dans la rue Belliard déserte

 

au point d’un texte
à vélo
une femme et son chien très petit
au bout d’une laisse
une femme Chinoise
tire sur la laisse
femme le suit
tout petit chien
sur l’allée centrale
tirant vers l’arbre
pour pisser
laisse dont je me
serais débarrassée
à vélo
au point d’un texte
tirant sur ma laisse
pourtant à vélo
à queue tirebouchonnée
et gueule renfrognée
poils courts soyeux
robe rouge de la femme
mon coup de pédale
éperdu
dans la rue Belliard déserte
comme si jamais
ne serais débarrassée
comme si le petit chien
tirant sur sa laisse
tirant la femme Chinoise
étonnée
comme si j’étais lui
décidé vers l’arbre
décidé dans une direction
plus décidé que quiconque
au point d’un texte
à vélo
dans la rue Belliard déserte.

                                                                                                                           Simon Hantaï, Tabula, 1980 (détail)

café fumant & balcony

 

 

à Sète un type
collectionne
les tapettes à mouches

j’en ai deux une blanche une bleue
j’en ai plein
pas des tapettes

y en a deux elles se coursent
au centre de la pièce
deux mouches

j’en ai plein la tête
des qui passent
des qui fument

pas des tapettes
des contextes
des circonstances

couleurs et formes
vieil avatar chéri
du collectionneur

couleurs et formes
qu’il collectionne
qu’il affectionne

les deux axes
de la tapette à mouches
et des qui fument

dans la tête j’en ai plein
ou deux
qui se coursent à Sète

ou des mouches
ou des contextes
j’en ai plein la tête.

                                                                                                    #backtothestreet, art mural, Paris 2022 (détail)

désaffection pour la guerre

 

pas toujours la guerre (elle n’y est pas toujours même quand elle y est)

elle est où ? (la guerre)

c’est où ce « y » où elle serait (la guerre) ?

la guerre a été il y a longtemps, puis plus près (temps & espace)

tenir la guerre à distance (et toutes les ramifications de l’idée)

impossible de tenir à distance un bombardement
(par la simple volonté de l’esprit)

je ne tente pas d’écrire « la guerre » (mais plutôt : « pas toujours elle »)

il y eut un moment où (et il y a un moment où) :
les hommes aiment la guerre (plus que leurs tondeuses à gazon)

bien que solution déficiente, la guerre mobilise toujours
comme artifice

[23 février 2022, veille de « l’opération spéciale en Ukraine » déclenchée par V. Poutine]

un horizon de guerre
mais rien de prévisible : une surprise, une continuité, une éternité, un ressac.

[entre les deux tours d’une élection présidentielle impossible, en France]

                                                    #toutlemondeconnaitraoul, oeuvre murale collective, Paris 2022 (détail)

des autres rien (fumée)

la mort est une mort est sa mort est la mienne

et puis : la mort n’existe pas,
et encore : la mort tatati tatata

préférable dans la nuit la mort
envahissante, fumée, définitive se pavanant

aucune douleur, non : la mort pile-poil

requérant une sollicitude + une compassion
mais non : hurlantes ! inutiles ! rejetées ! non !

personne ne veut non bien sûr
personne ne veut mourir tralala tralalère

envie de mourir aucun sens
envie de vivre hors de propos
raisonnant avec raisons : tching ! renversée !

la, donc, mort, la la lère
la, aussi, mort : laquelle mais laquelle ?

je m’endors dans mes anciens lits

je me représente le lit de la rue M.
acheté chez Emmaüs quarante francs
un matelas posé sur le plancher brut crayeux
monté à grand-peine au cinquième étage
et posé dans la pièce-cuisine
à l’aide de quelqu’un ou peut-être sans moi
deux hommes l’auraient monté
eau et gaz à tous les étages
était-il indiqué sur la façade

je passe au lit de la rue G.
que je n’ai pas eu besoin de faire monter
il était là quand je suis arrivée
occupant la partie de la pièce vers la fenêtre
mais ne bloquant pas les portes du placard
je vivais dans seize mètres carrés
baignés d’un soleil que dangereusement
je prenais installée sur l’appui de la fenêtre
au cinquième étage sans ascenseur

donnant sur un jardin dans la rue P.
plus précisément sur un figuier
et l’atelier d’un grand artiste connu
un lit encastré dans un coffre
m’attendait au premier étage avec ascenseur
de même de grands coussins vert et blanc
encastrés de l’autre côté
me permettaient de recevoir du monde
des photographies l’attestent

le lit de la rue L. était celui d’ascendants
qui n’en avaient plus l’usage
il était encore bon et me fut livré par camion
dans une chambre aux murs lavande
qui ne constituait qu’une des quatre pièces
d’un appartement loué pour s’agrandir à deux
puis à trois puis à deux
les autres pièces aussi très colorées
mon bureau rouge et beige tant aimé

dans la minuscule chambre de la rue R.
une cheminée d’angle empêchait
de faire le tour du lit déménagé
par une nacelle élévatrice depuis la cour
au quatrième et dernier sans ascenseur
mon sommeil était sans cesse dérangé
ce n’est pas dans cet ancien lit que je m’endors
mais dans un autre transporté depuis la rue
au sixième sous les toits de la rue C.

  Annette Messager, Les hommes que j’aime, les hommes que j’aime pas, 1971-1972

un livre n’existe pas existe

quand la langue s’arrête ne s’arrête pas
sur un mot écrit n’est pas écrit
quand l’histoire n’est pas histoire
que l’histoire ne rebondit pas
bondissant dans les pages
jusqu’au saut final, brillant, impeccable
quand rien n’existe dans les pages tout existe
jusqu’au saut final articulé
que le livre n’est pas livre est livre
que la dernière page n’existe pas
que la première n’existe pas
que la langue soudain s’arrête ne s’arrête pas
qu’il n’y a aucun recours de l’histoire
qu’elle reste seule esseulée nappée
dans les immenses méandres du temps passé
que le temps passé à venir charrie
encore tant de mots de la langue
que l’histoire infinie pourrait se finir
quand encore il est temps
quand déjà il n’est plus temps
que le mot découpé sur le billot du temps
s’acoquine avec l’histoire
pour en faire un livre
que le livre n’est pas encore mais qu’il est déjà.
                                                                                                        Natacha Nikouline, Délitescence, 2021 (détail)