la nuit tombe sur les commencements, sans les voir

La nuit serait une suite. Ne pourrait être autre chose qu’une suite. Ce qu’elle est.
Pourtant il y aurait des commencements, qu’elle ne verrait pas. Parce qu’elle serait trop vieille, la nuit, et presbyte, la nuit. Elle n’y verrait plus rien, quelques lueurs, quelques lignes de fuite, quelque pétales de temps envolés, quelques badineries de trottoir consumées. Et des silhouettes disparaissent.

La nuit tombe sur les commencements. Rien ne dit qu’elle s’en relèvera. On ne l’aidera pas.
Des silhouettes précipitamment disparues, précocément disparues, sombrent avec elle. On ne les regrettera pas. La nuit ne voit rien, elle trébuche et bégaye, chaque soir au lieu de voir.
Elle a de grands aînés sur lesquels elle s’appuie, la nuit. Claudiquante, elle réclame le soutien d’un bras de chaque côté. Puis tombe.

La nuit surgit dans le bois. Où est-il, celui-là ? Un peu d’air circule aux fenêtres qu’elle décide d’envelopper de noir. Un feu crépite dans une cheminée ; une grosse dame noire chante divinement. Le bois disparaît dans la nuit, après la rivière, avant la plaine. La nuit décide du sort du bois et des feux, de l’amour et des silhouettes, qu’elle agrandit et distord. La nuit fait semblant d’être noire, mais ne l’a jamais été.

La nuit ne lit plus. Elle voudrait mais ne sait plus. Caressant tous les livres, les palpant parfois, la nuit n’ouvre plus que rarement un livre. La nuit fait boum-boum, quand elle reprend son souffle. Sinon, elle écoute les voix des juges dans les prétoires, ça la berce. Et les cris des détenus qui rythment les heures noires dans les cellules suroccupées. La nuit n’aime pas les alinéas. Elle fait dans le continu. C’est pourquoi elle est vieille à force de recommencer.

La nuit swingue quand on ne la regarde pas. Elle prend un balai dans le coin là-bas, et furtivement trace quelques pas dans sa cuisine minuscule. C’est comme cela qu’elle devient blanche. Qu’elle ne fait plus semblant. Qu’elle ne tombe plus sur les commencements sans les voir. Et des silhouettes réapparaissent tout au bout de l’allée près de la rivière. Lorsque la nuit n’est plus la nuit, elles sont au moins cinq.

                                                                              sculpture L’Été, de Bernard Mougin, avenue Foch, Le Havre

jours de retrait

noirs, gris, beaux
noirs, gainés d’anthracite,
gris, sombres, corbeaux
gris, creusés découpés
noirs bleutés, gris fêlés
noirs, gris, beaux,
découpés, noirs encore
creusés encore, gris arrêtés
noirs déserts, cris d’échelle,
beaux découpés, divers gris
noirs, gris, bleutés fêlés
découpés encore, gris d’échelle
pris de noirs, creusés bleutés
cris de gris, sombre anthracite
noirs encore, gris, beaux

[modalité : resserrée et en expansion]

ainsi passa l’après-midi, avec pour horizon le poisson

je n’écris pas pour des lecteurs, pour aucun lecteur –

en regardant mon tapis de salle de bains –

les lecteurs trouvent les livres, point 1

aucun lecteur ne trouve aucun livre, point 2

les pluriels se marient entre eux et avec le je, ça fait désordre

je m’adresse à lui toi, à peu près, point 3

mes pieds sont mouillés : le tapis n’est pas sec, lui

les formes des pieds y sont dessinées, pour savoir où les placer

un lecteur lira des livres, et avant, aucun –

aucun livre : quel rapport ? aucun –

aucune émotion ne m’étreint à la vue des formes, de pieds

j’espère et n’espère pas une disparition des formes

point 4 : avec pour horizon le poisson –

ainsi passa l’après-midi, sans émotion –

c’est encore trop : aucun lecteur ne lira (plus) aucun livre

il faut que je fasse un autre texte

c’est un peu long à dire, à penser, à écrire
comment éviter cette longueur ? il n’y a pas de solution,
s’il le faut, je dois le faire, s’il ne le faut pas, je ne le fais pas.
il se trouve que je le fais,
mais comment en être sûre ?
ce texte se fait aussi sans moi, il court sa petite vie de texte
comme un grimpant le long d’une façade, le long le haut,
pas un rosier, pas du lierre, un autre : du chèvrefeuille ?

c’est un petit texte.
qui a dit qu’il devait être long ? qui a formulé cela ?
regards circulaires, silence dans les rangs.
il a été dit : autre, c’est tout.
pourquoi long ? de quelle longueur (serait-il le nom – nouveau clichééééé -)
un autre par rapport au même : où est enfoui le même ?
sous la glycine des jours perdus ?
sous le mauve du taffetas inutile ?
sous les mots qu’on n’utilise plus jamais ?
sous le on un peu piteux que j’emploie pour me cacher ?

il faut que je fasse un autre texte :
c’est pourtant simple, limpide, quasi-princier,
il a sa traîne, ses favoris, ses lumières,
point.
enfin… un autre texte ?…
je le vois comme si je l’avais fait !
et peut-être l’ai-je déjà fait ? voyons, regardons sous le lit :
il attend dans l’ombre le signal de la sortie, de sa parution
il attend dans l’ombre des années, d’exister
il attend que je le fasse
il m’attend.

cette viduité superposée à celle de l’été

j’hésite entre deux phrases,
ensuite, j’hésite quant à la manière de dire comment j’hésite,
il me semble que cette manière-ci ressemble à une ancienne phrase,
je ne veux pas vérifier, mais je suis presque sûre,
je prends alors une autre direction, je me mets en mode S (sport),
je peux passer les vitesses (le moteur vrombit dans les lacets, etc.)

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cette viduité superposée à celle de l’été,
je ne l’ai pas complètement inventée, seulement un peu transformée,
il semble que j’aie cessé d’hésiter entre deux phrases,
que décidément j’aie choisi l’une au détriment de l’autre,
pourquoi ? parce qu’elle était faible (ou qu’elle émouvait ?),
parce que j’hésitais encore sur la manière d’agencer ses constituants ?

je n’exclus pas le mot griffée par exemple,
je n’exclus pas le mot ronce, pourtant je n’ai pas choisi cette phrase-là :
la chair griffée par la ronce,
une chair fragile, d’un sein, la nuit,
lorsque la ronce griffe sous la lune pleine,
griffe, agrippe la rondeur blanche de la chair aussi blanche que la lune

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sur la page, venues ensemble, l’une cependant plus petite que l’autre,
mais ensemble, posées, imparfaites, sans aucun rapport,
restées ensemble plusieurs jours et plusieurs nuits,
les deux phrases indécidables (mains jointes derrière le dos),
dans l’attente du sort qui leur serait fait, ont observé leur délai,
et rien ne s’est passé comme prévu, mais rien ne l’avait été, non plus

 

C’est un peu comme si l’on posait au-dessus d’un trou vide, par compensation, une coupole vide ;
comme la viduité sublime n’est que l’agrandissement de la viduité ordinaire,
il est en fin de compte bien naturel qu’à une époque où l’on vénère les personnalités succède une époque
où l’on tourne carrément le dos à tout ce qui sent la grandeur et la responsabilité.
Robert Musil, L’homme sans qualités

dédicace trouée de sempiternelles piailleries

je pense à eux mais je ne fais rien
je pense à elle mais je ne fais rien

je ne pense pas
je pense rien

 

 

 

 

s’il arrive que je pense, je pense
je pense à elle, mais plutôt à eux

je ne fais rien
je continue à ne rien faire

je ne fais pas rien
je fais sans faire

je repense à eux, ou bien à elle
elle, est un personnage

eux, sont des gens
je pense à eux

ce n’est pas vrai
je ne pense à rien

un jour, je penserai,
c’est faux

je n’ai jamais pensé
il m’est arrivé de penser

je ne peux rien faire
je ne peux rien y faire

je ne pense plus à eux
je penserai une autre fois

un jour j’ai été pensée
je n’ai jamais rien pensé

je n’en pense rien, absolument rien
je pense à lui, quelqu’un

quand je pense à eux, je ne fais rien
je n’ai jamais rien fait

je ne pense pas du tout à lui
je pense à elle, personnage

je pense à eux, c’est vous
je pense à elle, c’est elle

je pense à haute voix
j’entends que je pense

je pense encore à eux
c’est souvent que je pense à eux