l’Elbe, ce voyage que je ne fais pas

[en adresse à Philippe Rahmy, mort ce 1er octobre 2017]

de Dresde la bombardée à Prague la baroque, la vallée de l’Elbe
de l’une à l’autre, le château de Duchcov,
où Giacomo Casanova arriva en 1785
Mes souvenirs sont plus excitants que ma vie actuelle

aller de Prague à Dresde via la vallée de l’Elbe
saluer le château dans lequel Casanova s’enferma pour écrire,
le vieux mythe fini, terminé, la terminaison des rêves de jeunesse,
mort à Dux en 1798

Où êtes-vous, en ce moment ? À Dux, dans un château, en Bohême. Quelle adresse, pour écrire et finir ses jours. (…) C’est ici que monsieur le bibliothécaire, mal payé, mais la question n’est plus là, a écrit Histoire de ma vie, à raison de douze ou treize heures par jour (et par nuit). Du mobilier, il ne faut retenir, près d’une fenêtre, que ce fauteuil Louis XV, rose, dans lequel il est mort.
Philippe Sollers, Casanova l’admirable, 1998, Folio n°3318

la tâche de cette écriture est infinie,
écrire la vie passée est infiniment compliqué, tout mettre avait-il dit,
tout mettre veut dire tout mettre et rien d’autre
il revient dans un rêve, bonjour comment allez-vous ? atout maître !

rien n’est jamais fini, ni le rêve, ni les formes, ni les morts
les mains serrées, debout, puis couchés, les mains tenues

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notes : voir l’Elbe, aller à Dresde, aller au Stalag IV B à Mühlberg-sur-Elbe
juillet 1940 : Jean Arnould, mon grand-père maternel, 52253
Claude Simon 28982

(…) Stammlager IV B, Mühlberg-an-der-Elbe du 13 juillet au 22 août 1940

Le 12 juillet au matin, munie de casse-croûte standard, la population intellectuelle de Hemer est transvasée de nouveau dans un train et cadenassée. Renard et Roger Gérard, catalogués cultivateurs, ne sont pas du voyage. Menden…Fröndenberg, où nous croisons l’express Düsseldorf-Berlin, … Schwerte… Unna… Soest… Paderborn… Altenbecken… Bodenfeld… Uslar… Northeim. Où sommes-nous exactement ? Nul ne le sait dans les wagons, pas même notre compagne, la Faim.
La nuit qui descend sur notre misère m’empêche de continuer à chercher la solution. L’obscurité est la bienvenue puisqu’elle nous apporte l’oubli avec le sommeil.

Le 13 au matin nous nous éveillons avec l’arrêt du train en gare de Würzen. Pendus aux lucarnes des wagons, nous attendons nous ne savons quel secours. La Croix-Rouge allemande nous distribue de minuscules tartines qui ravivent notre fringale. Un cheminot interpellé nous indique que nous sommes en Saxe. Le train repart… Oschatz… Riesa… Nous franchissons l’Elbe sur un pont monumental… Röderau… Neuburxdorf. Au loin, un vaste camp. Est-ce le havre ? Oui, car le train stoppe et une heure après les barbelés du Stalag IV B de Mühlberg sur l’Elbe nous enserrent. (…)

Jean Arnould, Le Narrateur de l’inutile, Journal de guerre et de captivité 1939-1945 (inédit)

Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est.

Claude Simon lors de la cérémonie de remise des prix Nobel à Stockholm, le 9 décembre 1985

interviou de Vous (à propos du titre L’enfant fini)

parution de L’enfant fini en octobre 2016 chez Cardère éditeur

i  – Comment vous est venue cette idée de titre L’enfant fini ?
V –  C’est un titre prononcé dans un rêve par l’éditeur de mon premier roman publié, Une théorie de l’attachement, rêve survenu dans la nuit du 21 au 22 décembre 2013 et situé dans ce qui se présente comme les bureaux de P.O.L, mais à l’extérieur. Nous sommes dans une sorte de jardin. Paul Otchakovsky-Laurens trouve ce titre, L’enfant fini, je suis d’accord, je décide d’être d’accord, je me rends compte que j’agrée, c’est agréable de dire : bon ok, si vous voulez.

i – Pourquoi  est-ce agréable d’agréer dans le rêve ?!
V – Parce que longtemps je préférais dire non, refuser ce qui m’était proposé. Probablement que c’est cela, ce rêve, l’expression d’une satisfaction d’avoir changé de position… Ou du moins, de laisser la possibilité au oui d’être prononcé, d’acquiescer. Il y a une convergence particulière dans ces temps, un début et une fin, un bouclage temporel parallèle à l’écriture de ces deux livres : à l’automne 2001, je démarre une psychanalyse ; fin 2013, au moment du rêve, elle est terminée depuis le printemps.

i – Le texte L’enfant fini est-il « fini » lorsque ce rêve advient ?
V – Le livre n’est absolument pas « fini », il vient juste de commencer ! Je n’ai alors écrit qu’une vingtaine de pages.  Il porte un autre titre, provisoire, tout à fait dénotatif : Le cahier de Jasper. Je me souviens que pour Une théorie de l’attachement, fin 2001, nous avions aussi cherché un titre avec l’éditeur. De la même façon, mon titre premier était également dénotatif : Le rapporteur, puisqu’il s’agit de quelqu’un qui rapporte des faits.

i – Mais l’éditeur de L’enfant fini n’est pas Paul Otchakovsky-Laurens ?
V – Visiblement non ! Pas plus qu’il n’est qui il est dans mon rêve de décembre 2013. Il s’agit de moi, c’est moi la rêveuse du titre ! L’éditeur est désigné comme tel dans un jardin, et il énonce le titre d’un livre que je viens à peine de commencer d’écrire. Il manifeste mon désir que le livre soit fini et édité, je suppose (et lié à mon prénom, bien sûr).

i – Alors ce livre, L’enfant fini, était à peine né lorsqu’il a été nommé ?
V – On peut voir les choses comme ça. On peut toujours voir les choses sous différents angles. Dans le rêve, ou plus exactement dans son interprétation au réveil, il y avait quelque chose qui m’intriguait dans les sons formés par la prononciation des syllabes, finale et initiale, du substantif et de l’adjectif : fan-fi, une allitération un peu dysharmonique, difficile… au sein d’une triple répétition en/an, f/f, i/i, les voyelles elles-mêmes étant les plus opposées dans leur point d’articulation (i orale-antérieure ; an nasale-postérieure).

i – Par la suite, pourquoi avez-vous décidé de conserver ce titre ?
V – Parce qu’il m’intriguait, au-delà de son contenu. Advenu dans un
rêve ; attribué par la figure respectée de l’éditeur de mon premier livre à l’intérieur de ce rêve, que demander de plus ?! Puis, dans un second temps, ce titre s’est peu à peu révélé comme étant l’exacte focale du livre, de ce livre-ci, avec toutes les modifications apportées au texte depuis ses débuts. Il est hautement polysémique, un peu difficile à prononcer, et reste étrange, unheimlich.sans-titre


[extrait de Wikipedia]