s’en tenir à la première impression

 

 

Il ne sert à rien de creuser le sens.
proverbe, Augusta Lubitsch

 

la contingence me contraignait
j’étais soumise aux contingences
et, de la sorte, je ne pouvais disposer de mon temps
comme je l’aurais voulu
        un jour une femme a dit, parce que j’avais envie de manger
        à l’heure du déjeuner : vous êtes soumise à la contingence, vous !
        c’était une femme de pouvoir, j’étais obligée d’attendre pour manger

 

 

la durée est une notion qui m’obsède
la durée durant laquelle on vit se modifie à vue, &,
considérant que l’oubli prend la place de choses
qu’on voudrait nommer, on n’a pas de solution
        il dit : où ai-je mis ma carte ? nous cherchons sa carte partout
        nous déclarons la carte perdue,
        la carte avait été transformée en marque-pages du livre offert

 

 

les humains ont très peu de consistance,
la consistance provient des rides et des yeux qui se plissent,
du rai de couleur qui trace horizontalement dans l’air
quelque chose d’étincelant, bleu
       son visage me faisait face au crépuscule, je l’écoutais parler,
       et non seulement mais aussi, regardais ce visage dont l’expression
       avait une consistance palpable, il disait : mais oui !

 

 

cet effet de la solution introuvable
peut être mâchonné sur le chemin
mille et mille fois : elle n’existe pas,
même à l’état de chewing-gum
         je me demande où le mot solution a-t-il été employé et à quelle date,
         dans le grand cahier noir ou bien dans l’ordinateur ?
         et pourquoi ce mot ? je dis tout haut : il n’y en a pas

< l’invention de la barre d’état >

 

 

il était une fois le regard obnubilé,
vers 1986 ou peut-être 1987
la barre d’état durait plusieurs heures
souvent une nuit, une nuit où elle avançait
une nuit à fumer des cigarettes
et à contempler l’écran, lui,

le mieux était de ne pas dormir
mais le mieux, le mieux :
était surtout de ne pas dormir
de ne pas quitter cette page
avant la fin de l’opération
et, au fil des mois, des années
de constater, émerveillé, à quel point
la barre d’état allait de plus en plus vite
de constater, émerveillé, à quel point
tout allait plus vite, tellement plus vite,
à quel point c’était merveilleux
de regarder la barre d’état filer vers le néant,
de plus en plus vite

et de rester, de ne pas dormir,
de ne plus jamais dormir,
de rester à fumer des cigarettes
le regard obnubilé par l’écran
la barre d’état ayant filé dans le néant
depuis longtemps, elle.

ne manque rien

 

 

 

le silence

Pessoa (re)

face au vide plein

théorie du gâchis, de l’en-dessous

& peu d’atermoiements

à se dire quelque chose

si tant est que

 

assise sur le bord de son lit
l’actrice se remémore les scènes
sur lesquelles elle parut il y a si longtemps
– dans sa bibliothèque un rayon Mélancolie

 

du bout de son pied nu elle déplace
quelques grains de poussière
s’émeut d’un rayon transperçant le gris
et d’un gros oiseau parcourant le pré

 

il y a toujours une fenêtre
depuis laquelle observer
la fusion de l’air et de l’esprit.

les mots dorment quelque part

 

 

 

il est 8h22 comme il est courant qu’il soit une heure et pas une autre

depuis 8h02 quelques minutes sont passées, vingt exactement

depuis 9h22 qu’il n’est pas encore, d’autres minutes attendent

il est 9h20 mais déjà plus

 

ils sont trois dont un crayon gris glissé entre deux pages

les deux autres, un noir et un rouge, délivrent de l’encre

le noir sert à griffonner sur le rouge

le rouge barre souvent le noir

bref c’est la bagarre sur la page de bloc

sur un plateau, un gris d’encre repose sur son bouton-poussoir

lassé d’attendre qu’une main le prenne

son encre trop pâle ne séduit plus,

trop sympathique pour être honnête

 

entre les deux pages du cahier le crayon gris a tracé

je n’y comprends toujours rien mais je peux lire

c’est un livre avec des images en noir et blanc

un livre dont les mots dorment quelque part…

 

 

 

grammaire au jardin (à défaut)

 

elle photographie des chaises vides
leurs couleurs sur l’herbe etc.

elle aurait été dans l’amour l’amour
ses pieds dans des sandales mouillées ?

*

l’orage a tout nettoyé
le piano ruisselle de Brahms
j’arrache des touffes
les ongles noirs de terre
je coupe des roses
je regarde les agapanthes
j’aperçois les fraises
je médite sur la couleur des hortensias
je marche dans le jardin
il n’y a personne autour
je n’aime ni les gens lents
ni les gens rapides
je n’aimais pas la terre
je n’aimais pas les fleurs
les ongles noirs de terre
je me penche & pense à la figure
de celui que l’esprit a déserté

le moment est rapide
le soleil n’a pas encore tout envahi
je fais des courants d’air partout
je ne regarde presque rien
je pense et ne pense plus
le piano ruisselle de Ravel

• les oiseaux méritent une ligne à part •

 

 

« C’est une maladie », dit-elle.

 

il y eut une réponse, deux, plusieurs, plein,
comme il y avait des livres, des livres par centaines
dans des cartons,
et puis les mots n’eurent plus aucune résonance
puisqu’ils se perdirent dans la poussière des pages
tournées par des doigts avides

Un homme va sur ses trente ans, on n’en continue pas moins à le trouver jeune.
Ingeborg Bachmann, La trentième année, 1961.

j’en ai marre ! c’est pour ça qu’il y a tous ces cartons
faut que je m’en débarrasse, de tous ces livres,
c’est aussi ce que je me dis, pourquoi continuer à en acheter ?!
c’est une maladie,
mais que ces mots sont beaux !
or, dès qu’un nuage passe, ils s’ombrent de rien…

L’habitude se reconnaît dans un circuit mental rapide et paresseux.
Georges Lambrichs, Une confidence, in Pente douce, 1972.

j’en prends deux c’est déjà ça !
trois, quatre, tout ce que vous voulez,
c’est pourquoi je les mets à un euro, il faut que je m’en débarrasse
oui, mais il faut… oui, je vous ce que voulez dire, il faut…
de la place ! de la place !
il y a beaucoup de L.H., non ? oui c’était sa bibliothèque…

Bien ! Je voulais écrire mon livre et je disposai ma vie pour ce faire.
Eduard von Keyserling, Une expérience amoureuse, 3 août 1900
(Trad. de l’allemand par J. Chambon).