Une histoire de carottes

J’achète des carottes.

Dans le frigo, elles font de l’eau.
Il m’est insupportable de les voir faire de l’eau, alors qu’elles sont dans un sachet en papier.
Elles faisaient de l’eau sans sachet.
J’ai essayé le sachet, mais c’est pareil.
Les carottes font inéluctablement de l’eau.

Je les oublie.
J’oublie ces carottes aqueuses.
Parfois je me lamente de l’eau dans le bac à légumes.
Je tourne le sachet pour changer.
Elles font de l’eau de l’autre côté.

Le jour est venu de manger les carottes.
Il faut attendre le jour, et c’est le problème : en attendant le jour, les carottes font de l’eau.
Avant ce jour, je les avais sorties, pour ne plus voir l’eau.
Sur le plateau où je les avais placées, je les vois soudain : très diminuées, atrocement amaigries.
Les carottes ont rétréci, considérablement.
C’est triste.

Je les prends : elles sont molles, affreusement molles.
Je les épluche avec un économe, difficilement, elles sont si molles qu’elles se plient avec l’économe.
Qu’il est difficile de leur ôter la peau, mais je m’y applique.
Je les coupe en morceaux : mous.

Les carottes sont coupées.
Il y a peu à manger.
C’est ainsi, il fallait en prendre soin, vous n’aurez rien d’autre à manger.
Beaucoup plus tard, cuites, réduites : d’un orange foncé.
Les morceaux de carottes brillent sous le beurre et le citron.

Le peu secrète du bon, de l’élégant, de l’orange insolent.

fragment de “Buenos Aires”

(…)

Elle pense à tous ces écrivains qui parlent de leurs mères, de leurs pères, toujours la même chose. Ou de leurs amis qui leur font penser à un père, ou aux mères infirmières, ou aux infirmières. Elle ne parle pas espagnol, comme Frédéric Fenêtre, elle n’a pas su ce que se sont dit les deux jeunes filles. Peut-être étaient-elles infirmières, elles se sont offert un après-midi sur le fleuve, pour rêver devant les maisons au bout des jardins peignés avec petit chien brièvement aboyant, sinon on a envie de le tuer, si ça dure, malheureusement souvent le petit chien aboie non stop, et on a envie de le tuer.

Ici l’écrivain est naturel, comme une herbe poussant dans l’eau, partout dans Buenos-Aires, dans les galeries sous verrières et les façades ultra-brillantes qui se dédoublent dans le fleuve. Les petits artisans continuent de cirer les chaussures. Ce sont donc des cireurs. Pomme-Fleur (aussi bien Pomme-Q) s’est assise sur un haut tabouret et s’est laissée cirer. L’écrivain est naturel mais photographié, ou parce que, photographié. Le plus grand d’Argentine, sa bibliothèque, ses suiveurs, ses exégètes, ses héritiers. Et parfois ils sont plusieurs, en groupes, relativement complaisants à l’image, sérieux ensemble. Enfin, il y a toujours un père, un fondateur, un devançeur : inégalable.

*

Toujours la même histoire, en Autriche juste avant la chute de l’empire, qu’en Argentine un siècle plus tard. Toujours la même histoire, que Pomme-Fleur soit sur ce bateau à Tigre ou bien ailleurs. Ce vent dans les cheveux l’agace, elle les a laissés pousser et c’est pas une réussite, et en plus le vent. Elle passe sa main dans ses cheveux pour tenter de les discipliner. Croise furtivement le regard des deux infirmières gentilles, esquisse un demi-sourire, scrute la rive de l’autre côté, pensant y voir quelque chose. Mais non. Il y a rarement quelque chose quand on regarde, ou bien il faut regarder très longtemps. La surprise ne vient pas non plus du mouvement. Rien ne serait vrai. Sur ces divagations au fil de l’eau marron, Pomme-Fleur se rend compte qu’elle commence à s’ennuyer ; oui, mais une fois que tu es sur le bateau, tu ne peux pas descendre quand tu veux. C’est le principe du bateau (ou de tout autre moyen de locomotion dont on ne maîtrise pas la conduite).

Elle se souvient d’un trajet entre Budapest et Vienne sur un bateau semblable à celui-ci, mais alors, elle ne s’ennuyait pas du tout. Elle regardait tout avec avidité, comme si le paysage eût dû lui rendre la monnaie de sa pièce, comme si elle avait payé pour ultra-regarder. Et aperçu Brno au loin comme un écarquillement nécessaire des yeux. Rien de tout cela ici. Rien d’écarquillant. Les années étant passées les unes après les autres, Pomme-Q se trouve sur un petit bateau en Amérique du Sud dans la banlieue d’une mégalopole. Ce qui est à regarder, elle l’a déjà vu ailleurs : c’est cela qui l’embête. Elle a pris un train de banlieue pour aller dans le mot Tigre comme elle aurait été à Fontenay-aux-Roses.

(…)

Prologue de “Buenos Aires”

Prologue

 

Comme je me faisais chier un jour de novembre du nouveau siècle, celui qui est devenu le pire de tous les siècles, et que l’air venait à manquer en Chine, en particulier, mais aussi partout, que les livres, je les avais tous lus, et les plaisirs tous épuisés, que je ne sais pas et ne saurai jamais parler espagnol, je décidai d’écrire Buenos Aires, en français dans le texte : Les bon airs.

Il y faut du panache, du toupet, de l’insistance, je dirais : un sentiment du chevaleresque, une certaine dose d’inconscience pour embrasser les rives du Rio Bravo d’un seul vaste geste. Mais non, je n’embrasse rien ni personne. Certainement pas. Décidément plus. Je me suis détaché de tout ce qui ressemble à une embrassade, à un rapprochement avec l’autre, fût-il fleuve. Enfin, le but n’étant pas de raconter ma vie, mais la vôtre ou celle de vos voisins ou de vos aïeux, pourquoi pas, le but n’étant pas de raconter tout court, qu’était le but ?

Qu’était le but ? Il y eut des enthousiasmes, des rencontres ébouriffantes, des éclats bleus, rouges, dorés, dorés à l’or fin, des espoirs longs, des bruits aimés, des formes de religions dégradées, bref, des vies. Revenons aux Bons Airs, recentrons-nous, remettons-nous sur des rails. On nous attend au tournant.

                                                Frédéric Fenêtre, novembre 2020.

(miettes de proximité I, II & III)

n’embellir pas le passé


que faire d’un stéréoscope et de trois fiers chameaux dans le désert

entre stéréoscope et situationniste

mon coeur ne balance pas, il reste à côté d’eux

 

quelquefois le verbe vient


au milieu de tous les verbes c’est celui-ci qui vient

celui-ci dans une forêt opaque et inexacte de verbes

disséminés dans dix pages, puis celui-ci vient, seul

 

1927 un commissaire parle à un suspect


Vous êtes seul au monde, mais oui, et moi,

malgré ma famille, mes amis, je suis, comme vous, seul également.

Nous sommes tous des isolés.


[Emmanuel Bove, La dernière nuit, 1927]

rebond des silhouettes —–

les seuils imparfaits permettent-ils

que longtemps s’y tiennent les silhouettes ?

finir chérir : que de verbes en -ir usités

 

se roulant dessus les mots rugueux

encore et mal fagotés encore

avec et sans, autour et dedans

 

jet d’osselets cris victorieux

élusion subreptice des autres légumes

(pas de saison pas de quartier)

 

toute question de choisir

devant soustraire à l’esprit aiguisé

une somme harmonique, un ourlet plombé.

rochers comme des mots ——

l’entassement —— et là-bas brillants

de ces brillances d’escargot, luisent léchés

des rochers, ceux-ci par la mer amassés

 

au bord

 

au seuil exact tenues strictement droites

à la jonction cailloux-bitume

deux silhouettes, petites devant grand mur

 

saluent sourient

 

au bord parapet dessus juché l’immobile

corps lourd attend ——

du désordre l’arrêt net, coupure de la position.