pas d’idée sauf Naday

 

 

s’attend quelque chose
quelque chose s’attend
blanc

Naday l’animal inexistant
ni mort ni vif
inexistant

patience et longueur de temps
traversant
encore

forme cheminante
ru serpentin
disparu

caché toujours caché
rien à trouver
trou.

 

 

 

« C’est une maladie », dit-elle.

 

il y eut une réponse, deux, plusieurs, plein,
comme il y avait des livres, des livres par centaines
dans des cartons,
et puis les mots n’eurent plus aucune résonance
puisqu’ils se perdirent dans la poussière des pages
tournées par des doigts avides

Un homme va sur ses trente ans, on n’en continue pas moins à le trouver jeune.
Ingeborg Bachmann, La trentième année, 1961.

j’en ai marre ! c’est pour ça qu’il y a tous ces cartons
faut que je m’en débarrasse, de tous ces livres,
c’est aussi ce que je me dis, pourquoi continuer à en acheter ?!
c’est une maladie,
mais que ces mots sont beaux !
or, dès qu’un nuage passe, ils s’ombrent de rien…

L’habitude se reconnaît dans un circuit mental rapide et paresseux.
Georges Lambrichs, Une confidence, in Pente douce, 1972.

j’en prends deux c’est déjà ça !
trois, quatre, tout ce que vous voulez,
c’est pourquoi je les mets à un euro, il faut que je m’en débarrasse
oui, mais il faut… oui, je vous ce que voulez dire, il faut…
de la place ! de la place !
il y a beaucoup de L.H., non ? oui c’était sa bibliothèque…

Bien ! Je voulais écrire mon livre et je disposai ma vie pour ce faire.
Eduard von Keyserling, Une expérience amoureuse, 3 août 1900
(Trad. de l’allemand par J. Chambon).

:: paysage désactivé d’eux ::

 

[à eux]

paysage désactivé voir ce que j’en fais
maisons disposées sur les collines
serrées entre elles se chevauchant

oh les beaux nuages presque dessinés
j’ai jeté ce livre de Bonnefoy trouvé
n’en voulais pas trop de Dieu dedans

les branches du figuier les fleurs des iris
faire une photo d’eux se tenant debout
décor voiture rouge foncé portail ouvert

je devrais photographier les branches
du figuier voici ce que je dis en me garant
à les toucher ces branches fières
et leurs feuilles nouvelles si vertes
je tourne le gros bouton des fréquences
difficile d’entendre la radio grésiller

le regard ne fait que voir sans faire
maisons au loin dessinées collines
paysage désactivé par leur absence.

 

Rester, verbe d’état.

 

 28 mars 2020

J’ouvre les volets, brassée d’air frais au visage. Je pars. C’est décidé, le ciel est bleu, je pars. Je prends ma voiture, l’A86, l’A15, je vais dans le Vexin, je vais dans l’herbe. Je vais, je pars, j’use de verbes rouillés depuis deux semaines. Une dépense folle de verbes de mouvement. Une ivresse de la vitesse interdite, cheveux au vent. Je fugue, je me casse, je roule vers le vert. Rien d’autre que le vert. Dans un premier temps. Puis rouler vers la mer dans un second. Luxe des luxes. Quitter la ville vidée. Partir dans la campagne vidée.

Hier soir, elles criaient Bravo les docteurs !, les petites du premier d’en face, massées à l’orifice de la fenêtre, volet descendu, cous tordus vers le haut. Je sifflai entre mes doigts, puissamment, index et majeur des deux mains dans la bouche, langue repliée vers l’arrière. On applaudissait fort, ça criait, on applaudissait encore, on se regardait dans la nuit. Les lumières blanches acides des smartphones dessinaient des intentions, caressaient les ombres des angles. Chacun tentait de dire et de répondre. Verbes de parole. Ce qui émeut, dedans. Et qu’on ne sait pas.

Ce matin je me tire, c’est une fugue diurne. Je pars dans les mots, j’invente les verbes de bord de routes herbes folles, je me penche et cueille tout en roulant des énoncés de paysages, des descriptions de reliefs, d’arbres inconnus. De déchirements intérieurs aussi. Bravo les docteurs ! La police veille. Je n’ai aucune raison valable de partir, de rouler, d’aller. Rester, verbe d’état. Je reste chez moi, l’État me le demande. J’obéis. L’État c’est moi, j’use d’un verbe d’état. C’est cohérent.

Je choisis les mots mais ils manquent, comme d’habitude. Je voudrais ne pas les écrire, n’en écrire aucun et rouler à la place, et m’arrêter pour regarder l’horizon si je le décide. Je serais empêchée d’écrire, obligée de me tirer, de fuir un danger. Je me cache. Je préfère ne pas me cacher. Bravo les docteurs !, ai-je crié avec les petites. Verbes de parole, c’est de la rigolade, ces verbes, du blabla pour toutous à sa mémère. Je veux du verbe d’action, du verbe costaud, du qui déménage : je décide. Je décide de ne pas partir. À la place, j’écris. Comme quand j’étais malade. Mais je ne suis pas malade. C’est un semblant. Je suis l’État. Je reste chez moi.

passer une éponge sur la table des sentiments

 

 

on entend les coups de feu
un sanglier blessé
traverse la route

………………………………………………………………………

des fois Zelensky a une voix
de personnage de dessin animé,
je sais, c’est mal

………………………

elle chante Poulailler poulailler poulailler
dans une video de cheveux
très rythmée

…………………………………………………

à défaut d’une idée
sur quoi que ce soit
acheter de l’ail et une salade

                           Espace Topographie de l’Art, exposition Contours du Réel / jour de performance, 2023.

 

 

:¡: transhumances de printemps :!:

 

 

 

Bucarest, 5 juillet 1854.

Chère et excellente tante !

C’est un grand homme, c’est à dire un homme capable et honnête comme je comprends ce mot, un homme qui a voué toute sa vie au service de sa patrie, et pas par l’ambition mais par le devoir.

Votre Léon Tolstoï

(Lettres de Crimée à sa tante, Tatiana Alexandrovna Ergolskaïa, écrites en français.)

 

De la main qui écrit, je perds ce que j’aurais eu en n’écrivant pas : les paroles, ces conversations, ces gens que je ne connais guère mais qui vivent près de moi, des mêmes ressources dont je ne suis pas jaloux qu’ils aient une plus grande part que moi, car c’est bien ma faute : écrire, à ma manière, me met à part, j’abandonne le terrain.

Henri Thomas

Spectacle rafraîchissant de voir le matin l’eau se mettre à courir dans les caniveaux. Tous ces rus rutilants qui font irruption parmi les voitures comme si, soudain, la campagne était là, à fleur de bitume.

Jean Clair

Comment Pascal a-t-il pu écrire, même au brouillon, que « le moi est haïssable » ? Nous connaissons aujourd’hui pire que la haine de soi : la perte complète du moi, la « désolation » (loneliness) dont Hannah Arendt a diagnostiqué les effets ravageurs sur l’homme de masse, en proie à l’idéologie, voué aux abstractions : privé de la faculté d’éprouver une expérience, il ne sait plus que déduire et encore déduire.

François Lurçat

[source commune : NRF, Juin 1984, N° 377]