« L’enfant fini », par Philippe Rahmy (sept. 2015)

 

[Un « en cours de lecture » retrouvé : lumineux, inspiré, érudit,
qui me fut adressé
avant la parution du livre, par Philippe Rahmy]

 

Trois phrases par lesquelles j’ai fusionné avec l’écriture, après y être entré (touchant au projet d’écrire après avoir été touché par l’écriture) :

1.« Jasper est cet enfant se regardant être un enfant. »

2. « Jasper aimerait bien reparler avec Clemence Valenti, en savoir davantage sur elle, pour cela il doit faire l’effort de l’inventer, comment pourrait-il réellement, et serait-elle là, à l’attendre, c’est absurde, comment ? »

3. « Le va-et-vient naturel de Jasper avec le monde […] »

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Notes en cours de lecture :

Hoboken. Sur l’autre rive, Hoboken. Wikipedia dit qu’il existe un mémorial en projet à Hoboken, mémorial du 11 septembre 2001, une trace du/au futur ? et la ville de naissance de Frank Sinatra ?

Magnifique description du temps élastique des joueurs d’échecs.

Il suffit de montrer la possibilité de Jasper, pour que Jasper existe. Mais tout est effacé avant d’avoir débuté. Cet anéantissement comme naissance. La durée de cette naissance, comme une enfance. Comme Jasper. New York, l’Amérique, le monde stupéfié qui balbutie des pistes, des possibles, sachant qu’elles peuvent être effacées, et, pire, oubliées, car désormais, après la catastrophe, tous les trajets sont hypothèses, même le chemin le plus court entre Ground Zero et le musée, tout est et sera perpétuellement remis en cause par l’effet incessant des causes imprévisibles. Chaque parole peut être déparlée. Ces causes, on perçoit leur action, leur présence : dans le bruit, la vitesse.

Une catastrophe inédite. Formuler le sans-nom, ne pas le formuler, lui donner corps, naître de ça.

Il suffirait pourtant de montrer, comme la liseuse à la fenêtre, comme le tableau de Fromentin, de montrer la catastrophe. Impossible. Alors montrer l’impossible. L’aporie-Jasper.

Le jeu récurrent entre les interstices, les écarts, les isotopies disant la séparation, et l’isotopie contraire/complémentaire de la fusion : l’eau, les ponts, le désir d’Europe, la croissance, l’âge adulte, etc. (questionnement du temps qui hésite entre temps du devenir et temps éternel). Le liant (« ce qui manque ») est décrit comme « éclair », il peut être perçu par Jasper dans les yeux liquides de Clemence, de Clemence comme son autre, ou dans l’image de la « farine pulvérisée » (cendres–> « Der Tod ist ein Meister aus Deutschland »–> « tes cheveux de cendre
Sulamith »–>Celan–> la catastrophe inédite, naître de/après la Shoah).

En Europe, matrice de la catastrophe, première et indépassable catastrophe. Regarder l’Europe, regarder le carnage de la Shoah. Le voir se refléter dans le miroir des tours de NY. Comment ? Impossible superposition. Pourtant écho. Naître « après ça »…

Le dessin de l’autiste survolant Manhattan réaliserait le prodige du monde réunifié ? La réparation « cicatricielle » du pêcheur sur le ponton, cet instant, soudain, donné comme épiphanie (cf. C. Simon, temps suspendu, éternité du monde fracturé, pourtant expérience d’une complétude).

Les automates, le mouvement saccadé, entre vitesse et immobilité ; projet héraclitéen d’appariement des contraires : le geste saccadé réalise, à sa manière, la fusion/suture/appariement entre le délié, le monde a-problématique, l’idylle d’avant la catastrophe, l’impensable « avant » et l’anéanti, le présent informulable.

Du pouvoir de la fiction. Le remède dans le mal ? Starobinski/Rousseau : Jasper, ou la fiction au chevet de l’Histoire. Du pouvoir de l’image… il suffirait de montrer (pourtant, sur le ponton, à côté du pêcheur, contemplant la perfection de cette image, Jasper se sait à côté de l’image, séparé). Le monde recousu demeure fracturé par son extérieur, par le regard.

La passion des visages chez Jasper. « Il n’en a jamais fini avec les visages » -> Levinas et les visages : le visage, antidote à la destruction, humanité.
De « l’abîme des profondeurs aquatiques » à la lumière des visages, au visage des victimes, au visage de « Clemence ».

Vieille Europe et jeune Amérique autour du jeu d’échecs. Rapport crypté au monde, un langage de survivants (Perec), distinguant Clemence et Jasper : ils se parlent et ce sont des possibles qui se répondent, d’infinies listes de situations, de noms, de visages pétrifiés, d’innombrables vivants et d’innombrables victimes qui se regardent en silence, quand ces deux-là se parlent et s’inventent ; on serait alors avec « L’enfant fini », on ne le quitterait plus jamais, prolongeant la partie, la plainte et la joie, l’enfant infini multipliant les fugues et les spirales, comme un enfant fractal accordant encore une chance à la vie au moyen du langage.

[Le livre est toujours commandable chez l’éditeur]

– lire entre mes livres –

 

Une lecture attentive de Une théorie de l’attachement (P.O.L, 2002)
& de L’enfant fini (Cardère éditeur, 2016),
par Jean-Luc Bayard, auteur P.O.L (13 décembre 2016)

 

– (…)
– la différence entre les livres ? Elle est mesurable, bien sûr. Entre les dates de publication respectives : 14 années ; entre les personnages principaux, de l’un et de l’autre ouvrage : trente-sept centimètres.
– après cela, bien sûr, les rapprochements, il ne s’en priverait pas.
– prenez l’élément liquide. D’un côté Jasper, « ses yeux liquides », de l’autre côté tellement de « mots liquides ». Une écriture de la même eau ? C’est pas ce que j’ai dit.
– mais New-York, quand même. L’Hudson et Soho, on va de l’un à l’autre.
– et le silence, hein, le silence…
– la catastrophe surtout. Cette manie qu’ils ont, l’un et l’autre, à naître au lendemain d’une catastrophe, vous la comprenez, vous ? (« Jasper, par sa place qui lui a été attribuée par sa naissance après la catastrophe » ; « Au lendemain de la guerre, quand je suis né »)
– de cette manie de naître sur le feu, vient la fenêtre, où ils sont attachés, regardant : « être à sa fenêtre plutôt que naître » ? : « je reste pendu à la fenêtre » ; « devant ma fenêtre sans rideau » ; « la liseuse est à sa fenêtre, et pas ailleurs »…)
– regardant, mais sidérés. Le regard fixe. (« l’équipe avait regardé le regard fixe de l’enfant, dont la fixité n’était pas conforme à l’usage du regard » ; « Je dois garder les yeux droits et ne pas ciller. ») – et le silence encore, avec la sidération. (« l’une que j’ai tue par force, l’autre qui se tait par destin triste, la troisième que je tais en mon for intérieur »…)
– regardant par la fenêtre, vers l’autre côté. L’Allemagne, l’Europe si vous voulez. Ils nomment les places, en face, comme des pays…Il est malade de l’Allemagne (hier), malade de l’Europe (aujourd’hui). À moins qu’il ne compte sur l’Europe pour le guérir de l’Allemagne, mais faut pas rêver.
– la hauteur, voilà ce qu’ils cherchent. À prendre de la hauteur. À prendre l’auteur de là, tandis qu’elle passe, l’histoire (avec sa grande hache). Être auteur, silencieusement. « Sa vertu était son là- haut à lui » ; « il est un autre être, avant d’être un hêtre haut ».)
– ça tient à quelques signifiants communs, par quoi les noms se rapprochent. Violette et Valenti, leurs trois lettres VLT, comme racines du nom, on croirait de l’hébreu.
– d’un côté la racine, de l’autre la fin. À n’en pas finir. « Pas de saison finie pour les ouvriers, jamais de saison finie, l’infini du labeur. » La fin, on veut bien la mettre au commencement, voilà.
– (…)

                                                                                                                cour des Beaux-Arts de Paris, février 2023

 

Philippe Rahmy, chronique (absente)

Philippe Rahmy-Wolff                                               12 janvier 2017 à 23h08
Rép : je n’écris pas
À : Édith Msika

Bonjour Édith,

(…) Si j’ai disparu des radars, c’est que je suis lancé sur la route, à la petite semaine, certes, mais lancé quand même façon petit Kerouac, Castaneda sans ses mensonges, Hopper sans sa Harley et hobo sans la misère. Nous roulons, Tanja et moi, passant d’un motel à l’autre, le temps d’essayer de goupiller une rencontre, de trouver une piste sur le chemin sinueux, beaucoup plus sinueux que je ne l’avais imaginé (of course !) avant notre départ, qui devait me mener sur la piste des erreurs judiciaires aux Etats-Désunis, me permettre de rencontrer une ou deux personnes, victimes d’un emprisonnement arbitraire, avant d’être libérées suite à une expertise ADN. Et là, bien évidemment, je ne trouve que portes closes, y compris du côté des associations de défense et d’aide aux victimes, et je galère, je multiplie les mails et les départs, ricochant en surface, sur la croûte de cette société prise de convulsions, en plein délire avant, pendant et surtout depuis l’élection de Trump, une société invisible, innommable, inconcevable, mais qui, en ses silences, absences, béances, révèle toujours le même fond de graisse, avec juste un peu de rose, juste un trait lumineux sous la couenne brune et brunissante, fascisante, juste un discret aveu de vulnérabilité qui me permet de poursuivre mon aventure américaine, sans me décourager face aux jours qui se terminent avant d’avoir commencé, et au monde qui se referme ou qui semble se refermer, selon qu’on se laisse aller à la facilité du pessimisme ou à celui de l’angélisme, oui, voilà l’élan, toutefois, qui me porte malgré mon corps qui accuse le coup et demande du repos, voilà ma dérive à fleur de peau, que je veux transplanter dans le langage, à défaut de trouver, pour l’instant, la moindre accroche sur la terre ferme.
J’ai suivi le discours d’adieu d’Obama depuis ma chambre de motel à Florida City, sur la route poussiéreuse et trouée qui mène vers les grands ponts, vers les Keys, des ponts que je me refuse à franchir tant ils promettent l’aventure facile, un semblant d’envol, un bond de sauterelle hors du monde, vers la patrie bleue des merlins, thons et des gros écrivains à barbe blanche. Je me refuse à quitter le plancher des vaches, nombreuses dans ce coin de pays, maigres et hallucinées sous le soleil vertical, ramassis de peau et d’ombre avec des os qui pointent, formes improbables, fantômes matériels, comme de grandes chaises de camping plantées en plein champ. Je me refuse à me décoller de cette mélasse engluant toute direction et tous mes projets de reportage, de découverte, d’écriture, pour n’offrir que l’inconfort standardisé de motels merveilleux par la force des choses, qui rend belle toute proposition de la réalité sous cette lumière sans fond, surtout le soir, quand les néons se mêlent à la fatigue oculaire du voyageur, avachi sur sa banquette en skaï, les doigts soudés au volant, pour produire l’impression de l’éternité.
Je ne sais pas comment vous raconter ces choses. Je ne sais pas, vous les écrivant, pourquoi elles m’absorbent avec une telle facilité, et par quel banal prodige cette addition de rien produit une forme désirable qui me relance vers demain. Et puis, je ne trouve pas la suture, au bout de cette phrase qui mime l’errance, la manière de vous exprimer mon sentiment de culpabilité, car c’est de cela qu’il s’agit, culpabilité de ne pas avoir traduit dans les faits mon désir de parler de L’enfant fini sur remue.net, comme je vous l’avais promis lors de notre belle soirée à Paris, alors que tout était si clair et net, que les mots étaient là, disponibles, désireux de s’aligner sur l’écran comme ils s’alignaient devant mes yeux. Les jours, les semaines et les mois ont passé, j’ai pris l’avion, l’année a pris fin, je reviens à vous les mains vides.

Cela ne sera pas toujours le cas, je suis désolé de vous avoir fait faux-bond, je ne dis plus rien. Il faut des actes. Je ferai. Je vous le dois, je le dois à votre texte et, surtout, je le souhaite du fond du cœur, de mon cœur solide, mais chien fou qui tient si mal sa piste.

Pardon pour cette douleur.
Je vous embrasse, à bientôt, oui,
À vous, toujours,
Philippe

www.rahmyfiction.net

 

Notre-Dame du Raincy, Auguste Perret, vitraux Maurice Denis, 1923

une critique par e-litterature.net

 

 

une critique de L’enfant fini par « penvins » (Pierre-Vincent Guitard),
du site e-litterature.net

quant au bouche-à-oreille, aux passantes, au passant

on voudrait que ce soit toujours comme ça,
de cette qualité-là, de ce niveau-là,
que quelqu’un parle d’un livre de cette manière-là,
et qu’on l’entende dans cette justesse-là

c’était exactement comme ça, et mieux, et mieux encore,
les paroles des lectrices entendues
durant cette lecture-là, ce soir-là, sur ce livre-là

[remerciements à :
La Passerelle.2, le passant du lieu, Daniel Zanzara ;
Catherine Riza & Julie Grislain-Higonnet, les deux passantes du livre]

une lecture à La Passerelle.2

 

le samedi 18 février, séance de bouche-à-oreille à La Passerelle.2

un exemplaire de chacun de mes livres est consultable sur place :

 

L’enfant fini, 2016

*

Une théorie de l’attachement, P.O.L, 2002

 

Lieu de découvertes et de rencontres, ce disquaire-café propose une sélection de disques d’artistes indépendants, mais aussi quelques livres.

La Passerelle.2, disquaire-café

Dès que vous passez la porte, vous vous retrouvez face à une collection de disques que (pour la majorité) vous ne trouverez pas ailleurs. Ces disques d’artistes francophones indépendants sont riches de qualités multiples et d’univers musicaux qui méritent grandement d’être découverts. À la Passerelle, vous pouvez prendre un café ou manger quelques tartines tout en écoutant un disque que vous aurez vu sur un des présentoirs.