à propos du présent : ni répétition, ni surprise le présent est un présent, il y a des champs traversés et c’est le présent, c’est au présent
ce n’est ni la première fois ni d’autres fois il n’y a aucune surprise, aucune répétition aucune interdiction à l’il y a : les champs s’étendent sans circonstance aucune, le ciel les couvre de variations déjà périmées
au présent, dans ce présent, là, traversé en mouvement traversé d’immobile, l’il y a s’abstient de répéter, s’abstient de surprendre, n’effracte pas la pensée : le présent se love & adoube en grands claquements les minutes de procès infinis
ce présent non pas autre ni même capture les aiguisements de contenus, les arase et les restitue pourtant en une singulière mixture l’il y a jadis interdit se vautre où l’énamouré absorbé disparaît dans sa vacuité
(par enchantement, etc.) (à perte de vue, etc.) (le saisissement, le ravissement, etc.) (jusqu’à plus soif, etc.)
l’envie d’un fish & chips est venue, elle a été considérée puis retardée par une rencontre sur ce large trottoir, une rencontre banale, quotidienne
comme le serait ce fish & chips s’il était n’importe lequel ce qu’il n’est pas : il est d’un endroit, sourcé, fabriqué avec du poisson blanc et des frites couleur de miel
ce jour le fish & chips est d’abord advenu par les mots sus et reconnus dans le jour qui a vu naître l’envie avant la rencontre du grand trottoir le retardant
le fish & chips Hanif Kureishi banlieue de Londres avec sa crème à la ciboulette servi ce jour tout près d’ici ressembla au désir d’un transport abrupt sous sa panure
Que rien ne remplace le fish & chips de ce jour fabriqué par des mains pakistanaises et dégusté sur le zinc d’un après-midi quand il n’est pas trop tard
ce jour a été le jour du fish & chips sur un zinc taché de vin rouge et piqueté des politesses du temps dans l’encore possible surgissement d’un ailleurs immédiat
Martin s’interroge et parfois sort son matériel : un tube usé, une gouache totalement sèche, rien ne sort et s’il presse trop fort, le tube éclate et c’est trop violent, ça l’angoisse, il abandonne, ça l’angoisse. Il voudrait proposer des gestes efficaces qui seraient vus en grandeur nature. La notion même de grandeur nature l’enflamme. Il se voit faire les gestes, c’est l’orateur de la peinture, il tient l’intégralité du discours à la tribune, dans sa cuisine, armé d’un chiffon à nettoyer, dans son salon, dans les supermarchés (qui l’inspirent à cause des grandeurs nature, des rayons hauts, des échafaudages, des boîtes, des formes). N’importe quelle couleur serait mieux que ce nettoyage permanent qui l’obsède.
C’est un sort étrange que le sien. Il pourrait avoir ce regret définitif, et l’oubli un peu douloureux. Non, pas du tout, jour après jour la torture insiste lourdement. Il pense ce qu’il pourrait faire. Il se pense dans le conditionnel, il finit par imaginer qu’il est conditionnel, que quelque chose va arriver, qu’il peindra, ce sera très très facile, il en mettra partout : Martin rêve définitivement, tous les jours après toutes les nuits, qu’il en met partout. Et le matin, il nettoie, vite, la vitre légèrement salie par son front qui s’y est pensivement appuyé la veille.
La salissure, il ne sait pas comment c’est arrivé, ce refus de la salissure, il ne cherche pas d’ailleurs, il la voit vraiment, ça lui crève les yeux : il doit immédiatement agir. Pas de traces. Absence de traces. Tout rendre propre, toujours, systématiquement, vite, sans délais, dès la trace. Ne pas pouvoir peindre à cause de ça. Peindre salit. Remonter le cours du temps ne sert à rien, il en a la certitude. Il regarde le ciel et aimerait le peindre. Il voit le ciel avec de nombreuses variantes, chaque jour a sa variante, il court après les variantes, il prépare sa palette…mais tout change – à vue -.
Et l’angoisse monte, il ne peut s’empêcher de penser aux dégâts, au nettoyage. On le voit, dans les pièces de sa maison, déambuler tristement sans pouvoir. On voudrait lui dire de ne plus s’occuper de peinture ; Martin rétorquerait que c’est toute sa vie ; on se tairait devant tant d’étrangeté. On ferait semblant de comprendre, on hocherait la tête, on acquiescerait. C’est ce qu’on ferait.
En faisant cela, on renforcerait sa condition conditionnelle, sans s’en rendre compte. Nous aussi, on se mettrait à conditionnaliser son existence, ce ne serait pas un service à lui rendre. Quelque chose nous intéresse, sinon on ne viendrait pas le voir, on ne s’en occuperait pas. Peut-être qu’un jour il peindra quelque chose d’extraordinaire, que sa peinture, à force d’être rêvée, sera magnifique, grandeur nature.
Quand on sonne chez lui, il ouvre le portillon de son petit jardin, il n’a pas un aspect spécialement soigné, c’est ce qu’on se dit au premier coup d’œil, le pantalon de couleur indéfinie n’est pas très bien coupé, le pull un peu vague. On a l’impression de le connaître même si on ne le connaît pas. Tout en astiquant mécaniquement un bout de meuble, Martin cherche la solution. Comme si demain devait être aplani, nettoyé de la veille, lisse, prêt pour une nouvelle scène, il apprête le décor, le soir, et même dans la journée lorsqu’il est là.
Martin perd sa vie à la gagner, comme n’importe qui. Il est dans un bon service, au service du service public, dans un service du secteur des services. Depuis qu’il est petit, il a été formaté pour devenir serviteur au service de la collectivité. Son geste pictural s’est arrêté à la maternelle, c’est tout. Il l’a presque perdu mais pas complètement. Il a une nostalgie de la pâte à modeler, mais n’en parle jamais. Il a perdu la mémoire de ce qui le gêne ; il sait juste qu’il devrait peindre. Mais il ne sait plus pourquoi ni comment il le sait.
Armé de son chiffon, Martin frotte sans trêve dans les couleurs rapprochées, les couleurs éloignées, les couleurs excentrées ; il s’accroche à son chiffon, et son soupir, lourd, tombe telle une chute de mollusque alangui.
(mars 2005)
composition avec envoi de Nathalex Callay (avril 2014)
mon mari et moi, le long de l’amour long l’homme et la femme, c’est moi qui, c’est lui qui mon mari et moi l’oeuvre commune avec les yeux du rire et la voix qui tremblote
c’est quelqu’un, mon mari et moi : qui marche le long de l’amour long indifférencié vers le Nord, tranquille, paisible mon mari et moi, des bisbilles lumineuses dans le croûton du temps, le long de l’amour long
encore un peu de temps, encore une voix encore des yeux, mon mari et moi, à regarder en face à marcher le long des digues vers le phare le long de l’amour long