– un infime petit récit –

 

 

(comme un trombone pour attacher quelques feuilles)

trombone jamais seul
paquets de feuilles blanches écrites
geste de tapoter les feuilles
pour égaliser leurs bords
feuilles remplies d’écritures
séparer les tas
les disposer sur la table
les ranger
les tromboner
métal ou plastifiés couleur
les trombones se choisissent
parmi un monticule
deux ou trois doigts fouillent
l’oeil évalue et distingue le trombone

trombone seul à attacher son tas
restera particulier si rouge ou vert
ou seulement métal plus malléable
tas devenu liasse par l’attache
le geste preste un deux trois
reconnue rangée classée
encore un trombone
passe-le moi merci
j’en ai plus t’en as ?

Une demande de brevet américain pour une machine-outil destinée à produire ce type de trombone est déposée le 27 avril 1899 par William Middlebrook à Waterbury (Connecticut).
Le brevet (U.S Patent No 636272) lui est accordé le 7 novembre 1899.

neuf-être syllabes /

 

 

les champs couverts de givre de part et d’autre
de la route
les champs verts et marron
sous le givre la couleur
les labours
les restes d’eau stagnante
scintillants si le soleil
sinon allumer ses feux de brouillard

les labours = la terre retournée
et dedans rien ou quelque chose
longer les champs avec ses feux de brouillard
devant et derrière
et les champs sur les côtés
rouler au milieu des champs
est égal à rouler sur la route
phares horizontaux champs latéraux

ce que vit l’oeil se déroula en si peu de temps
la route dégagée la route avec ses voitures
dans la plaine nappée de brouillard
et jamais l’impression ne fut ce qu’elle a été
jamais car l’esprit a changé l’esprit n’est plus
la route nappée de brouillard n’est plus
ne contient plus rien
comme la terre est vide dedans

les labours la terre grasse
le marron de la terre retournée
les labours les labours
le signe égal à brouillard
rouler dans le brouillard
n’évoque plus rien d’autre
la route est dégagée
la voiture avance paisiblement vite

                                                                                        colonnes de pierre blonde, Archives Nationales (détail)

poème avec Ribera et un citron (?)

 

 

dans le sac en papier un pain et un citron
maintenus bien ensemble contre le bras

le rond du citron ou bien sa rotondité
& la brillance du pinceau de Ribera

dans le pas rapide de la marcheuse
le sac contre son flanc bien serré
contre la laine du manteau la brillance
des plumes du chapeau du philosophe
la croûte du pain au maïs et le jaune du citron

encore ce que personne ne comprend
encore ce qu’il faudrait regarder de très près
passer du temps que la marcheuse
n’a pas forcément mais si elle voulait
avec son sac en papier les dures formes
du pain et du citron rond contre elle
& la brillance du pinceau de Ribera
elle entrerait dans la matière
comme singulière épreuve du peu.

                                                                                     Jusepe de Ribera, Un philosophe, vers 1612-1615 (détail)

ce moment où elle a pleuré

 

 

 

la lumière venant de la baie vitrée était si provençale
elle, dans son fauteuil roulant, regard noyé
lui à côté, sur un siège, amaigri, triste, ailleurs

décembre, ce dernier décembre
il n’en connaîtrait pas d’autre
mais personne ne le savait encore

décision était prise, il partirait à l’Ehpad
elle, n’avait pas besoin d’y aller,
son corps cassé sa tête entière

elle, n’avait pas besoin d’y aller
riff de jazz comme elle aimait
elle, n’avait pas besoin d’y aller

ce moment où elle a pleuré s’est écriée
mais je ne peux pas le laisser
je ne peux pas laisser mon homme

tous ces points d’exclamation tristes
qui n’existent pas, comment les dessiner ?
ce moment où elle qui ne pleure jamais, a pleuré.

alors elles ont ri

 

 

à la fin il y eut un petit rire, les bouches s’élargissant,
les dents se montrant, les yeux se rencontrant,
elles mirent le rire au diapason

°

elle a dit j’aime rentrer, même tout à l’heure,
je sais que je vais rentrer, j’aime rentrer chez moi,
ça va être bien, je le sais

°

l’autre la regarda et sourit,
une sorte d’exultation les traversa :
oui, rentrer est un plaisir qui n’est pas à négliger

°

et immédiatement un fou-rire de petites filles
les saisit, les deux qui ne se connaissaient pas,
et elles se séparèrent ; l’une partant, l’autre restant.

                                                                                                                                                                              Alberto G.

 

L’obstacle ou l’impasse. II.

 

 

que seraient-elles, hein ?
seraient-elles organisées, ordonnées, distribuées ?
et selon quel mode de l’éloignement (aurait dit Derrida dans une fausse citation* fanée comme un costume oublié) ?

les phrases
les phrases
les phrases les phrases ad libitum
les phrases qui se répètent
les phrases imaginées
les phrases ressassées
celles qui ne servent à rien
celles qui sont ravalées mais pas comme un mur
ou comme un mur : phrases peintes phrases décollées sur des affiches à la Villeglé

ou comme un mur
ou comme un mur
ou comme un murmure
comme le murmure de jamais le murmure de toujours
le murmure du ça
du ça va ça va pas du couci-couça

phrases à la va-vite à l’emporte-pièce
misérable liberté du faiseur de phrases
phrases empilées empoilées dépilées dépliées dé(ver)gondées, etc.

jamais ne suffiraient
le pourraient-elles
qu’elles ne le voudraient oh non, pas.

* contexte de la citation supposée (?) : « la question n’est pas tant de vivre ensemble,
que de savoir à quelle distance et selon quel mode de l’éloignement ».

Journées de l’École de la Cause Freudienne (ECF), 16 et 17 novembre 2024,
axes cliniques de la thématique