieux

[2003]

 

À part un couple d’Anglais d’âge mûr qui réclamait une disposition particulière de salle de bains par rapport à la chambre parentale, l’Agent Immobile avait rarement vu quelqu’un d’aussi bizarre qu’Orlove. À vingt-deux ans à peine révolus, il débutait dans ce métier de négocier des appartements, pour l’essentiel des petites surfaces toujours enjolivées par des adjectifs trompeurs : adorable, charmant, ravissant, magnifique, plaisant, splendide… Il aurait bien rajouté coruscant, qu’il venait de découvrir, mais c’était hors-contexte. Son boss n’était pas là pour faire de la littérature, juste vendre, tu vends et tu ramasses. Faut que ça rentre, vieux.

L’Agent Immobile s’était dit, c’est ça les boss, l’argent a remplacé le sexe, faut qu’ils mettent leurs pines quelque part, qu’ils les rentrent dans quelque chose d’autre plus fort que les muqueuses molles des femmes. L’argent, c’est plus fort que les sexes de femmes et même que les fruits de mer. En même temps, il n’avait pas franchement connu tant de boss. Il avait remarqué aussi que les boss parlent fort, haut, avec autorité et que si t’as pas une voix gravissime, ça le fait pas d’être boss. T’es boss que vieux et rauque. Rock t’es jeune, rauque t’es vieux, et tu domines, surtout tu domines.

Il l’avait parfaitement entendue parler de fruits de mer. Il en avait eu envie. Il n’avait pas les moyens de se payer des fruits de mer. Il n’en avait jamais mangé, ses parents étant contre à cause des microbes de la mer ; même avec le sel qui désinfecte, on ne sait jamais. Il aurait bien été avec elle, il ne pouvait pas le dire. Lui, il devait trouver lui un acheteur, puisqu’elle vendait.
Peut-être qu’une fois qu’il aura vendu cet appartement, le plus grand qu’il lui ait été donné de vendre, peut-être qu’il pourra manger des fruits de mer, peut-être qu’elle l’invitera ; peut-être qu’il aura assez d’argent pour prendre un plateau géant avec des crustacés inconnus.
L’idée des crustacés inconnus le tint un moment tandis qu’il se faisait un café déshydraté à l’eau chaude du robinet.

*

Quand l’Agent Immobile reçut Orlove, elle fut à nouveau en face de cette patience déjà remarquée, qu’il semblait manifester en toute occasion sans que son visage ne bouge, et à peine les yeux, même le corps, lourd, posé là comme une cave. La musculature de cet homme ne se déplaçait pas inutilement. Il restait là, quoi qu’il arrive.
Il déclara le prix, qu’en pensez-vous ?
Orlove était d’accord. C’était un prix de circonstances, compte tenu des prix de marché, du micro-marché, des événements récents et à venir, de la pondération du mètre carré, de l’orientation, et naturellement, de l’exposition.

L’Agent Immobile s’en voulait de la laisser partir, mais n’avait aucune idée de stratagème pour la retenir ; il regarda sa jupe et ses chaussures, puis à nouveau le bas de sa jupe, comme si l’aller-retour eût pu lui occasionner un brusque sursaut de la volonté. Mais non. Paralysé, l’Agent Immobile s’en voulait. Il avait pourtant calculé l’heure exprès, pour ouvrir une porte de sortie vers l’extérieur du cabinet, enchaîner comme ça se fait couramment sur un verre. La jupe était maintenant de dos, il dut lever les yeux et prononcer quelques mots : au revoir, bonne fin de journée. Il les prononça, habitué à mécaniquement prononcer ces mots.
Orlove avait pourtant pris tout son temps, s’était enfin résignée à pivoter sur ses talons et à offrir ce qu’elle ne savait pas être le spectacle préféré de l’Agent Immobile : ses mollets.
Sa jupe molle battant la lisière de ses mollets, Orlove sortit.
S’il savait ce qu’il voulait… Il tripota son stylo qui n’en demandait pas tant, le tourna, le roula entre ses doigts. Aucune expression ne se lisait sur son visage lisse ; on aurait dit qu’il avait l’intention de traverser sa vie dans un polochon.

L’Agent Immobile est agité de l’intérieur par cette idée d’huîtres. C’est une idée modeste, mais qui pour lui ne l’est pas. Il ne sait pas encore qu’il a toute sa vie devant lui, toute sa vie pour manger des huîtres. À vrai dire, c’est seulement maintenant qu’il se préoccupe d’huîtres. C’est une envie modeste, pas comme un scooter. L’avantage des huîtres, c’est qu’elles ne causent a priori pas d’accident, sauf l’intoxication alimentaire. Vérifier que l’huître est vivante, qu’elle palpite. Avant toute chose, vérifier certaines choses : les choses précèdent toujours la chose, l’Agent Immobile est bien placé pour le savoir.

Les mollets de la cliente, qu’il contourne et inspecte du regard, dont il lui arrive d’évaluer le diamètre sous ses draps quand il n’arrive pas à dormir la nuit, précèdent la chose qu’il ignore encore. Ce qui palpite est digne d’intérêt, mais l’Agent Immobile prend toujours soin que la palpitation ne se montre pas, car elle est signe de faiblesse.
Or l’homme n’est pas faible ; comme le singe, il protège sa tribu. Pour l’instant, l’Agent Immobile est un peu en panne de tribu à protéger, mais ça ne saurait tarder, sûrement.
Un jour, il devra manger des huîtres, voire s’intoxiquer, et protéger sa tribu. Il aura cette mission-là.

il y a longtemps tatata…

 

 

le cerveau vint sur le tapis –
n’existant que sans conscience qu’il soit
il se présentait en lieux, en possibilités, en désignations
en organes de sens, en recoins, en cachettes, en divisions

le cerveau soudain existait, doté de pouvoirs extrêmes
comme une crème glacée convolvulacée :
forme qui n’existe pas mais avec le chiffre infini
de ses connexions, l’immensité de son pilotage

opposant le solide au liquide
construisant des ponts logiques
définissant des surfaces à conquérir
des mouvements qui ne seraient pas réflexes

le cerveau qui n’est jamais un mais multitude
advint comme juge ultime des incapacités nouvelles
et de sa fantaisie possiblement déroutante
surgiraient des encore inouïs

d’images tramées en discours élaborés
de clins d’oeil appuyés en dogmes figés
le cerveau produirait à l’ombre des laboratoires
dans ses circonvolutions ses danses inconvenantes

*

il y manquerait une intercalation un intervalle
il y manquerait ce qu’on ne trouve jamais
il y manquerait l’hypothèse d’une destruction du temps
il y manquerait ce qui ne peut pas ne pas manquer

 

< renseignements pris… >

 

 

chercher des renseignements
(sur la poésie par exemple)
faire au fur à mesure avec les idées
& retomber sur ses pieds.

continuer à lire des revues
auxquelles on ne comprend rien
des noms propres de poètes supposés
très jeunes très fats parce que très jeunes

se demander soudain le prix du papier
le prix de l’électricité le prix du fuel
le prix de l’amour on a oublié
le prix du sexe a disparu, le prix de la guerre, non

les vieux poètes c’est pas mieux
se chipotent en vieux couples
tirent tous les mots à eux
comme une couverture insuffisante

invariablement la page se tourne
les livres bégaient
il resterait des idées
pour retomber sur ses pieds.

d’un Arménien en exil ::: d’elle

[2004]

 

Je suis arrivé là-bas, j’ai fait les courses, j’ai mis la table, je me suis mis à son écoute. J’ai passé trois semaines avec elle, délibérément. Je n’ai jamais fait ça les dernières années, jamais. Il fallait que je sache. Elle et mon père, lui, c’est qui, tout ça, je ne sais rien. J’ai essayé tous les moyens, dans la cuisine, dans le salon, devant la télé, j’ai tout fait. 

Je suis arrivé, je voulais, je pensais qu’en prenant du temps avec elle…qu’en prenant du temps, on arriverait à se parler, on arriverait. Nada, rien, que dalle. Un mur. Lui parler ? C’est un mur ! Un mur.  Je n’y croyais pas, je ne suis arrivé à rien. 

Elle parle avec tout le monde, pas avec moi, elle parle avec l’épicier, sa coiffeuse, sa sœur, plein de gens ; moi, son fils, son propre fils, elle n’y arrive pas, elle s’étonne : je n’y arrive pas. Tout le monde l’aime ! Et moi, moi, j’ai manqué, elle m’a manqué, et les gens l’aiment, c’est incroyable. Elle est tellement dure avec moi, elle dit comme ça : avec toi, j’arrive pas à parler. Elle crâne pas, rien, elle le dit parce que c’est ça, rien d’autre à dire. 

J’ai beau mettre des bouquets au milieu de la table, des draps frais dans les lits qui sentent la lavande, je fais plus que ce que je devrais faire, je fais en sorte, voilà, je fais en sorte, mais ça ne marche pas. 

J’ai une carence affective. Une carence affective, avait-il répété en pliant curieusement son linge à l’envers sur la table prévue à cet usage au Lavomatic.

« une figue accompagnée d’Abondance saigne »

(…) Nous boycottons l’Espagne de Franco. Franco est un super-grand méchant. Nous n’allons jamais en vacances en Espagne. Le peuple va en Espagne, nous non. Nous en concluons que nous ne sommes pas le peuple. Et puis en Espagne il fait beaucoup trop chaud. Nous, nous montons vers le Nord, dans des montagnes fraîches et abruptes, tellement abruptes que nous devons descendre de voiture pour la pousser. Elle ne veut plus avancer, avec la roulotte qui la leste. Le chien ne descend pas, nous regarde pousser de la lunette arrière. Sans rire. Le chien ne rit pas, mais nous aide mentalement. Nous le sentons. Nous aimons beaucoup notre chien. Nous nous battons pour partager le coffre du break avec lui.

Nous lisons des albums des Pieds Nickelés, eux aussi trois, idem les neveux de Donald, trois. Donc nous considérons que trois est le chiffre normal des êtres humains miniatures : ils marchent par trois. Comme les Trois Petits Cochons que nous écoutons en boucle sur le tourne-disque à couvercle gris. Maison de paille, maison de bois, maison de pierre.
Autour de nous, les autres marchaient comme ils voulaient, nous c’était par trois. Il y avait des familles catholiques qui marchaient par sept, mais eux, ils faisaient des gosses. Nous, nous n’étions pas d’une famille qui fait des gosses. Nous étions autre chose. Il valait mieux faire moins de gosses et mieux les élever qu’en faire plein et mal les élever. Nous avions conscience d’être élevés. Nous étions des enfants d’élevage. Nous ne savions pas à vrai dire que nous étions des enfants. Les autres étaient des enfants.
Nous ? Nous étions une espèce d’êtres à part, ni enfants ni animaux. (…)

                                                                  l’eau et les murs x 3 (capture Instagram septembre-octobre 2023)

• MBDQ •

 

 

• Mon bar de quartier s’appelle La Piscine, avec un grand L et un grand P pour le différencier de la piscine qui le jouxte presque, piscine Arts Déco avec cabines individuelles sur coursives latérales.
Quand j’institue La Piscine comme MBDQ, je ne pense absolument pas aux conséquences, je ne pense pas qu’il réclame, ce bar, une attention particulière, ma vie au bar de mon quartier est derrière moi, les verres sont bus, les milliers, combien ? Vous en avez de bonnes, je ne sais pas moi, combien. J’ai presque soixante ans.

• Dans mon premier bar de quartier, un café provincial, un café pour la bonne compagnie avec des fauteuils violets confortables, Le Glacier, la première fois que je vais au Glacier, il y a des preuves, des photographies d’un groupe de gens, la photo est jaunie, c’est un Polaroïd, la première fois que je vais, je n’y vais pas : j’y descends comme si je descendais de ma montagne, je descends au Glacier et je pose mes fesses sur les genoux d’un homme, un homme confortable, gros, très barbu.
Sur ce double fauteuil, fauteuil et fauteuil-homme, je tiens un verre. J’ai quinze ans.

• À Aix, j’eus deux bars de quartier, un en haut du Cours Mirabeau, un en bas, un Le Mistral, un Les Deux G, comme mes deux frères, mais c’était pas eux, c’étaient Les Deux Garçons avec un grand L, grand D, grand G, c’était cher, du coup, s’y asseoir méritait attention. Selon qui y a, qui peut payer ou pas.
Je passais devant MBDQ, en robe de dentelle blanche ajourée, rouge à lèvres carmin, escarpins noirs, chevelure noire bouclée, passais en regardant qui y a, qui y a étant l’occupation du passage devant, voir qui y a, et selon qui y a, s’arrêter ou ne pas, passer, donc, et quoi qu’il en soit, les passages étaient nombreux. J’avais dix-huit ans.

• Il n’y a plus de flipper, de juke-box, de noms pittoresques comme la mauresque. Il y a des travaux. Il n’y a plus qui y a. Mais un je qui est un autre, et je le remercie avec effusion qu’il soit un autre, parce que je ne me voyais pas rester en robe de dentelle etc. jusqu’à la fin de mes jours.

• Debout, où mettais-je mon verre, le pan incliné du flipper ne le permettant pas, où ? Dans le petit espace du Trafalgar, autre version du tabac dont je ne me souviens pas du nom, dans une petite rue au coin, centre de Bordeaux, coincée entre le bar et le flipper, taille 34, je tiens mon verre à la hauteur de mon visage et j’encourage un homme. Je joue au flipper vers onze heures, et ensuite : rien.
Les heures passent aussi, les jours, les mois. J’ai dix-neuf ans.

• Une fois, mon bar de quartier se déplace dans les beaux quartiers pour quelques années quatre-vingt. Je tiens salon au bar de La Closerie des Lilas, Paris sixième, le soir tard, et je bois du whisky, peu. J’ai appris la règle : je paye moi-même. Là, les tabourets hauts ont des dossiers, je ne m’affale pas, je fais attention à ce que je dis. Je croise des noms propres qui ont des visages chers à Truffaut ou à la révolution à venir qui ne viendra jamais.
L’un d’eux me donne rendez-vous à deux heures du matin au Rosebud. J’y vais, il ne se passe rien, nous mangeons comme d’habitude du chili con carne avec quelques amis de la nuit. J’ai vingt-cinq ans.

• Un autre bar de quartier servait de quartier général où se fomentaient des révolutions de l’avenir. Au quartier général, les filles n’arrivaient pas en même temps. Je ne comprenais pas les filles. Cette fois, c’était au centre de Grenoble début des années 70. La question du centre était cruciale pour MBDQ, y compris quartier général, a fortiori quartier général où se fomentent les rév. de l’av. Personne n’a jamais dit QG. Les groupes se déplaçaient selon la logique des limaces : rien ne se sait, rien ne s’ébruite, on se retrouve. On boit des coups, la lumière est effacée, c’est presque l’obscurité, on est dans des encoignures, le bruit des paroles monte très haut et redescend.
Dans ces moments, je ne sais pas si j’y suis, c’est paradoxal. Je suis dans ces lieux sans y être. Je ne sais que répondre. Je m’absente ou bien je hurle parce que mes convictions sont si fortes qu’il faut que je les fasse partager en hurlant ; c’est ma véhémence, comme une démence, un trop d’existence. J’ai bientôt dix-sept ans.

• Parfois, dans les banlieues inconnues du quatre-ving-treize, des fleurs m’accueillent par brassées, des fleurs surprenantes, blanches et très amies entre elles au point de se serrer, au bar du quartier qui devient le mien quelques instants. Quel est l’instant ? De cela non plus nous n’avons aucune conscience, l’instant ne se quantifie pas.
Ici, il y a des fenêtres basses ouvertes sur des sentes parfumées, et de nombreux enfants un peu négligés. J’ai une cinquantaine d’années.

• Souvent, MBDQ est kabyle aux yeux clairs cheveux touffus sombres dents très blanches, brossées au bicarbonate mélangé avec du dentifrice, il me l’assure. Je suis debout accoudée au comptoir, je ris. Je ris parce que c’est la belle vie, un verre devant moi. Il arrive que je m’esclaffe, oui. Même pendant la guerre du Golfe, même pendant des drames. Je est séparé des drames, ils sont loin du verre, de celui-ci et du prochain.
C’est pour vous, ce n’est pour personne, c’est pour moi, merci. La Kabylie c’est beau. Je n’y suis jamais allée, c’est beau comment ? La Kabylie m’accompagne sans qu’elle le sache, personne n’ira la prévenir qu’un Kabyle de MBDQ parle d’elle. Il n’y a pas lieu de s’appesantir, les verres ne sont pas faits pour ça. J’ai un peu plus de quarante ans.

• J’essaie, je retiens, je passe ; la terrasse du bar de mon quartier, La Piscine, m’attire avec son store rouge et son palmier, le palmier est nouveau, le store rouge rend La Piscine rouge, c’est une couleur qui lui va bien et au patron ses yeux verts kabyles tournés vers le palmier à grandes feuilles vertes.
Sur le trottoir mes mémoires se congèlent instantanément, l’instant de l’enquête s’aplatit telles les oreilles d’un chien en couches aéroplanes.

• Jamais plus je n’allais dans MBDQ, jusqu’au jour de La Piscine. Il était tard pour prendre un café. Je pris un café. C’était le dernier état lisible de MBDQ.

[septembre 2014]