fragment de “Buenos Aires”

(…)

Elle pense à tous ces écrivains qui parlent de leurs mères, de leurs pères, toujours la même chose. Ou de leurs amis qui leur font penser à un père, ou aux mères infirmières, ou aux infirmières. Elle ne parle pas espagnol, comme Frédéric Fenêtre, elle n’a pas su ce que se sont dit les deux jeunes filles. Peut-être étaient-elles infirmières, elles se sont offert un après-midi sur le fleuve, pour rêver devant les maisons au bout des jardins peignés avec petit chien brièvement aboyant, sinon on a envie de le tuer, si ça dure, malheureusement souvent le petit chien aboie non stop, et on a envie de le tuer.

Ici l’écrivain est naturel, comme une herbe poussant dans l’eau, partout dans Buenos-Aires, dans les galeries sous verrières et les façades ultra-brillantes qui se dédoublent dans le fleuve. Les petits artisans continuent de cirer les chaussures. Ce sont donc des cireurs. Pomme-Fleur (aussi bien Pomme-Q) s’est assise sur un haut tabouret et s’est laissée cirer. L’écrivain est naturel mais photographié, ou parce que, photographié. Le plus grand d’Argentine, sa bibliothèque, ses suiveurs, ses exégètes, ses héritiers. Et parfois ils sont plusieurs, en groupes, relativement complaisants à l’image, sérieux ensemble. Enfin, il y a toujours un père, un fondateur, un devançeur : inégalable.

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Toujours la même histoire, en Autriche juste avant la chute de l’empire, qu’en Argentine un siècle plus tard. Toujours la même histoire, que Pomme-Fleur soit sur ce bateau à Tigre ou bien ailleurs. Ce vent dans les cheveux l’agace, elle les a laissés pousser et c’est pas une réussite, et en plus le vent. Elle passe sa main dans ses cheveux pour tenter de les discipliner. Croise furtivement le regard des deux infirmières gentilles, esquisse un demi-sourire, scrute la rive de l’autre côté, pensant y voir quelque chose. Mais non. Il y a rarement quelque chose quand on regarde, ou bien il faut regarder très longtemps. La surprise ne vient pas non plus du mouvement. Rien ne serait vrai. Sur ces divagations au fil de l’eau marron, Pomme-Fleur se rend compte qu’elle commence à s’ennuyer ; oui, mais une fois que tu es sur le bateau, tu ne peux pas descendre quand tu veux. C’est le principe du bateau (ou de tout autre moyen de locomotion dont on ne maîtrise pas la conduite).

Elle se souvient d’un trajet entre Budapest et Vienne sur un bateau semblable à celui-ci, mais alors, elle ne s’ennuyait pas du tout. Elle regardait tout avec avidité, comme si le paysage eût dû lui rendre la monnaie de sa pièce, comme si elle avait payé pour ultra-regarder. Et aperçu Brno au loin comme un écarquillement nécessaire des yeux. Rien de tout cela ici. Rien d’écarquillant. Les années étant passées les unes après les autres, Pomme-Q se trouve sur un petit bateau en Amérique du Sud dans la banlieue d’une mégalopole. Ce qui est à regarder, elle l’a déjà vu ailleurs : c’est cela qui l’embête. Elle a pris un train de banlieue pour aller dans le mot Tigre comme elle aurait été à Fontenay-aux-Roses.

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Auteur/autrice : Édith Msika

Une théorie de l'attachement, P.O.L, 2002 / L'enfant fini, Cardère éditeur, 2016 / pipelette dancing, Editions louise bottu, 2022 / L'homme en bleu, Julien Nègre éditeur, 2022 / Introduction au sommeil de Beckett, Julien Nègre éditeur, 2023 / & textes dans des revues : larevue* 2019, 2020, 2021, 2022, Revue Rue St Ambroise (n° 45, 2020), TXT n°33 (2019), Jungle Juice (#6, 2017), + sur le web : Atelier des auteurs P.O.L, remue.net, libr-critique…

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