une civilisation chute, entourée d’eau

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tracer des parenthèses et s’y coucher longuement
aux bancs du boulevard se laisser tomber

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je me fais remplir l’oreille de cigales
et puis au creux de la route

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armoire à la glace rayée
(regarde, lui, tous ces muscles qu’il a)

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nous parlons de livres

je n’ai pas d’idées.
devant ma bibliothèque je stagne.
c’est effrayant.

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je cherche eau mais tous les mots
qui se finissent par eau se présentent :
il y en a trop

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une civilisation chute, entourée d’eau
je me demande dans quel sens :
entourée d’eau, une civilisation chute
la chute d’eau ramollit ; elle est artificielle


le jet malingre finit par cesser

une civilisation chute

entourée d’eau

reliquat de la nécessité

                                          Fayçal Baghriche, La nuit du doute , video, 2016 (Musée d’Art Moderne, Paris)

le scenario : une femme, nue, regarde ses pieds chaussés de mules plates à brides croisées de cuir noir, montées sur une semelle de corde blanche et noire, auxquelles elle a ajouté un ruban en gros-grain gris anthracite pour tenir un peu le pied à l’arrière.

elle regarde ses pieds, chaussés de mules améliorées, reflétés dans une glace à trois pans et repense au film qu’elle a été voir, dont le scenario n’était pas clair du tout,
qui racontait l’histoire d’un film se faisant avec un scenario pas clair du tout,
en réalité se faisant dans une absence de scenario,
en réalité ne signifie pas en réalité mais : dans le film.

ses pieds prolongés par ses jambes, elle peut encore regarder : les chevilles enlacées par le ruban gris anthracite, c’est intéressant, il y a un côté danseuse immédiat :
l’immédiateté de la danseuse.

elle constate qu’elle peut à la fois regarder ce que ses pieds enrubannés lui évoquent – la danse – et continuer à penser des refus :
les rubans défaits chez Degas par exemple, elle s’en fout des rubans défaits.

c’est dans le scenario de la femme nue qui dédaigne son corps, qui serait mieux sans, que la femme constate :
impossible de vivre sans corps.

jusqu’à oublier

on dit que c’est vieux, on dit que c’est du passé,
on dit que ça pue parfois
on regarde on dit que ça va pas, on remue le nez : ça va pas

examen des vacuité, des vanités, & d’autres -tés
parler du capitalisme sur une chaise longue
parler du capitalisme en tongs

on parle avec des mots sans sens, des mots qui s’agitent
on les agite comme des hochets : ils sont des hochets
il n’y a plus d’air entre les mots, ils ont chaud

examen des ornementations, des suffixations, & d’autres -tions
les mots empruntent des queues-de-pie
les mots s’habillent de filaments longs

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et on finit par oublier le bruit
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[résorption, ellipse, coupure, absence de culpabilité
personne n’est coupable parce que personne n’est coupé]

Trinité emballée sous ciel de canicule

proximité de la semoule —

— d’avoir obtenu la conviction que boire crée des cauchemars

— tu avais refusé je sais très bien pourquoi ; moi non

— les objets en volume qu’il faut engager dans des formes, bébé

— c’est comme machin, Malbec, ta vie comme du roman

— vie privée de quoi ? les noms propres font procès

— parti loin, fait sa vie à l’étranger, non pas disparu

— chaque bébé y arrive ? et sinon, que se passe-t-il ?

— du riz, je ne sais pas, mais des grains plus gros

 

— mise à jour à l’instant —

 

des formes, calmes gestes, cube dans carré —

c’est fini tout ça, je vais prendre un chien —

il faut faire quelque effort de traduction —

les réanimer, dans ce flamboiement crépusculaire —

chaque sourire mécanique fait gagner un point —

pour la nième fois de ma vie, je suis bête —

l’élévation de l’âme revient alors que je tousse —

et de découvrir que Scarlatti avait un frère —

des nouvelles des Néanderthaliens, feu d’os à moelle (Arte, juin 2019)

du rudoiement, de la prise, ce qui reste

son menton tressautait sous les coups de sa langue à l’intérieur,
de petits coups de boutoir mécaniques de sa langue tandis qu’il me parlait
ses yeux derrière les verres, sans aucun éclat, ses yeux accompagnant
une immense tristesse dépassée, tandis qu’il me parlait de la drh
qui lui avait proposé une rupture conventionnelle
à l’intérieur de sa bouche, la langue venait ponctuer les phrases,
nerveusement elle faisait tressauter la partie inférieure
de la bouche dès qu’un mot était fini de prononcer
c’était sa résistance, pousser la partie inférieure de sa bouche avec sa langue cachée,
la pousser pour ponctuer les mots, pour signifier qu’une partie de son corps
n’était pas d’accord avec cette rupture conventionnelle
il en était sûr ils ne pouvaient rien contre lui avec sa langue qui poussait
à nouveau avec de petits coups qui bosselaient sa bouche sous la lèvre inférieure
comme une musique répétée un truc qui lui appartenait
qu’on ne pouvait pas lui enlever comme s’il tapait du pied avec sa bouche
il me remerciait sans cesse pour le saucisson que je lui avais proposé
de partager, il en coupait de grosses tranches qu’il engouffrait
dans sa bouche, jusqu’à la dernière qu’il prit pour la route
avant de me saluer
il disait qu’il buvait parce que l’après-midi avait été trop dure, qu’il lui fallait boire,
à cinquante-quatre ans de toutes façons qu’est-ce qu’il trouverait après
non, il fallait qu’il reste, ils ne pourraient rien
et ses yeux si moches, si tristes, si morts ne semblaient impliqués
que dans leur gymnastique synchronisée avec les petits coups de sa langue
dans le vestibule de sa bouche, dernière poche de résistance logée
dans la muqueuse protectrice la tapissant et qu’il titillait désespérément

défêlé déliaison / lettre de l’Entrepôt

(…)
je n’écris plus, il faudrait que j’écrive sur le défêlé la déliaison
la lettre de l’Entrepôt pourrait faire entremise

écrite à quelqu’un, à l’ami hors de prix

passant près d’un cimetière, tous les corps, de pierre entourés,
de pierre, de ciment, de béton, tous les corps invisibles

à nouveau, invisibles dès le début, invisibles à la fin

le défêlé : le passage des ans défait la fêlure
laquelle disparaît

les exagérations se rendent visibles depuis le lointain
excès calcifiés dans du ridicule
aucune conclusion ne peut être tirée
non plus que vin : tonneau vide

une immense introduction à tout
introduire, encore introduire, remonter l’objet, le sens
échappe absolument

je suis hélas un poème alors que je partirais
que je n’en voudrais pas
que j’ignore tout de ses effets

*

Lettre de l’Entrepôt.

Lettre dite de l’Entrepôt, avant qu’elle soit écrite, et qui ne serait peut-être jamais écrite.
Avec une adresse

Cher ami,

tout de suite détournée en

Cher, très cher ami, ami hors de prix,

qui débuta dans un autobus à la hauteur de l’ex-hôpital St Vincent de Paul, direction le Sud, longeant un chantier, un parmi tant, la ville entière est en chantier,

dont on trouve quelques traces malhabiles, interrogatives, préparatoires, dans un cahier jaune, le but étant toujours le même : ne pas oublier,
comme L’enfant fini – quel drôle de titre, dirent-ils, nombreux – écrit dans son cahier à New York le long de l’Hudson pour ne pas oublier ce qu’il vit.

Cher ami,

J’aurais pu commencer cette lettre par une circonstancielle : Depuis ces quarante dernières années…
Je peux la commencer par : deux espagnoles dont une en robe fluide imprimée, dressent les tables dans le mitan de l’après-midi alangui, et sûrement qu’alangui est de trop. Mais il contient langue.

Il y a aussi une recommandation, un avis plus ou moins secret. Une prescription, un danger : la lettre de l’Entrepôt ne doit pas ressembler à une lettre. Oui, mais alors à quoi ?

Baudoin de Bodinat, En attendant la fin du monde, Fario, 2018 , p. 15 (citation de Pétrarque : Les Remèdes aux deux fortunes ; photo prise avec pellicule périmée)

Cher ami si cher (finissons-en),

Je t’écris cette lettre de l’Entrepôt. Non pas depuis l’Entrepôt où je me trouve, mais de l’Entrepôt en tant qu’il a soudainement fait surgir cette lettre. Mais je voudrais ne pas préciser davantage.
Tu as disparu, ce serait un préalable au fait que tu me sois devenu si cher ; ce serait un début d’explication. Dans le fond, je ne sais pas qui tu es, et c’est ce qui fait ta valeur.

Si cette lettre a son importance, c’est qu’elle est bel et bien une lettre et que tu la reçois sans la demander, c’est le principe de la lettre : c’est un risque que de te l’envoyer. Je prends ce risque.
Par ailleurs, je prends le soleil (et le rends peu après qu’il m’a légèrement brûlée).

Ce n’est pas si facile de t’écrire, je n’y mets pas de mauvaise volonté, je voudrais bien, mais je constate : cette lettre, que je voudrais ample, court le risque de la recension de petits faits, tout ce que je voudrais éviter.

Il y a, dans les faits qui m’occupent, des petits, certes, et aussi des moyens et des grands. Mais t’entretenir de ces faits ne me semble pas à la hauteur de la Lettre de l’Entrepôt telle qu’elle survint après Port-Royal et avant Denfert-Rochereau. Très précisément dans cette portion de route bordée de murs.

Il y eut ensuite, dans un autre autobus, une bordure végétale qui maintint ma curiosité sur le vif, au long du cimetière Montparnasse, rue Froidevaux. De petits arbres, plantations et herbes folles protégés par une dentelle de fer peinte en vert éloignent la perception de l’idée de mur d’enceinte.
Ainsi, avant de penser cimetière, on peut penser décoration, si ton regard traîne vers le bas.

Les morts du cimetière ne sont pas réels, depuis ce bus aux vitres sales. On n’y pense pas vraiment. Pourtant ils sont morts et nombreux. On est désinvolte avec ces morts, avec la mort en général. Ils ont disparu, comme toi qui es ou n’es pas mort.
Mais qui suis-je pour statuer sur ton état ?
(…)