UN ROMAN DES JOURS RAPIDES : devoir de sincérité à l’égard d’une pieuvre mentale

jour 17 – Pour assassiner le paysage, VM le regarde longtemps. Assis comme debout, il est un sphinx qui a cessé de poser des questions, ou n’en a jamais posé ; il a volontairement choisi un périmètre très petit. Ou le périmètre l’aurait choisi, incité se poser là, dans cette encoignure, sur ce morceau de terrasse d’environ quatre mètres carrés, d’où personne ne peut l’attaquer de dos.

Mais ce n’est pas la question : personne ne songerait désormais à l’attaquer de dos. L’ennemi s’est dilué. La conception de l’ennemi dilué exclut le face et le contre, le devant, le dos, exclut le corps, les contraires, exclut pratiquement la pensée.

De onze heure à midi et dans quatre mètres carrés, VM oublie la pieuvre, oublie son devoir de sincérité à l’égard d’une pieuvre mentale. Plus rien n’est assez grand pour les œuvres : le repli de VM dans un espace-temps aussi mesuré qu’une heure et quelques mètres carrés, serait mû par une assignation à résidence ; c’est incompatible, et pourtant.

La fulgurance de son esprit, d’avant, à laquelle il croyait, tout en imaginant la fin de l’identité, s’est réfugiée dans son visage, qui a changé au point qu’il est méconnaissable. Mais intéressant.

FIN

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 16

jour 16 – VM se tient debout, sur un trottoir, non loin de son bout de terrasse. Il s’est déplacé, de quelques mètres. Il est bronzé ; ses cheveux sont extraordinairement propres, coiffés, peut-être ; ses ongles, visibles lorsqu’il tire sur sa cigarette, ont été passés au blanc. Il est long et élégant. Lorsqu’il soulève sa semelle, cependant, les picots des mocassins ont disparu, elle est lisse. Tout indique un renouveau du VM. Il porte des lunettes fumées et des mocassins, des bracelets de pacotille à ses poignets frêles, son profil de cliché (taillé dans un silex) dénote une attention aigüe à l’environnement, attention impossible à lui supposer lorsqu’il est assis sur son lopin de terrasse et qu’il regarde droit devant lui. Il se tient devant une boutique, comme s’il en était propriétaire, ou qu’il surveillât le magasin, les entrées et les sorties.

Sa chemise à motifs indiens discrets frappe moins que la chemise hawaïenne mais confirme un changement. Et puis il est bronzé, comme s’il avait fait un héritage qu’il aurait claqué en une seule fois aux Bahamas.

VM n’est plus le même, non seulement depuis 1994, mais depuis quelques jours, VM s’est transformé, il ne résiste pas aux saisons, il est devenu italien, ou grec. Pour le plus grand plaisir des amateurs de héros transformés. Une grande femme noire habillée en noir juchée sur des sandales noires sort de la boutique pour lui demander son avis. Le monde s’est inversé à cette seconde-même.

VM ne se souvient pas de Fernando, ne se souvient de personne. Droit comme s’il était devenu son propre réverbère, il ne paye plus rien ; entrant avec la femme noire dans la boutique, il se perd en quelque sorte dans un fleuve de longévité.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 15

jour 15 – De cet abandon aux circonstances, de ce qu’il serait possible de considérer comme abandon aux circonstances, à première vue, reste des miettes et des lamentos, des largos, des ralentis, des violons : ce faisant, VM a-t-il un for intérieur dans sa chemise hawaïenne ?

Fernando s’est absenté. Il a longtemps répété le bleu des lumières et du ciel : bleu des interférences, des ondes, là-bas sur le pont métallique ; bleu évident du ciel bleu qui n’est bleu que parce qu’on le dit bleu : il y a de la chimie dans le ciel. Il l’a répété au matin et durant les soirs, de sa fenêtre ou depuis les rues, en marchant ou en restant assis à son bureau. Il s’est absenté, il a quitté son bureau et dévalé les rues jusqu’au port. Là, il a regardé les bateaux, s’est imprégné des couleurs et des noms, il est demeuré devant, sans beaucoup d’initiative : l’univers était devant et sans lui alors que lui était là. Il n’y avait pas beaucoup plus à dire, mais Fernando persistait, en portugais et devant les chantiers, les grues sur lesquelles les gros oiseaux lourds se postaient, à l’affût des poissons.

Il était triste, continuellement triste, et puis parfois subitement non triste. Il était ce qu’il était, avant de s’absenter. Il ne parlait plus, il ne marchait plus ; il s’est assis sans voir exactement sur quoi, à quoi bon le savoir ?

La curiosité de Carola à l’égard de Fernando n’a pas de limites : la voix de Fernando lui parvint très faiblement, voilée par une petite moustache fine. Pourquoi ajouter une voix à une autre voix ? la question avait déjà été posée, elle ne la balayait pas. Au bord de l’eau, de ce même quai, les pêcheurs, les promeneurs, les objets, les pierres : une délimitation sans finalité, durant des siècles.

Carola et Fernando dévalèrent la rue en riant, ils sont des enfants et personne ne peut les arrêter. Au contraire, de nombreuses caméras les suivent et des hourras saluent leur passage.

 

 

 

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES – jour 14

jour 14 – Depuis que VM a mis une chemise hawaïenne, quelque chose a changé. Vraiment. En profondeur. La coiffure est toujours la même (cette dissymétrie capillaire et grise parfois flamboyante à cause de la masse d’un seul côté). Devant lui, de l’eau. Quelque chose ne va pas. Mais pourtant c’est exactement cela qui se présente : une curiosité faite VM en chemise hawaïenne.

Le drame du paysage, c’est qu’il est sous les yeux et que trop souvent il induit une description, puis, plus ou moins rapidement, avec plus ou moins de constance, des personnages. Un homme marche très lentement ; il porte des sandales marron, dans une teinte qui n’est pas sans rappeler le visage de VM l’été, olivâtre. VM avant qu’il cesse de se mettre au soleil, après qu’il a cessé d’écrire. C’est bien triste. L’été continue de passer, plusieurs fois de suite. Deux jeunes femmes dans des robes très colorées et courtes, aux mollets très formés, partent ensemble après qu’elles se sont retrouvées puisqu’elles avaient rendez-vous, probablement pour déjeuner. Le monde se réduit souvent au déjeuner.

Le déjeuner serait infini, il n’y aurait plus qu’un seul déjeuner, d’un point A à un point B. De même que la joie serait durable, donc infinie, il n’y aurait qu’un seul sentiment. Un seul estomac.

Pendant ce temps, le temps de l’amour, le temps de la blanquette, le temps des considérations, les événements ne s’arrêtaient pas, et même survenaient, comme il est dans la logique des choses. Il y a lieu de préciser le déchet, car la déchetterie de tout ce plein est à ras-bord : il y a urgence.

comment un libraire et de quoi

Lundi 6 avril 2009

 

Le regard que le libraire portait sur son livre d’art instruisait la cliente sur la disponibilité qu’il avait pour elle : faible sauf cas de question brûlante. Mais la cliente ne voulait pas tant savoir réellement quelque chose que feindre de poser des questions sur l’écrivain norvégien, si le libraire le connaissait, alors-même qu’il était évident, visible, manifeste, que le libraire ne s’intéressait en aucune manière aux écrivains norvégiens non plus qu’à celui-ci en particulier.

La cliente tenait ce livre entre ses mains et s’entendait poser ses propres questions, qu’elle aurait trouvées stupides pour peu qu’elles eussent été posées par un autre. C’est qu’un détail de la couverture de ce livre l’intriguait, la couleur, le nom de l’auteur, sa date de naissance peut-être. La veille ou l’avant-veille, la cliente, cette fois supposément en position de lectrice dans sa propre maison, autant dire la femme, devant l’amoncellement de livres près de son lit, un peu abandonnés à la pousssière, s’était fait la remarque qu’elle ne lisait plus, et s’était même demandé ce qu’était un livre. Mais alors que faisait-elle chez un libraire deux jours plus tard ??

La cliente, enfin la femme mûre, voire blette, s’était souvenue qu’elle avait un jour découvert un auteur norvégien au hasard, auteur qui avait ensuite eu grande fortune auprès des milieux autorisés de la lecture. Ce qu’elle faisait ce jour-là chez un libraire, nul n’aurait pu le dire, mais ce qui est sûr c’est qu’elle en ressortait avec trois livres : un roman, un essai littéraire et une étude historique. Le hasard d’un deuxième auteur norvégien ne lui était pas apparu avec une aussi grande nécessité. Elle avait reposé le petit livre à couverture jaune sur la pile des autres.

Puis le libraire lui avait communiqué un tuyau sur le tuteurage des tomates; et là son regard s’était allumé.

des nouvelles de M. Xan

Samedi 28 mars 2009

 

M. Xan n’avait pas disparu, du tout. On ne savait pas nécessairement où il était, mais il ne se cachait pas. Comme de nombreuses personnes vivant dans de nombreux endroits au milieu de nombreux autres, M. Xan menait sa vie ; tentait de la mener ; la menait. Ainsi, il mangeait puisqu’il faut manger ; dormait puisqu’il faut dormir, travaillait puisqu’il faut travailler, prenait l’ascenseur puisqu’il faut prendre l’ascenseur, et d’autres moyens de transport plus horizontaux. Parfois il se demandait ce qu’il ne faut pas, enfin, quand il n’était pas épuisé par ce qu’il faut pour vivre. Alors il lui arrivait de scruter intensément une feuille sur une pierre, ou le bâtiment au loin, blanchi par la survenue d’un orage violent, ou plus banalement quelques-uns de ses ongles jugés pour l’occasion les plus intéressants. Et tandis que nombre de ses contemporains se livraient au commerce de denrées alimentaires, à l’analyse de données sensibles, à la communication de nouvelles qu’ils jugeaient de la plus haute importance, à la création d’oeuvres immédiatement visibles sur les réseaux mondiaux, M. Xan tentait courageusement de vivre avec ses yeux et ses phanères.