onze mille kilomètres plus loin

Quand j’ai vu les six chaises en plexiglas transparent, si inconfortables là-bas, autour d’une table en verre sous un bas plafond ici, j’ai ri d’un rire bref. Ainsi, les chaises disparues de la salle d’attente à Paris avaient atterri onze mille kilomètres plus loin… 

Nous nous étions souvent plaints de l’incroyable inconfort de ce matériau travaillé en lattes comme des chaises de jardin, pour une attente excédant souvent une heure, dans un petit espace ne ressemblant pas à un jardin, et dans lequel chacun était rarement seul. Quelle que soit la morphologie de leurs occupants, les chaises en plexi demeuraient dépourvues de ce qui fait ordinairement la moindre qualité d’une chaise : y rester assis un certain temps.

(La difficulté que j’éprouve à l’évocation de ces chaises provient de la ténuité de leur motif. Et pourtant, toutes ces heures passées à s’y contraindre le fessier devraient amplement me motiver à leur assigner une place ; faire en quelque sorte que leur transparence devînt opaque, fixée, pour servir la mémoire de l’attente.)

Du fond du fauteuil où j’attendais confortablement, ici à Buenos Aires, je me plaisais à imaginer des convives guettés par l’impatience d’en finir, de passer au dessert, au salon, ailleurs, si possible ailleurs. Mais cette bande imaginée, gaie, joyeuse, soudée, familière, sans soucis, d’ici, était sans cesse chassée par le souvenir des solitudes accolées, gênées, reniflantes, prolixes, ronflantes, de là-bas, solitudes que nous incarnions alors, dans cette attente plexiglassée de nos séances respectives, prologue assis métaphorisant sans grande surprise le cul-entre-deux-chaises que nous vivions chacun.

Devant moi, ce décor de salle à manger, sage comme un agent dormant sous son plafond bas, n’attendant qu’une animation saupoudrée de sourires, points de vue exclamés, coups d’œil et bavures de rouge à lèvres sur serviette blanche, ce décor au parfum d’intimité tranquille me vengeait inexplicablement de nos attentes inconfortables, bien que celles-ci aient fini par nous relier autour d’un ennemi commun : le plexiglas en lattes brutales, coupantes, meurtrissantes, en particulier les cuisses avisées de se poser nues sur le matériau quand l’été traversait l’attente, rythmée par le bruit d’un ventilateur à trois positions.
Délestées de leur charge, les six chaises un peu bêtement disposées autour de la table éprouvaient à leur tour l’attente, dans cette salle à manger vide.

Des années sur des chaises en plexiglas, et sur d’autres moins dures au séant, des années pour être ce qu’on est, devraient laisser des traces.
Or, de traces, les meubles durables ne les enregistrent pas : ils commettent leur forfait en toute impunité. Les chaises nous promettent un présent éternel, sans traces et sans lieu, incognito. Pourtant, ces heures-là avaient existé durant les quelques années confinées dans le petit espace parisien, à attendre…

Dans cette incroyable répétition qui me faisait attendre mes séances à onze mille kilomètres de Paris, les chaises en plexiglas me semblaient faire partie d’un dispositif plus général qui voulût que les objets n’eussent pas de lieu propre. Elles pouvaient aussi bien se serrer dans une minuscule salle d’attente parisienne sans fenêtre que se distribuer autour d’une table devant un petit balcon fleuri ouvert sur une grande avenue à Buenos Aires. Elles avaient fait un voyage qui n’avait rien d’abstrait, et pourtant, dans leur fixité transparente, leur étrangeté frisait l’abstraction.

(Je faisais le tour de la question des chaises sans parvenir à en dire quoi que ce soit, à ma grande déception. Elles ne voulaient se laisser prendre dans aucun récit : le plexi résistait.)

Les lattes jadis sous mes cuisses, parfois les pinçant, s’y collant, ces lattes, je les avais maintenant sous les yeux ; et d’en être à distance, déconnectée de leur contact, provoquait en moi une curieuse impression, comme si je visionnais mon passé en une seule image blanche, de ce genre d’images qu’on voit parfois dans les vieux films, au début ou à la fin, chiffrées ou non.

Qui les avait occupées, ces chaises ? Pendant combien de temps ? Combien de fois par semaine ? Quel pourcentage d’hommes, de femmes, de jeunes, de moins jeunes, d’enfants ? Toutes ces questions qui absorbent fréquemment des ministères et des entreprises, des organismes spécialisés dans l’opinion, des institutions versées dans la prospective et l’évaluation, sonnaient creux, restaient sans objet devant le sujet douloureux dont la douleur s’augmentait de ce contact avec les lattes, l’obligeant à se trémousser… et finalement à changer de position.

Car c’était le but ultime : changer de position. La finalité de la chaise en plexi résidait dans le changement de position du sujet, en insistant sur le manque : quelques centimètres manquaient pour épouser les creux poplités ; du matériau manquait entre les lattes pour une pleine assise ; et possiblement en largeur aussi, pour certains fessiers débordant latéralement, manquerait l’aisance. Son dossier, constitué d’une seule latte rigide, limitait les mouvements et contraignait la position. Maintenant à l’économie la partie médiane du dos, il obligeait le corps à composer un angle peu propice à certaines fonctions physiologiques telle la digestion.

Il s’agirait alors de laisser ces chaises vides, de n’assigner aucune place à personne puisque nous la cherchions, cette place, durant des années, plusieurs fois par semaine, dans une attente où planeraient les ombres des mères, des pères, les rêves de maisons-grottes étrangement familières, de changements de sexe, de taille, d’accouplements hors-norme, de nudités incongrues et de doubles sens en palimpsestes, de locomotions inefficaces …

Alors que j’avais attendu mes séances sur toutes sortes de sièges, j’en vins à conclure que la salle d’attente devenait non seulement le seul endroit où j’acceptais d’attendre, mais en outre un endroit attendu, que j’attendais.
Pour ne plus attendre, il fallait attendre.
Je me pris à attendre sans impatience, à attendre sans savoir quoi, à ne plus chercher à savoir ce que j’attendais : j’attendais. 

                                               Buenos Aires,
avril 2012


une lecture à La Passerelle.2

 

le samedi 18 février, séance de bouche-à-oreille à La Passerelle.2

un exemplaire de chacun de mes livres est consultable sur place :

 

L’enfant fini, 2016

*

Une théorie de l’attachement, P.O.L, 2002

 

Lieu de découvertes et de rencontres, ce disquaire-café propose une sélection de disques d’artistes indépendants, mais aussi quelques livres.

La Passerelle.2, disquaire-café

Dès que vous passez la porte, vous vous retrouvez face à une collection de disques que (pour la majorité) vous ne trouverez pas ailleurs. Ces disques d’artistes francophones indépendants sont riches de qualités multiples et d’univers musicaux qui méritent grandement d’être découverts. À la Passerelle, vous pouvez prendre un café ou manger quelques tartines tout en écoutant un disque que vous aurez vu sur un des présentoirs.

soir tsf (inachevé)

J’ai cru avoir disparu. Mais au bout d’un moment j’entendais toujours cette montée chromatique subrepticement ralentie à la fin, des morceaux de jazz ancien. Alors, ce jazz ancien ? If I should, if I, monday, carry on, business, no money, honey… je n’avais pas disparu, contrairement à mon pressentiment. Ils roulaient des yeux, là, en silence, en se parlant et quand j’écoutais, que je regardais, que je ne comprenais plus rien. Je crus avoir disparu. Ma tête n’était plus la même : le vieillissement l’avait transformée. Ce n’était pas de l’imparfait, c’est là, c’est un fait, ma tête est déjà transformée. Complètement. Et le jazz languissant accompagne dorénavant le vieillissement. Comme du miel de châtaigne. On ne sait pas ce qu’est sa propre disparition. L’hypothèse de quelques notes est rassurante. Les notes s’égrènent en douceur. La disparition devient agréable. S’y mêle un peu de trompette et le sentier exhale des odeurs de forêt. Si longtemps que la forêt a disparu. Cry, cry, cry, don’t ask for sympathy. Someone means more to me. L’articulation de la voix est parfaite, la pointure décidée de la dame nous fait exister au-delà de la disparition. Leurs yeux continuent de rouler dans de nombreux sens. Ils se parlent et se répondent, mais rien ne s’inscrit dans ce relief de la finitude annoncée. Nous cherchons la correspondance des watts, de la puissance électrifiante. Toutes ces vieilles ampoules encore en vente, à incandescence. Pour savoir comment ça éclaire le vieillissement. La peau tombe, la bouche tombe, les oreilles tombent. Ampoules interdites. Vieilles amours déchues. Rides et rideaux. Ils roulent encore leurs yeux et se regardent encore ; c’est un théâtre. Ils pointent du doigt. Leurs paroles sont accompagnées du doigt pointeur, l’index.

J’ai cru avoir disparu. Je l’ai déjà dit. Dans un soir sans ombre. Dans un mouchoir de difficultés sans accord. Ils clignent des yeux, sans doute trop de lumière. Leurs yeux se rencontrent et se mettent d’accord. C’est par là qu’ils se mettent d’accord. Ça ne m’intéresse pas. Je suis au regret de me regretter déjà. Comme si je pouvais me surélever, ça m’est impossible. Comme il n’y a pas d’accord, comme on ne peut absolument rien savoir avec ce clignement des yeux et ces rides, comme j’en ai assez de ces rideaux d’une scène usée. Je ne suis pas là ; j’ai disparu. J’ai vraiment réellement disparu, déjà. Leurs gestes sont élégants, leurs yeux rieurs s’échangent des blagues, leurs ongles sont faits. Ils sont tous beaux finalement. Ils passent lentement en silence dans une émolliente faconde inaudible. Ils s’aiment tous, ils lisent tous, ils se lisent tous, ils se regardent et s’aiment tous, ça devient dangereux. Leurs souvenirs ne s’arrêtent plus, ils prennent des notes nerveusement. Ils sont tellement bien habillés, de gris clair, et leurs bagues ajustées dessinent des éclairs dans la lumière du plateau. Applaudissements. Reprise. Soirée how sweet, kiss, would soul, what they do to me, I feel so rich, kitchen, and as well. Il faut entendre kiss, what they do to me. Et puis fortune et kitchen, kiss me pretty.

C’est de ma grande platitude dont il est question, de ma peau qui tombe, de mes oreilles qui descendent, des signes de mon vieillissement dont il est question, des signes visibles de cela qui n’est plus dans les lettres ni les carnets, et comment les épreuves ont transformé cet être transformable à peine né. Une sorte de caramel. Ma grande platitude a même disparu. Tout a cru disparaître dans ce que j’ai cru. J’ai disparu, finalement. Au bout de leurs bras, leurs mains chantent, montrent, distinguent, hésitent. Et leurs bouches n’arrêtent pas une seconde. Il est très tard pour se regretter. J’ouvre trois onglets, j’en ferme cinq. Soir tsf, c’est le titre que j’ai donné à cette grande platitude. Plus fort que tout, son titre alternatif. Quelque chose comme une livraison à domicile avant telle heure, une orientation singulière de la preuve. Il y a trop de croyance, ce n’est pas possible toute cette croyance encore.  (…)

abouté jour chiffon

est-ce que la lutte
quelque chose avec la lutte
reste la lutte
ou bien la fuite

ne vient pas : exagéré
des futilités se passent de questions
exagéré tout à l’avenant
la fuite si possible

abouté jour chiffon
baroquisme avec léger voile
et dessous : un pataquès
lutte au placard

dévisser le panneau
attendre que le temps
dévisse les semaines
et ruine l’évidence

abouté jour chiffon
un autre jour un autre
ou bien la lutte
reste la fuite

que dire de ne pas dire : écriture strangulée ©

tu ne peux pas donner une identité à ce qui n’en a pas
tu ne peux pas dire ces choses-là
tu ne peux pas rester là
tu ne peux rien

que dire de ne pas dire : écriture strangulée ©
que tu conservais en toi jalousement
tu l’aimais cette façon de ne pas arriver à avancer
ce léger ridicule devant ce dire impossible à dire

la confusion qui te fit rougir et ne pas
confusion enfouie entre les lames
des parquets des volets & de leurs nécessités
où les jours percent leur indéfinie continuité

ce qui n’arrive pas n’arrive jamais
il n’y a pas de figure humaine incarnée
déboutés de leur identité
les corps traînent sur l’avenue des petits marasmes

tu touches tu cherches tu tapotes
tu mélanges tu prends tu reviens
tu écartes et encore écartes
tu dissémines tu tries tu puises

la confusion qui te fit verdir et ne plus jaunir
encre jaune qui absorbe le bleu
encre magenta qui absorbe le vert
encre cyan qui absorbe le rouge

les vieux pots fatigués parce qu’il en faut
les antiquités prisées de tes retours
les beautés par tes gestes animées
l’élévation si souvent invoquée

tu ne peux pas tu ne peux pas
rien n’approche l’esprit
un cercle se tient loin
auquel tu ne peux rien

se produiraient des négligences

dimanchement rêvé un bruit de sms inexistant
avertirait que le sommeil est terminé
les yeux fermés dans un faux calme décidé
s’effaceraient les catastrophes

une poire aurait été découpée dans un bol de verre bleu
par une femme téléphone calé contre l’oreille droite
d’abord malhabile à l’éplucher glissante
l’aurait ensuite déposée nue sur l’inox
aurait ri au téléphone aurait encore attendu
les jours seraient passés nombreux
les certitudes reposées dans le lit du temps
sans projet autre que son passage négligent
et le gauche effet de l’économe sur la poire

dimanchement rêvé un bruit de sms inexistant
avertirait que le sommeil est terminé
les yeux fermés dans un faux calme décidé
s’effaceraient les catastrophes