…………………………………………………………… tracer des parenthèses et s’y coucher longuement aux bancs du boulevard se laisser tomber
………………………………………………………………… je me fais remplir l’oreille de cigales et puis au creux de la route
………………………………. armoire à la glace rayée (regarde, lui, tous ces muscles qu’il a)
…..………………………………… nous parlons de livres
je n’ai pas d’idées. devant ma bibliothèque je stagne. c’est effrayant.
…………………………………………… je cherche eau mais tous les mots qui se finissent par eau se présentent : il y en a trop
…………………………………………………
une civilisation chute, entourée d’eauje me demande dans quel sens :entourée d’eau, une civilisation chutela chute d’eau ramollit ; elle est artificiellele jet malingre finit par cesserune civilisation chuteentourée d’eau
Fayçal Baghriche, La nuit du doute , video, 2016 (Musée d’Art Moderne, Paris)
le scenario : une femme, nue, regarde ses pieds chaussés de mules plates à brides croisées de cuir noir, montées sur une semelle de corde blanche et noire, auxquelles elle a ajouté un ruban en gros-grain gris anthracite pour tenir un peu le pied à l’arrière.
elle regarde ses pieds, chaussés de mules améliorées, reflétés dans une glace à trois pans et repense au film qu’elle a été voir, dont le scenario n’était pas clair du tout, qui racontait l’histoire d’un film se faisant avec un scenario pas clair du tout, en réalité se faisant dans une absence de scenario, en réalité ne signifie pas en réalité mais : dans le film.
ses pieds prolongés par ses jambes, elle peut encore regarder : les chevilles enlacées par le ruban gris anthracite, c’est intéressant, il y a un côté danseuse immédiat : l’immédiateté de la danseuse.
elle constate qu’elle peut à la fois regarder ce que ses pieds enrubannés lui évoquent – la danse – et continuer à penser des refus : les rubans défaits chez Degas par exemple, elle s’en fout des rubans défaits.
c’est dans le scenario de la femme nue qui dédaigne son corps, qui serait mieux sans, que la femme constate : impossible de vivre sans corps.
on dit que c’est vieux, on dit que c’est du passé, on dit que ça pue parfois on regarde on dit que ça va pas, on remue le nez : ça va pas
examen des vacuité, des vanités, & d’autres -tés parler du capitalisme sur une chaise longue parler du capitalisme en tongs
on parle avec des mots sans sens, des mots qui s’agitent on les agite comme des hochets : ils sont des hochets il n’y a plus d’air entre les mots, ils ont chaud
examen des ornementations, des suffixations, & d’autres -tions les mots empruntent des queues-de-pie les mots s’habillent de filaments longs
……………………………………………………………………………
et on finit par oublier le bruit
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[résorption, ellipse, coupure, absence de culpabilité personne n’est coupable parce que personne n’est coupé]
son menton tressautait sous les coups de sa langue à l’intérieur, de petits coups de boutoir mécaniques de sa langue tandis qu’il me parlait ses yeux derrière les verres, sans aucun éclat, ses yeux accompagnant une immense tristesse dépassée, tandis qu’il me parlait de la drh qui lui avait proposé une rupture conventionnelle à l’intérieur de sa bouche, la langue venait ponctuer les phrases, nerveusement elle faisait tressauter la partie inférieure de la bouche dès qu’un mot était fini de prononcer c’était sa résistance, pousser la partie inférieure de sa bouche avec sa langue cachée, la pousser pour ponctuer les mots, pour signifier qu’une partie de son corps n’était pas d’accord avec cette rupture conventionnelle il en était sûr ils ne pouvaient rien contre lui avec sa langue qui poussait à nouveau avec de petits coups qui bosselaient sa bouche sous la lèvre inférieure comme une musique répétée un truc qui lui appartenait qu’on ne pouvait pas lui enlever comme s’il tapait du pied avec sa bouche il me remerciait sans cesse pour le saucisson que je lui avais proposé de partager, il en coupait de grosses tranches qu’il engouffrait dans sa bouche, jusqu’à la dernière qu’il prit pour la route avant de me saluer il disait qu’il buvait parce que l’après-midi avait été trop dure, qu’il lui fallait boire, à cinquante-quatre ans de toutes façons qu’est-ce qu’il trouverait après non, il fallait qu’il reste, ils ne pourraient rien et ses yeux si moches, si tristes, si morts ne semblaient impliqués que dans leur gymnastique synchronisée avec les petits coups de sa langue dans le vestibule de sa bouche, dernière poche de résistance logée dans la muqueuse protectrice la tapissant et qu’il titillait désespérément
(…) je n’écris plus, il faudrait que j’écrive sur le défêlé la déliaison la lettre de l’Entrepôt pourrait faire entremise
écrite à quelqu’un, à l’ami hors de prix
passant près d’un cimetière, tous les corps, de pierre entourés, de pierre, de ciment, de béton, tous les corps invisibles
à nouveau, invisibles dès le début, invisibles à la fin
le défêlé : le passage des ans défait la fêlure laquelle disparaît
les exagérations se rendent visibles depuis le lointain excès calcifiés dans du ridicule aucune conclusion ne peut être tirée non plus que vin : tonneau vide
une immense introduction à tout introduire, encore introduire, remonter l’objet, le sens échappe absolument
je suis hélas un poème alors que je partirais que je n’en voudrais pas que j’ignore tout de ses effets
*
Lettre de l’Entrepôt.
Lettre dite de l’Entrepôt, avant qu’elle soit écrite, et qui ne serait peut-être jamais écrite. Avec une adresse
Cher ami,
tout de suite détournée en
Cher, très cher ami, ami hors de prix,
qui débuta dans un autobus à la hauteur de l’ex-hôpital St Vincent de Paul, direction le Sud, longeant un chantier, un parmi tant, la ville entière est en chantier,
dont on trouve quelques traces malhabiles, interrogatives, préparatoires, dans un cahier jaune, le but étant toujours le même : ne pas oublier, comme L’enfant fini – quel drôle de titre, dirent-ils, nombreux – écrit dans son cahier à New York le long de l’Hudson pour ne pas oublier ce qu’il vit.
Cher ami,
J’aurais pu commencer cette lettre par une circonstancielle : Depuis ces quarante dernières années… Je peux la commencer par : deux espagnoles dont une en robe fluide imprimée, dressent les tables dans le mitan de l’après-midi alangui, et sûrement qu’alangui est de trop. Mais il contient langue.
Il y a aussi une recommandation, un avis plus ou moins secret. Une prescription, un danger : la lettre de l’Entrepôt ne doit pas ressembler à une lettre. Oui, mais alors à quoi ?
Baudoin de Bodinat, En attendant la fin du monde, Fario, 2018 , p. 15 (citation de Pétrarque : Les Remèdes aux deux fortunes ; photo prise avec pellicule périmée)
Cher ami si cher (finissons-en),
Je t’écris cette lettre de l’Entrepôt. Non pas depuis l’Entrepôt où je me trouve, mais de l’Entrepôt en tant qu’il a soudainement fait surgir cette lettre. Mais je voudrais ne pas préciser davantage. Tu as disparu, ce serait un préalable au fait que tu me sois devenu si cher ; ce serait un début d’explication. Dans le fond, je ne sais pas qui tu es, et c’est ce qui fait ta valeur.
Si cette lettre a son importance, c’est qu’elle est bel et bien une lettre et que tu la reçois sans la demander, c’est le principe de la lettre : c’est un risque que de te l’envoyer. Je prends ce risque. Par ailleurs, je prends le soleil (et le rends peu après qu’il m’a légèrement brûlée).
Ce n’est pas si facile de t’écrire, je n’y mets pas de mauvaise volonté, je voudrais bien, mais je constate : cette lettre, que je voudrais ample, court le risque de la recension de petits faits, tout ce que je voudrais éviter.
Il y a, dans les faits qui m’occupent, des petits, certes, et aussi des moyens et des grands. Mais t’entretenir de ces faits ne me semble pas à la hauteur de la Lettre de l’Entrepôt telle qu’elle survint après Port-Royal et avant Denfert-Rochereau. Très précisément dans cette portion de route bordée de murs.
Il y eut ensuite, dans un autre autobus, une bordure végétale qui maintint ma curiosité sur le vif, au long du cimetière Montparnasse, rue Froidevaux. De petits arbres, plantations et herbes folles protégés par une dentelle de fer peinte en vert éloignent la perception de l’idée de mur d’enceinte. Ainsi, avant de penser cimetière, on peut penser décoration, si ton regard traîne vers le bas.
Les morts du cimetière ne sont pas réels, depuis ce bus aux vitres sales. On n’y pense pas vraiment. Pourtant ils sont morts et nombreux. On est désinvolte avec ces morts, avec la mort en général. Ils ont disparu, comme toi qui es ou n’es pas mort. Mais qui suis-je pour statuer sur ton état ? (…)