ce qui (se) répète, ou bien : nouveau truc

Il y a peu de temps, j’ai rencontré Colette, je ne sais pas si je dois le préciser. Je ne sais jamais ce que je dois dire. Est-ce que je dois avouer ceci ou cela ? Que dois-je dire et à qui ? Je travaille à la mairie de mon domicile, je prépare les salles quand il y a des spectacles, enfin, pas moi tout seul. On est un certain nombre à préparer les salles, et d’ailleurs je fais ce qu’on me demande de faire. Je suis un exécutant, ponctuel, organisé, efficace, ne rechignant pas à la tâche. On me dit va là-bas enlève les câbles, je le fais. Ou bien dispose les chaises de telle façon, après, parfois, je reste regarder le spectacle. Je me demande souvent que pensent les acteurs qui jouent quand ils jouent.

Colette n’a pas encore d’enfant. Elle en veut un. Je ne suis pas contre. Ni pour. Elle, elle a l’air un peu pressée par cette histoire. Elle dit que beaucoup de femmes de sa génération ne font pas d’enfants, trop occupées à s’inquiéter de ce qu’elles deviennent. Tout le monde s’inquiète de ce qu’il devient, moi aussi. A force de s’inquiéter, on ne vit pas, tout en vivant, de force.
On y est forcé, on fait ce qu’on peut, c’est pour ça, j’aime bien ranger les salles, aligner les chaises. Quand les chaises sont bien rangées, ça me fait le même effet que le général quand son armée est en ordre de bataille, on n’a plus que ça. On vit une vie sans haut ni bas, une vie même pas distraite de l’être, une vie je ne trouve pas d’adjectifs pour la qualifier.

Je sais ce que je vais faire, je vais faire un enfant à Colette, et on fera une famille, voilà ce qu’on va faire. Et après on prend un chien. C’est pas un programme, j’en conviens, mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Ils ont tous l’air de faire la même chose. J’ai pas d’autre imagination que l’imagination courante.

Quand elle rentre, Colette est IMG_0331fatiguée, elle s’occupe de vieux dans un service de gériatrie, ça la pompe. Elle dit qu’il va y en avoir de plus en plus. Et les embauches, ça suit pas, et même pire. Alors les vieux, elle passe de moins en moins de temps avec. Il y a aussi tous les papiers à remplir, les cachets à préparer, les urgences continuelles, et les familles, ah, les familles. Les familles, elles veulent, elles en veulent toujours plus, elles deviennent agressives, menaçantes, genre vous avez intérêt à bien vous occuper de Reine, Lucie, René, sinon, points de suspension. Les vieux, ils déjantent, pas comme les jeunes, pas de la même façon, eux ils vont mourir plus vite.
J’ai l’intuition d’un monde d’animaux, on va vers l’animal.

Parfois Colette me regarde bizarrement, comme si elle ne comprenait pas ce que je dis. Elle est très humaine. Je l’admire. Il me semble qu’elle a des qualités particulières. Je crois qu’elle écrit en secret des trucs, ça doit la soulager. Elle a des qualités anciennes, qu’on ne trouve plus beaucoup de nos jours, elle est courageuse, souriante, disponible.

 

 

L’ensemble fait cohérence,

pense Sabine dans sa douche. Et aussitôt, à peine séchée, Sabine donne une interview. Elle dit :
Je ne choisis pas dans le catalogue de la langue. La langue n’est pas un catalogue. Voyant ce ciel de craie, je pense à Londres, c’est l’hiver. Il y a une aspiration joyeuse en moi, je ne sais pas d’où vient cette joie bondissante, cet élan. Je ne rejoins personne, je ne rejoins jamais personne, et pourtant je ressens souvent que je vais rejoindre quelqu’un. Ce quelqu’un n’existe pas mais il existe, insaisissable. Tant qu’il est là-bas, je dois aller le retrouver. Ensuite, j’oublie pourquoi je suis dehors. À Londres, donc, dans un petit magasin indien où elle entend du reggae. (Elle n’y est pas, mais c’est tout comme).

Quand je me suis penchée à ma fenêtre j’ai vu ce couple, il en existe plusieurs exemplaires, ce couple qui se tient par la main. Deux personnes se tiennent par la main. Un homme et une femme aux cheveux gris. Il y a plusieurs exemplaires de cette configuration : ils tiennent à se tenir. Je ne sais pas pourquoi ils se tiennent par la main. Je pense à l’école, qui aurait façonné cette habitude ? J’ai longtemps cherché à marcher main dans la main, sans supposer que ça me ralentirait dans mon élan. C’est le résultat le plus surprenant : marcher main dans la main empêche d’aller à son propre rythme. Il n’empêche, je n’arrive pas à dater ce moment où ça n’a plus été nécessaire de le souhaiter. Je pense qu’il fallait montrer que j’étais reliée ? Sinon pourquoi choisir ce ralentissement ?

Un chevreuil trop domestique est venu goûter ma purée, j’étais dans le jardin, il avait une tête d’élan = un gros museau + des bois superbes. J’ai eu un peu peur, enfin pas tout à fait mais presque. Je ressens l’élan souvent, ce Londres, il faut le doser, ne pas lui accorder la purée systématiquement. Enfin, la disproportion, c’est le plus notable (entre le museau et la taille de l’assiette, par exemple).
Gontcharov.
L’interview se poursuit : Pourquoi Gontcharov ?
Sabine désormais sèche balaye la question, l’objection, l’interpellation, et répond : L’ensemble fait cohérence.

 

 

La parole de la misère a un parfum d’oracle vineux

… Je suis obligé de dire que je n’en veux pas. Je ne veux pas de votre commisération, j’ai assez mal comme ça sans en rajouter. Tous les os me font mal, et les muscles accrochés dessus, cessez de me torturer avec votre pitié qui transparaît dans vos yeux. Vous n’aimez pas la pitié, vous êtes vous-mêmes confondu dans votre être soporifique. Vous êtes un indolent. Vous êtes de la catégorie des merdeux et des lâches. Amenez-moi ma canne, que vous serviez à quelque chose. Ne m’aidez pas à me lever, je ne vous demande rien, je ne vous demanderai jamais rien…

Le très vieil homme, hissé sur le coude gauche depuis sa couche de chiffons ne s’adresse pas à l’autre, non plus que son regard, qui pourtant brille d’une vivacité insolite. L’odeur du vieux : presque insoutenable, à la fois surie, âcre, de pomme très avancée. Le très vieux n’a pas fini de parler. Passée l’étape de la réclamation de la canne, à laquelle l’autre a répondu en la lui tendant, le très vieil homme s’est lancé dans un discours accompagné d’un balancement lent du menton et d’une giration de la mâchoire inférieure :

Comme il n’y a plus, comme il n’y a plus, donc, de communistes, de communisme, et d’autres choses, puisqu’il faut bien nommer les choses, les choses sont ce que sont les choses, nous n’y voyons aucun inconvénient, comme il n’y a plus de retardataires, donc, comme il n’y a plus de commisération et de particularismes, comme il n’y a plus de sectarisme sur la planète malade, comme il n’y a plus de paysages dévastés, comme nous entrons dans l’ère de la grande couleur, comme il n’y a plus d’espèces en voie de disparition, comme nous irons sur Mars et nous nous en porterons bien, et nous en porterons le message que de là tout va bien, comme il n’y a plus de jasmin aux oreilles des vendeurs, comme il n’y a plus de disparitions d’enfants autistes, et ce, jusqu’à nouvel ordre, nous nous en portons très bien…

Comme il n’y a plus de ripostes en tous genres ni de dentelles affriolantes, comme il n’y a donc plus d’exagération sous toute latitude, non plus que de camisoles de force, comme le sol est riche de nitrates, comme les concombres y poussent géants, donc, comme il n’y a plus de poussière d’or dans les ruisseaux où s’épuisent les chercheurs d’or, donc, comme il n’y a plus tout cela, nous nous épuisons nous aussi à chercher la solution au centuple…

Comme il n’y a plus de pestiférés, il faut bien réinventer les pandémies, comme il n’y a plus de rumeurs d’Orléans ni même d’ailleurs et d’ailleurs, comme il n’y a plus d’espérance, las, l’espérance a disparu, comme il n’y a plus de sacs de jute sur le bas-côté, explosés par la mauvaise manoeuvre du manoeuvre, comme il n’y a plus non plus de manoeuvres, oui, il faut avoir du doigté, et oui, nous aurons du doigté pour remplacer au pied-levé toutes ces mains calleuses, car oui, nous aimons aussi les mains calleuses…

Comme il n’y a plus de specimen de rutabaga non plus que de ficelle de raphia, nos mains seront liées comme les pattes d’un cochon agonisant, donc, et dans le dos, et nous soutiendrons le regard insistant du surveillant général sous la charlotte de douche qui lui sert de couvre-chef occasionnel. Comme il n’y a plus de rythme assez soutenu, la fréquence de nos rapports diminuera jusqu’à s’estomper, c’est écrit quelque part, mais heureusement nous avons oublié où…

 

 

Un visible de langage

Voir absolument. Ce serait exactement ce qui serait. Voir dans l’après. Voir après-coup. Décidément voir. Ils fourmillent : les points de départ du visible de langage. Voir dans un petit espace, tout petit. Laisser voir (mais nous n’en sommes pas là). Peut-être cela qui a changé : face à la profondeur des idées non-nées (face au fait accompli), la surface du visible (une sidération possible). Avant tout et peut-être sans changement du tout, voir. Voir venir, laisser voir (aussi).

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Avant ce voir, il y a des dates, forcément. Voire une date. Des gongs, des indices, des notations, un amas d’inscriptions. Chercher leur ordination correcte dans le sens de voir : le voir, acculé aux abords de la voix, aux fortunes des pensées, aux embruns des soupçons. Curseurs et réglages.

 

points d’appui

Jeudi 16 avril 2009

 

L’homme parle. C’est un fait. Il parle (la femme parle aussi bien sûr, la femme étant comprise dans l’homme du point de vue de la langue que nous partageons ici, sauf dans quelques débats de grammairiens ou de féministes ou qui on veut on s’en fout c’est pas le sujet). La femme parle. Elle parle. En somme, chacun/e parle. Ce sont des faits. Les hommes et les femmes parlent. Plus que les animaux en tout état de cause.

Si on met des Malabar™ sur les mots, ils collent et ils deviennent roses. Ce sont des faits. Au lieu de faire des phrases, peut-être qu’ils feraient des rubans mous, roses, intercollants. Et le bonheur des vendeurs de Malabar™ au passage.

L’homme/la femme prononcent des mots roses et collants, les échangent, les envoient, les adressent, les pianotent, les tapotent, caractère par caractère, les synthétisent, les additionnent, les crient, les hurlent, les pleurent, les brament, les mailent, les bloggent, les téléphonent, les via voicisent, les génèrent, en font des nuages, des nems, des particules, les associent, les dissocient, les groupent par affinités, les dégroupent, les cachent, les mettent au rebut, sur le balcon, au frais, dans des coffres, leur font prendre l’air, les livrent en catimini derrière leurs mains, les sussurent à leur amant/e, les reçoivent, ne savent pas qu’en faire, ne savent pas qu’en penser, n’en pensent rien, en pensent quelque chose, se ravisent, n’en pensent rien, si tu veux, comme tu veux, peut-être, je ne sais pas quoi te dire, qu’est-ce qui te dit que je ne comprends pas ce que tu dis, qu’est-ce qui te dit que je n’ai pas entendu, ne s’entendent pas, s’écoutent mais ne s’entendent pas.

Pendant ce temps, une femme grecque chante du Moustaki. Ce temps de pendant qu’une femme grecque est un artifice dont personne ne nous sauvera.

 

UN ROMAN DES JOURS RAPIDES : devoir de sincérité à l’égard d’une pieuvre mentale

jour 17 – Pour assassiner le paysage, VM le regarde longtemps. Assis comme debout, il est un sphinx qui a cessé de poser des questions, ou n’en a jamais posé ; il a volontairement choisi un périmètre très petit. Ou le périmètre l’aurait choisi, incité se poser là, dans cette encoignure, sur ce morceau de terrasse d’environ quatre mètres carrés, d’où personne ne peut l’attaquer de dos.

Mais ce n’est pas la question : personne ne songerait désormais à l’attaquer de dos. L’ennemi s’est dilué. La conception de l’ennemi dilué exclut le face et le contre, le devant, le dos, exclut le corps, les contraires, exclut pratiquement la pensée.

De onze heure à midi et dans quatre mètres carrés, VM oublie la pieuvre, oublie son devoir de sincérité à l’égard d’une pieuvre mentale. Plus rien n’est assez grand pour les œuvres : le repli de VM dans un espace-temps aussi mesuré qu’une heure et quelques mètres carrés, serait mû par une assignation à résidence ; c’est incompatible, et pourtant.

La fulgurance de son esprit, d’avant, à laquelle il croyait, tout en imaginant la fin de l’identité, s’est réfugiée dans son visage, qui a changé au point qu’il est méconnaissable. Mais intéressant.

FIN