courir seul dans Hollywood

Qu’est-ce qui peut être grandiloquent aujourd’hui, à la veille ou à la purée, d’une troisième guerre mondialisée, parce que maintenant c’est plus mondialisée que mondiale. Dans la purée, on y est. On peut quand même aller au cinéma s’en mettre plein les mirettes de Hollywood, et ressortir en courant dans la rue avec une impression de voler, mais on ne vole pas, enfin si, un peu.

Les vieux couples qui vont au cinéma sont des emmerdeurs au même titre que les vieux couples qui font autre chose. Mais ceux du cinéma parlent, les autres aussi, mais ceux du cinéma, parlent, et gênent en parlant, parce qu’ils parlent fort parce qu’ils entendent mal. Ils parlent, ces vieux couples au cinéma, et en plus ils disent : « Et si on allait acheter du pop-corn ? ». Et là, c’est horrible. On voudrait disparaître. Mais, coup de théâtre, parce que c’est un théâtre, ou un cinéma, on a le choix entre plusieurs salles dont une très haute, alors on monte en se disant que le vieux couple ne pourra pas monter avec ses pieds, on l’entend. Quelque part, on l’entend, ceci : « Je ne pourrai pas monter là-haut ».

Alors nous (on est un mais on fait comme si on était plusieurs), on monte très haut, pour échapper au vieux couple bavard. L’homme commente tout (parfois c’est la femme). L’homme commente tout et il semble très satisfait de lui-même et de ses commentaires. Tout ce qui est dit est parfaitement stupide, et ne sert qu’à justifier la fonction phatique du langage inventée par Jakobson, t’as qu’à regarder ce que c’est sur Google si tu sais pas.

Tu montes (tu, c’est aussi bien nous, le nous de tout à l’heure qui est un) là-haut, au plus haut, et surtout avec personne dans le dos. Les vieux couples dans le dos au cinéma, c’est le pire. Tu fais dans le radical : personne dans le dos, et c’est possible, et là, tu te calmes. Tu as trouvé ta place, au bout d’une longue quête ; tu es passé (ici, le masculin égale le neutre, pour manifester l’être humain et pas le singe par exemple) par l’étage intermédiaire, mais malheureusement à cet étage, le talisman était omniprésent.

Point sur le talisman, qu’on comprenne bien ce qui se passe : ils ont tous le talisman sorti faisant de la lumière. Tu anticipes : tu te dis qu’ils ne vont pas forcément éteindre l’objet, tellement ils ont l’air d’en avoir absolument besoin tout le temps. Or toi, tu veux juste voir le film, sans lumière, sans parole autre que celle qui vient de l’écran et des baffles sur les côtés de la salle. Donc tu montes encore. Parce que c’est possible, parce qu’il y a trois niveaux. C’est un cinéma à trois niveaux.

On a oublié une chose fondatrice qui fut dite au départ dans la salle basse du cinéma : lorsque le vieux couple arriva, la femme dit : « On vient vous tenir compagnie ». Or, on ne veut pas de compagnie. On veut la salle pour soi tout seul. D’ailleurs, on a répondu : « Si vous ne parlez pas ». Malheureusement ça n’a pas suffi. Les vieux couples bavards, il leur en faut plus pour s’arrêter de parler, c’est terrifiant. Le cinéma libèrerait-il la parole des vieux couples ? C’est idiot. Le cinéma libère la parole et le talisman lumineux de la poche. Parfois les deux en même temps. On ne sait pas pourquoi.

Enfin, en sortant, à défaut du grandiloquent introuvable impossible, on a volé un peu en courant, en disant « pardon » aux gens qui marchaient par deux et qui ne savent pas le plaisir que c’est de courir seul dans Hollywood.

Ce crépuscule qui n’est déjà plus.

 

 

 

Les gens ont envie d’être aimés : ça commencerait comme ça.
Ce serait un truc facile, de début de crépuscule entre deux saisons.
Un truc qu’on ne réfléchit pas.
On a oublié le passé, on se demande même s’il a existé.
On écoute du jazz et on baille ; c’est le soir ; l’heure bleue dépassée.
 On ajoute « désormais ». Et le piano et la flûte. Ou un autre instrument à vent. On n’est pas sectaire.

Puis ça ralentit. Forcément. Avant de s’éteindre tout à fait.
Enfin, on n’en est pas là, rien n’est encore éteint.
Mais on ne peut s’empêcher d’anticiper, ça nous perdra.

Charlie Mingus à la fin des années 50. Ce crépuscule qui n’est déjà plus.
On se demande. Non, rien.

On rêve de la transparence absolue. Tout serait juste.
La note juste, celle après laquelle on court, et en attendant, on en fait des fausses.
En attendant, mais on n’attend plus rien.

Mais oui, les gens ont envie d’être aimés, c’est sûr.
Au crépuscule : pour faire joli. Il n’y a pas que le crépuscule dans la vie.
Il y a la vie ; et le crépuscule.

On a mangé de l’andouille et pris plaisir à détacher la peau des tranches.
 On ne va quand même pas manger le boyau qui entoure l’andouille.
 On ne se souvient plus du nom de l’andouille, mais elle se marie bien avec la bière.
On serait presque attendri d’avoir une pensée aussi plate.

Et bientôt, on ne se souvient plus du tout de pourquoi les gens ont envie d’être aimés.
Parce qu’il n’y a pas de pourquoi.

Ils tendent leur petit museau et attendent les croquettes, les gens.

[1er mars 2021]

 

– lire entre mes livres –

 

Une lecture attentive de Une théorie de l’attachement (P.O.L, 2002)
& de L’enfant fini (Cardère éditeur, 2016),
par Jean-Luc Bayard, auteur P.O.L (13 décembre 2016)

 

– (…)
– la différence entre les livres ? Elle est mesurable, bien sûr. Entre les dates de publication respectives : 14 années ; entre les personnages principaux, de l’un et de l’autre ouvrage : trente-sept centimètres.
– après cela, bien sûr, les rapprochements, il ne s’en priverait pas.
– prenez l’élément liquide. D’un côté Jasper, « ses yeux liquides », de l’autre côté tellement de « mots liquides ». Une écriture de la même eau ? C’est pas ce que j’ai dit.
– mais New-York, quand même. L’Hudson et Soho, on va de l’un à l’autre.
– et le silence, hein, le silence…
– la catastrophe surtout. Cette manie qu’ils ont, l’un et l’autre, à naître au lendemain d’une catastrophe, vous la comprenez, vous ? (« Jasper, par sa place qui lui a été attribuée par sa naissance après la catastrophe » ; « Au lendemain de la guerre, quand je suis né »)
– de cette manie de naître sur le feu, vient la fenêtre, où ils sont attachés, regardant : « être à sa fenêtre plutôt que naître » ? : « je reste pendu à la fenêtre » ; « devant ma fenêtre sans rideau » ; « la liseuse est à sa fenêtre, et pas ailleurs »…)
– regardant, mais sidérés. Le regard fixe. (« l’équipe avait regardé le regard fixe de l’enfant, dont la fixité n’était pas conforme à l’usage du regard » ; « Je dois garder les yeux droits et ne pas ciller. ») – et le silence encore, avec la sidération. (« l’une que j’ai tue par force, l’autre qui se tait par destin triste, la troisième que je tais en mon for intérieur »…)
– regardant par la fenêtre, vers l’autre côté. L’Allemagne, l’Europe si vous voulez. Ils nomment les places, en face, comme des pays…Il est malade de l’Allemagne (hier), malade de l’Europe (aujourd’hui). À moins qu’il ne compte sur l’Europe pour le guérir de l’Allemagne, mais faut pas rêver.
– la hauteur, voilà ce qu’ils cherchent. À prendre de la hauteur. À prendre l’auteur de là, tandis qu’elle passe, l’histoire (avec sa grande hache). Être auteur, silencieusement. « Sa vertu était son là- haut à lui » ; « il est un autre être, avant d’être un hêtre haut ».)
– ça tient à quelques signifiants communs, par quoi les noms se rapprochent. Violette et Valenti, leurs trois lettres VLT, comme racines du nom, on croirait de l’hébreu.
– d’un côté la racine, de l’autre la fin. À n’en pas finir. « Pas de saison finie pour les ouvriers, jamais de saison finie, l’infini du labeur. » La fin, on veut bien la mettre au commencement, voilà.
– (…)

                                                                                                                cour des Beaux-Arts de Paris, février 2023

 

marketing extrême & ode à la dorade

 

 

 

Il y a une forme.
Il y a des coïncidences.
Il y a du sens.

Et c’est un bien-être. Un bien-être au jasmin. Oui.
Vous êtes dans un jardin et vous respirez. Respirez bien.
Il n’y a pas de conséquences à respirer ce jasmin.

C’est très simple à comprendre : un petit groupe discute, d’accord avec lui-même.
À la lisière du petit groupe, un ou deux individus ne trouvent pas leur place.
Ils s’ennuient. Ils vont faire un tour.

Après les moments intenses, il y a des moments plats.
Au début, c’est inacceptable.
Puis ce n’est ni acceptable, ni inacceptable.

Intermède : un jour, la mer. Ça ne se décide pas.
C’est un aller-retour. La mer ennuie aussi.
Il y a des sens interdits près de la mer.

Quelque chose d’un visage n’existe plus.
Tous les visages disparaissent.
Éviter l’excès dans la description si possible.

Il y eut quelqu’un. Son visage existe toujours.
Cependant son être disparaît.
Combien de zigzags faut-il emprunter pour arriver ?

Il y a une forme.
Il y a des coïncidences.
Il y a du sens. Jusqu’au moment où plus.

 

 

 

dressing de poupée d’saison

 

 

elle vante son « dressing », c’est une petite machine
qui produit de la musique
un napperon plié en accordéon très coloré rouge vert jaune
des couleurs de cuisine
l’enfant plus âgé adore son objet
le plus jeune s’est pris dans le fil
a failli être étranglé
elle remet de la musique pour danser
elle est si gaie avec son fil bleuté entre les mains
qu’elle tripote en expliquant
comment son fils aurait pu être étranglé
mais le plus important c’est la musique dit-elle gaiement

à un moment / donné
ça disparaît

les dollars arrivent
avec les couleurs

étrangement pâles bien que vives
leurs pointes enfantines soulignent des fragments de

! phrases !

                                                           Jean Puy, Jeune femme nue au turban sur un divan, vers 1900 (détail)

 

c’est-à-dire [montage impuissant]

 

 

 

partis pour voir des choses volantes
sur leurs petites allumettes frêles
les enfants de la guerre
au début du siècle suivant
perdent l’esprit
l’esprit c’est-à-dire
l’esprit l’oubli
l’esprit n’ayant jamais fait cela
l’esprit plus ne se reconnaissant
plus ne reconnaissant la cadence

partis pour voir les choses volantes
arrivent aux choses loin
l’esprit s’est enfui au début du siècle suivant
aux enfants de la guerre la patrie méconnaissante
aux yeux écarquillés les yeux hagards substitués
les yeux pour voir les choses monumentales
monu comme monu
mentales comme mentales
les choses monu/mentales
c’est à dire architecturales monumentales
comme on les voit à Iena par là tout autour d’Iena

choses loin c’est-à-dire sénescence
c’est-à-dire choses volantes devenues loin
par le vivant entraînées
par le vivant attirées
choses loin c’est-à-dire vieillissement du cerveau
pas volant ! pas volant !
(…)