subterfuge & vacillement

quelqu’un baisse la tête au matin.
quelqu’un se tait : c’est le moment matinal.

Il est recommandé d’utiliser : subterfuge, couverture, mensonge, excuse, etc.
Le degré de confiance à accorder aux sources périphériques sera très variable d’une source à l’autre.
Il sera tributaire des facteurs motivants (exemples : la vénalité, l’ambition, la vengeance, le sexe, la vanité et son corollaire, le désir de paraître, etc.) et des moyens de tenue en main.*

ce qui tombe ne se relève pas,
dans un régime
de destruction des connaissances.

les couleurs coulent, bien sûr

il n’y avait pas de preuves, et pourtant
la coulure du coulé était à l’oeuvre.

ensuite on dispose, on bricole, on remue le petit doigt.

il n’y a pas de fin et ce sans fin
chagrine les humains.

cependant, mettre des points aux phrases
permet d’amortir le vacillement.

* Extrait d’un cours d’Ingénierie de l’intelligence économique,
à la toute fin du XXe siècle.

                                           Édouard Vuillard, Couverture de l’album Paysages et intérieurs, 1899 (détail).

poubelle du cours des choses*

 

* sotie en direction de Salvatore Spada,
de qui je reprends la formule en titre.

Discussion dans la cour.

cette fois-ci c’est du sérieux : on a localisé le cours des choses
que dis-tu, Jim ?
on va pouvoir le mettre à la poubelle
tu as la poubelle ?
non, il faut aller la chercher
où, Jim ?
près de la bergerie
tu dis n’importe quoi, on est en ville
et alors ? tu ne la vois pas la bergerie ?
non, Jim, je vois les loups, c’est tout

Plus tard, bien plus tard.

je suis embêté avec Henry Purcell, Jim
c’est pas mon problème
c’est quoi ton problème ?
mettre à la poubelle le cours des choses
tu m’as entendu ? je suis…
oui
oui quoi, Jim ?
Henry Purcell, j’ai parfaitement entendu
il fait partie ou pas, du cours des choses ?
je ne pense pas, je n’ai pas encore analysé les compositeurs

Enfin, comme dans un menuet.

qu’est-ce qu’on fait avec la grammaire ?
d’habitude, tu ne me demandes pas mon avis, Jim
cette fois oui, je réfléchis à foutre l’imparfait dans la poubelle
et le remplacer par quoi ?
par rien, il est mortifère
mais Jim, nous n’avons pas la poubelle !
nous la trouverons, nous sommes invincibles
nous ne sommes pas armés, Jim
non, mais nous sommes le cours des choses
alors, pourquoi nous mettre à la poubelle, Jim ?

« Toujours la même histoire » (Musil)

/ Premiers jours de janvier 2002. Dernières nouvelles de l’extérieur :
la Joconde à moustache vient d’être prêtée par Robert Hue à la reine d’Angleterre. Ça ne s’invente pas. On vient d’inventer la pelouse chauffante pour les matchs de foot. Ça ne s’invente pas. Arafat est toujours coincé à Ramallah – assigné à résidence -. Ça ne s’invente pas. /


C’est le bordel total à Ramallah. La radio La Voix de la Palestine a été bombardée, etc. On pense qu’en détruisant des bâtiments tatatatata les gens vont arrêter de se coller. C’est quand ils se collent qu’ils deviennent ennemis. Et quand il fait chaud. La chaleur ne devrait pas exister. Pourtant, le réchauffement de la planète fait tout pour.
On écoute poliment le réchauffement de la planète et les bombardements dans les territoires occupés. En se décrottant le nez ou en se livrant à n’importe quelle autre opération nomenclaturée du rapport à son propre corps. La littérature contemporaine foisonne de ce genre de nomenclature, tandis que la planète se réchauffe et que les bombes tombent, réduisant à néant toute espèce de nomenclature.

Mars 2002. Ramallah est abondamment bombardé. Des palestiniens désespérés continuent de se faire exploser dans les cafés. On retrouve des débris de chair partout autour, d’eux et d’autres qui prenaient tranquillement un verre. Des femmes commencent aussi à se faire exploser. Les ambulances palestiniennes ne peuvent plus sortir sans se faire canarder par les chars israeliens omniprésents. Arafat a finalement été autorisé à sortir de son logement. Mais il ne peut aller nulle part. Les Nations-Unies finissent péniblement par pondre une résolution où il est question d’un état palestinien à côté d’Israël. Mais où ? Nulle carte nulle part pour situer cet à-côté. Toujours pas de Palestine. Pas de lestine. On tourne autour du pot.

Les chars israeliens ont fini par faire ce que, par ordre, ils devaient faire depuis tout ce temps : pénétrer le domaine d’Arafat. On est à trois jours du poisson d’avril ; les oeufs de Pâques fleurissent colorés dans les boulangeries qui se dépensent dans cette profusion ovoïde, inventant des espèces toujours plus différentes (plus seulement en chocolat mais aux jus de fruits ; à la pâte de fruits, etc.) ; les juifs fêtent Pessah, pain azyme et dons aux chrétiens ; les salariés ordinaires se ruent sur les routes pour éventuellement y mourir dans le week-end rituellement et préalablement décrété le plus meurtrier de l’année (comment le savent-ils déjà ?). On parle plus précisément de l’intégrité physique menacée d’Arafat, ou du vieux lion.

Chaque mot est pesé, tandis que les images du trou dans le mur d’enceinte du Q.G. de Ramallah soustraient le sens de ces mots pesés.
Destruction. (A cet instant précis, imaginer toutes les catastrophes de destruction de bâtiments dans le monde).

Ramallah à nouveau encerclé /

Fin juin 2002. Toujours pas de lestine. Palestine remise à plus tard sous une mention à la fois plus virile et plus subordonnée : État palestinien, à côté d’Israël. En 2005, sur décision du manitou américain, et à condition qu’Arafat se déguise en quelqu’un d’autre – ou meure, si possible. Puis : destruction totale du siège de l’Autorité palestinienne à Hébron.

[Le nom propre est agréable en ceci qu’il est familier. Nous avons des nouvelles d’Arafat jour après jour ; le nom se prononce bien, il a suffisamment de syllabes pour être consistant en bouche, ce qui n’est pas le cas de Bush. Même Bush a plaisir à ouvrir la bouche pour prononcer : Arafat + un décret de mort, accessoirement.]

À cet instant, la voix d’une radio égrène le raid sur Gaza. La maison du chef du Hamas détruite. Le Hamas crie vengeance. Arafat dénonce le silence de la communauté internationale. La Palestine en lambeaux, moins lestine que jamais : pas. Les enfants palestiniens morts.
Les images. Les images. Les images. Les images de la voix. Une tonne pour étouffer les voix. Les appartements éventrés. Les trous dans les béton, les corps, les petits corps empaquetés dans des draps à la hâte, qu’on referme sur les visages pour les protéger de plus de la mort, car ça peut exister plus-de-la-mort, surtout chez les enfants.
Re-tués, re-re-re-re-tués. Pas de lestine, sombre comptine.

[mai-juin 2002]

Château de Gramont, Bidache, Pyrénées-Atlantiques

 

un bout sur le blanc


et c’est blanc si on veut, blanc comme la vérité blanche
qu’ils disaient dire
ils disaient la vérité, mais ça n’a pas tenu

la vérité n’est pas vraie, elle est autre chose que vraie
elle se promène dans des bouches et fait de la vapeur
la vérité se vaporise

ainsi d’une disparition subite et sans spray
on ne sait pas où se forme le nuage ni quand il n’est plus là

blanc comme les oeufs blancs

ce n’est pas un truc sur le blanc pourtant
il s’en faudrait de beaucoup
et nous n’avons pas de beaucoup

reprendre le spray et vaporiser sur l’ensemble de la surface
se reculer et regarder l’effet
blanc chaulé si on veut

toute de blanc vêtue elle allait vers le zénith
fuyant dans la forêt poursuivie
sa robe s’accrochant dans les branches courbées

comme la neige ne tient plus, ni blanche

détail d’une affiche de rue mal collée (texte FEAR OF GOD)

comment Fenêtre (Buenos-Aires)

Fenêtre avait bien compris que l’amour était le but, on ne peut pas la lui faire, il saurait répondre si on l’interrogeait par surprise, mais en fait, il ne comprenait toujours pas ; par exemple, quelle attitude devait-il adopter face à cette vieille dame qui l’avait adopté, lui. Le mystère de l’autre restait intact, et tant mieux, sinon quel ennui.

Finalement je me suis perdu, finit-il par dire, à moitié pour lui à moitié pour la vieille dame. J’ai attendu en bas, je pensais que vous n’étiez pas dans votre chambre. On ne sait jamais si on est vraiment là où on est, dit la vieille dame avec un petit sourire. Ah ! vous avez entendu ce que j’ai dit ? Oui, tu vois bien que j’ai mes oreilles ! Elle avait ses jambes hors du lit, qui pendaient, comme si elle était entre deux stations, assise-debout. Vous voulez que je vous aide ? Je n’ai pas besoin d’aide, mon petit. Ou bien si, aide-moi ! À quoi ? À mettre mes chaussures. Lesquelles ? Celles qui sont là, avec le petit noeud.

Ils sortent de la chambre, contournent les quelques obstacles habituels aux couloirs des hôpitaux et des maisons de retraite, notamment des humains statiques dans des fauteuils, empruntent l’ascenseur et se dirigent vers le jardin. Mme Salzburg s’appuie sur Fenêtre et pas le contraire. Fenêtre ne déteste pas cette situation. Un chat passe, pas très vite, à une allure de chat, elle le remarque, et bizarrement susurre quelque chose d’inintelligible comme si elle pensait parler chat. Le chat s’arrête, la regarde, puis reprend le cours de sa promenade, de son inspection générale, de sa quête de câlins, de croquettes, de thon.

Fenêtre, on s’en serait douté, professe une indifférence non jouée envers la gent féline domestiquée. Mais pas seulement ; envers tous les animaux. Ça ne lui suffirait pas de vivre, il voudrait autre chose mais quoi ? Les animaux, ça leur suffit, de vivre : il les envierait. À ce stade, on ne sait pas tout, et d’ailleurs Mme Salzburg veut s’asseoir, là, à la petite table, tu crois qu’on aurait frais ? Non, tenez, un châle. Autour, c’est pas mal la débandade de vieux et de vieilles, surtout des vieilles, enfin, à un moment, on ne fait plus la différence : les vieux ont des visages de vieilles et vice-versa. Les traits se diluent dans des expressions indéchiffrables. Des regards noyés et des paroles à peine audibles ou très criées.

Mme Salzburg est un mystère, comme il a été dit plus haut. Oui, l’amour était le but, le fondement, les environs.

il est possible de trouver d’autres textes ayant trait à Buenos Aires :
ici, un Prologue
ici, un fragment
ici, un autre fragment

Bjarne Melgaard, Elisabeth and me, Galerie Thaddaeus Ropac, 2020

IMPAIRES • IMAGES • INACTUELLES

 

[21 mai 2007]

La vieille le regardait souvent, en disant je vais faire revenir quelques-uns de ces torchons. C’est souvent l’hiver. Les torchons sont à carreaux verts, bleus, et rouges, exclusivement. Ils sont vendus par lots, en chiffre impair, de façon à ce qu’on ne puisse pas faire de paires avec. Il fait froid. La petite se tient au fond du fauteuil beige, en boule. Elle tient ses chaussettes avec ses mains. Elle se repose.
La vieille reprend son tricot. La petite lit des images d’Épinal. Elle fait le plein d’images, recoloriées avec une force incroyable dans les bleus, les rouges et les jaunes, surtout les militaires avec leurs manteaux stricts à boutons, les vraies images dans un vrai livre d’Épinal.
Épinal va avec catalogue, les carreaux des torchons et les carreaux des images.
C’est l’heure de la soupe. La petite reste vautrée dans le gros fauteuil beige. La vieille tricote. L’heure n’avance jamais, jamais. C’est très très long. Il faut attendre.

Parfois la sonnette retentit, comme une cloche de l’école. Elle sent le chocolat brûlé. Enfin, les deux vont ensemble. La petite ne cesse de faire des paires.
Qui sonne ? Le voisin venu apporter un peu de mâche du jardin. La vieille sait parfaitement préparer des betteraves avec de la mâche : les couleurs vont ensemble, vert et rose-rouge foncé. La couleur de la betterave, la petite l’a dans l’oeil. Parfois alternance avec oeuf mollet dedans.
La vieille prononce particulièrement sombre le mot betteraves, surtout raves qu’elle laisse traîner. La petite ne peut pas faire autrement que d’observer toutes ces variations de températures dans la voix de la vieille et au-dehors, quand c’est l’heure de la consultation du catalogue. Fenêtre givrée. Halo de sa bouche chaude sur fenêtre givrée : chaud-froid. Il y aura drap froid dans lit haut.
La petite confond tout, celle qui tricote et celle du livre d’images. Le froid.

Elle pose le livre d’images, descend du fauteuil et prend le catalogue. Elle ouvre au hasard et tombe sur la page des accessoires de chasse, puis peu de temps après, sur celles de la lingerie féminine. Elle revient sur les accessoires de chasse : le canard en joue est pas mal avec sa queue verte comme un poireau.
Ça sent le poireau partout, vapeur de poireau bouilli. La veste du chasseur qui a fière allure est bourrée de poches à fermetures rutilantes.
À la page des femmes dénudées, elle y va comme en cachette. La vieille un peu voûtée remue sa mixture. Elle va passer la soupe.

Clémentine Mélois, galerie Lara Vincy, décembre 2020.