pas si simple / wip*

                                                     [* le wip est le bruit que fait le work in progress : wip wip]

C’est vrai : elle a peu d’ambition, cette femme. Très peu. Pas du tout. Il est impossible de descendre plus bas dans l’ambition. À un moment, l’ambition rencontre le sol, s’y cogne. Pas du tout : l’ambition n’existe pas en dehors d’elle. Il faudra parler d’elle. L’ambition se promène dans les êtres, comme d’autres valeurs se promènent dans les êtres. Mais il se trouve qu’il s’agit de l’ambition, qu’elle n’a pas, cette femme-ci.
On ne sait pas comment elle se manifeste ; on imagine que la femme rampe sans colonne vertébrale. C’est déjà trop imaginer et c’est impossible. On la voit marcher, vivre : elle n’est pas un ver de terre. Elle n’est pas molle. On définit cette femme par ce qu’elle n’est pas, ah. Elle n’a pas d’ambition. Ah. Ce n’est donc pas ce qu’elle n’est pas, mais plutôt ce qu’elle n’a pas. Elle n’a pas, en effet.
Des raclures ; elle s’occupe de raclures. Il y en a tant partout. Elle ne racle pas (racler serait encore avoir de l’ambition), elle trouve les raclures, sans se baisser, et les traite. Elle met sa blouse, un peu de musique, et prend ce qui lui tombe sous la main. Traitement de la raclure. Pas si simple.

Cette femme, comment tu la conçois ? Comment tu la fabriques ? Cette femme, est-elle née ? Existe-t-elle vraiment ? Cette femme, est-elle une femme ou une fumée ? Cette femme, comme tu l’appelles ? Comment s’appelle-t-elle ? En as-tu peur ? T’a-t-elle un jour, foutu la trouille ? T’a-t-elle menacée, fichu une gifle, une fessée ? Ne t’es-tu pas trompée sur cette femme, la regardant vivre dans tous les lieux où elle vit ? Tu y penses quand, à cette femme ? On te demande si tu l’aimes, l’aimes-tu ? Tu dis que ce n’est pas si simple, que rien n’est simple, que tu ne peux pas répondre ; tu ne répondras pas ? Jamais ? Tu l’as vue quand la dernière fois ? Tu l’as déjà vue ou tu l’imagines ? Si tu l’imagines, cela peut se retourner contre toi, on peut te le reprocher, tu voudrais, non, tu ne voudrais pas, qu’on te le reprochât ?
Tu as le coeur qui bat dès que tu penses à elle, c’est une appréhension ? Mais comment est-ce possible ? Tu préférerais être une petite fille ? Tu as été une petite fille ? Tu n’as pas su comment te transformer en femme ? Lui as-tu obéi, à cette femme ? L’as-tu contestée lorsqu’elle t’a isolée dans une pièce vide ? Se démultiplie-t-elle en de nombreuses femmes, cette femme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Était-elle une femme ? En est-elle une ? Tu l’a rencontrée quand ? Vous vous êtes parlé ? Toutes tes questions resteront-elles des questions ?

Tu affirmes que ce sont des matières barrées, qu’à partir de ces matières barrées, quelque chose sortira. Si ces matières constituent des matériaux, sont constituées par des matériaux, alors c’est bien différent. Tu trouves les barrières, comme les clôtures spirituelles des jardinets ornés de nains ici et là sur une pelouse trop tondue. Donc ces barrières, ici et là, qu’on les représente d’une façon ou d’une autre – et pourquoi pas la manière cheap -, préfigurent ce qui garantit précisément que tu empruntes ton chemin et pas celui d’une autre. Parlons du barrage (il est davantage question d’un barrage, comme immense barrage hydraulique, ouvrage d’art, réserve d’eau massive au cas où il faille lâcher les vannes) : tout ce qui fait tache sert à opter, tout ce qui fait obstacle sert à opter ; car besoin d’élégance, grand besoin de débarras des saletés.

Alors elle s’occupe des raclures, elle fait son petit ménage, son grand ménage. Elle construit avec les raclures, c’est une femme qui construit, elle ne sait pas construire mais elle le veut.

la petite Anna et le bus

La petite Anna sautait depuis le banc de l’arrêt de bus, d’abord avec l’aide des mains de sa mère et de l’étrangère, puis sans.
Elle se lançait à sauter, et répétait le mouvement : remonter sur le banc, sauter, sauter.
Une fois elle avait dit non. Sa mère évoquait le plaisir qu’elle avait à dire non. Elle a quel âge, demandait l’étrangère ? Deux ans et demi, répondait la mère. Oui, c’est l’âge du non, avait dit l’étrangère. Et puis c’est tout. L’âge du non était resté tel que. Il n’y avait pas eu d’autres non.

Le bus était enfin arrivé. Il avait été long à arriver. Il ne devait pas s’arrêter mais l’étrangère avait insisté pour qu’il marque l’arrêt. Elle avait fait plein de signes désordonnés avec ses mains.
Anna s’installait à côté de l’étrangère sans mot dire, choisissant sa place avec détermination. Le bus empruntait une déviation, à cause d’un événement exceptionnel, et ne s’arrêterait pas tant qu’il n’aurait pas repris sa trajectoire habituelle.

La petite Anna, bien calée au fond de son siège, secouait ses jambes toutes droites, comme si elle mimait quelque chose, puis dit : le bus saute. L’étrangère précisait alors que le sol (Anna regardait le sol du bus), que le sol – mais pas ce sol du bus, le sol du dehors – que ce sol était constitué de pavés, et que c’était pourquoi. Et ajoutait immédiatement à l’usage d’Anna, accompagnant ses paroles de gestes très maladroits : les pavés, ce sont des pierres collées les unes aux autres, comme si pierres étaient mieux que pavés.
Anna disait encore : le bus saute ; il saute. C’était vrai, le bus tressautait longuement, jusqu’au moment où ses pneus retrouvèrent le bitume.
Et en elle-même, l’étrangère se trouvait impuissante à définir le bitume après les pavés. Le lisse après les aspérités qui font sauter.
Et regardait la petite Anna qui la regardait à son tour.

[Charles Degeorge, La jeunesse d’Aristote, marbre, salon de 1875]

……tuuup tuuup tuuup……

“Vous avez de la chance, d’habitude je n’en ai pas…vous savez, c’est très rare, c’est parce que ma fille m’en a amené l’autre jour…Des fois, j’ai envie de rire, parce que je sais que c’est bon de rire,  mais je me dis elle va me prendre pour une folle si elle m’entend rire toute seule…C’est dur parfois, de ne pas pouvoir exprimer ses sentiments à quelqu’un ; je passe beaucoup de temps à ne parler à personne, et puis celle du rez-de-chaussée, elle voudrait bien, mais j’ai pas d’atomes crochus avec elle… Elle me propose sans arrêt de faire mes courses, mais je ne veux pas, je veux garder mon indépendance ; je ne l’aime pas, qu’est-ce que vous voulez ! Elle est gentille, mais bon, je ne vais pas me forcer, à quatre-vingt-cinq ans, on ne se force plus, c’est comme ces clubs de vieux, c’est d’un triste !…
Je voulais vous demander, c’est quoi cette sonnerie que j’entends parfois, ça fait tuuup-tuuup-tuuup, je me demande ce que c’est, ça ne me dérange pas mais je  me demande !…Vous en revoulez un petit ? L’Ambassadeur, c’est mon apéritif préféré ; souvent je n’en ai pas, mais là, c’est ma fille, avec les petits gâteaux au fromage, vous avez de la chance !…
Je m’ennuie, vous ne pouvez pas savoir comme je m’ennuie, et ne pas pouvoir lire, vous comprenez, la télé, au bout d’un moment on en a marre, et puis les films intéressants, c’est toujours tard le soir…Vous me direz, je pourrais avoir un magnétoscope, mais c’est trop compliqué, je ne me vois pas faire ça, faut le programmer, je ne suis pas moderne, moi !…Ce qui me manque aussi, c’est le cinéma, c’est pas très loin la place Clichy, mais le problème c’est ces foutues jambes, elles ne me portent plus du tout, et il est hors de question que je m’habitue à marcher avec une canne, après, on ne peut plus s’en passer…
J’espère que ça ira mieux après l’opération, parce que vous voyez, avec cet oeil, j’essaie de lire, et je vois tout en double et flou, c’est très énervant…Cette journée m’a énervée, pourtant je suis plutôt calme, je me demande bien pourquoi cette infirmière n’est pas venue, elle savait qu’il y avait trois piqûres à faire les trois jours précédant l’opération, et elle ne prévient même pas…L’infirmier de SOS Infirmières ne peut pas venir avant minuit, enfin, c’est déjà bien que quelqu’un vienne, j’ai demandé combien c’était, 130 francs, ça va, c’était pas la peine de déranger un médecin…Je comprends que vous n’ayez pas voulu me faire la piqûre, quoique moi, les piqûres, c’est moi qui les faisais à mon mari, je ne faisais pas venir d’infirmière, fallait en faire tous les jours…
Ça me fait plaisir que vous soyez passée prendre l’apéritif, ça change, vous, c’est le porto, vous aimez bien le porto, hein ?!…”

• Dimanche 3 novembre 1996 •  
texte publié par Fred Wallich sur son site toonet

dans ma très courte série « Parution arbitraire » conçue à destination de la « toile »,
vocable d’époque

à ce moment, quelque chose revient

est-ce que la chose était partie ?

une chose est-elle équivalente à quelque chose ?
et ainsi d’une foultitude de questions que la jeune fille se posait ;

puis : tout est ensemble, tout  part d’un coup /
oui, tout part d’un coup, et il faut étaler la pâte sinon c’est indigeste /
étalons

 


étalons comme nous pouvons : courons comme des étalons

étalons-nous, gadin suprême
étalons la pâte comme il a été dit

la linéarité est une nécessité : la course dessine des élégances
que nos traces font persister

à ce moment, quelque chose revient

une critique par e-litterature.net

 

 

une critique de L’enfant fini par « penvins » (Pierre-Vincent Guitard),
du site e-litterature.net

sans titre de Maud M.

Installée dans un petit hôtel face à la mer, Maud M. a disposé ses affaires dans le petit placard au papier peint défraîchi avant de prendre une douche et de se poster à la fenêtre qui laisse passer un filet d'air froid. Un bruit de fond ainsi qu'une odeur de varech suffisent à évoquer la mer, sur laquelle la nuit repose déjà, comme une vieille amie un peu encombrante.
Au Tréport comme à Honfleur, à Cancale ou à Roscoff, Maud M. a cessé de se regarder nue dans les armoires à glace des vieilles chambres qui sentent la pomme normande. Elle enfile, sans aucune conscience de ses membres, peau, chairs, ses vêtements les uns derrière les autres, de sorte qu'ils la réchauffent. 

Maud M. se repose sur un des bancs de pierre longeant la mer, disposés à équidistance sur une sorte de large corridor pavé de dalles de béton saumonées. Devant elle, la mer la reconstitue, elle la prend, s'enroule en elle comme dans une couverture de survie.
Elle débarque son surplus de paroles aux cormorans, tenez. Il fait gris, c'est la toile de fond sur lequel elle peut se découper sans gêner personne, replier ses jambes contre elle se disant qu'elle a froid, se disant que c'est trop mais n'en pouvant pas moins.

Son regard se remet dans l'axe de la mer, et peu à peu son esprit se calme, elle arrive à isoler le bruit du ressac des autres bruits, humains et issus de l'activité humaine. Et des mouettes aux cris impérieux. Voir la mer quelques instants et revenir. Une fois devant, Maud M. est rituellement déçue. La mer ne dit rien de plus que ce qu'elle est. La mer ne dit rien, elle est. Et être devant ne s'apprécie que d'une présence ténue, ou fugitive, un peu comme une guimauve : beaucoup de promesses mais peu de consistance.

Des avions, blancs, traversent le ciel, bleu, et ainsi chaque jour, de nombreux avions emmènent de nombreuses personnes loin, dont le regard de Maud M. suit distraitement la trajectoire. Elle se tait. 
Elle attend ce qu'elle ne sait pas. Sur son banc, figée. Ce que la mer lui renvoie, un mur ou un miroir, un mur et un miroir, l'attend encore. La mer : miroir ou mur. Réfléchit, miroir. Regarde la mer : mur.

Malgré les galets sur lesquels elle se tord les pieds, Maud M. s'est décidée à marcher le long de la plage. Des cueilleurs de coquillages en couleurs vives officient. C'est marée basse.
Marcher, c'est encore quelque chose qu'elle murmure, elle accompagne marcher de parler, sa parole sort avec le bruit du ressac. Il fait froid, elle s'enhardit, elle grogne, elle profère des morceaux de mots, des bouts, que l'air plein d'iode gifle, elle ne sait pas si c'est de l'iode, l'iode est ce qu'elle a lu, elle respire ce qu'elle a lu, des pages et des pages de bouts de mots.

Oui, redit-elle dans un sursaut, et elle shoote dans une coque d'oursin on dirait. Maud M. ne perd pas la raison, la raison n'existe plus, elle s'en débarrasse comme de la chair orangée de l'oursin, elle la crache, la raison. 
L'idée qu'elle a du bleu de l'azur est un bleu de littérature, comme les travailleurs avaient des bleus de chauffe. Elle se déplace au jugé, rien n'est resté, elle nage dans les mots, une mer de mots. Et parfois, aucun d'eux ne saille comme une queue de requin, aucun. 

                                   *

Beaucoup plus tard, Maud M. recevra un SMS mystérieux : Mettez un costume rouge, vous êtes plus que nu, vous êtes un objet pur, sans intériorité *. Elle ne répond pas, ça n'appelle pas de réponse. Une pensée démodée, parfois un peu surprenante, comme cette phrase  ; et vraie. 

L'anse devant laquelle elle s'est arrêtée, en suivant la côte, sur l'un de ces petits parkings qui indiquent le point de vue avec un œil aguicheur étoilé de noirs traits gras, profile une orbite abrupte et brune en haut de laquelle elle a laissé traîner sa pensée bien au-delà de ce qu'elle eût voulu.

* Baudrillard, J. (1968) : Le système des objets,  Paris : Gallimard (collection Tel).