« faisceaux impitoyables des plafonniers » *

 

 

* Les lumières d’en bas, ai-je pensé, voilà la vraie différence. En Russie, elles n’existent pratiquement pas. (…), vous verrez partout les faisceaux impitoyables des plafonniers qui descendent d’en haut
et illuminent les fenêtres. Les plafonniers sont pratiques. Il suffit d’appuyer sur un bouton
pour que toute la pièce soit éclairée par la même luminosité uniforme et brutale. (…)
Les petites lumières d’en bas, en revanche sont peu commodes. Vous devez les allumer une par une et il en faut au moins trois ou quatre pour générer la même quantité de lumière. (…) crée une atmosphère propice à la conversation et à la lecture de vieux livres, (…) pièces douces (…) se raconter des contes de fée ;
un luxe que les Russes n’ont jamais pu se permettre.
extrait de Le mage du Kremlin, Giulano da Empoli, 2022

 

je cherchai quelque chose qui existe déjà
quelque chose qui se modifie parfois
je cherchai à la fois des mots

mais le temps siphonne les intentions

& d’autres possibles
rendus possibles par les distances
il fallait des conditions que je ne trouvai jamais

chercher n’est jamais trouver ou bien ?
ou bien trouver sans jamais chercher

le temps court sans alerte

quelque chose que je connais déjà
qui relève du familier y compris
dans l’exercice de l’irraison et des lumières

à nouveau du méconnu viendrait
recouvert des strates sans illusion
de la sinistre répétition

à haute densité le temps

 

Il paraît même, selon certains historiens, que, à cette époque, la lumière brûlait
toute la nuit dans les rues, toute la nuit il y avait des passants et des voitures.
Evgueni Zamiatine, Nous, 1920

 

la parole n’a plus –

 

 

arrivée à voir le ciel
arrivée à ce que le ciel soit
arrivée à ce que le ciel soit visible
arrivée à ce que le ciel se rendît visible
arrivée à ce que le ciel se fût rendu visible
et qu’elle le vît
qu’il lui apparaisse
qu’il lui soit rendu à regarder
que le ciel lui soit rendu à être regardé

*

trop connu de Provence trop de vent
trop de robes blanches trop de soleil
trop de beauté décrétée trop d’inanité
trop d’années passées trop de peau dorée
trop de lumière crue trop de sujets défaits

*

abandonné sur un banc
un livre
& un autre dans le panier
& un autre entre ses mains
les livres multipliés
les coqs réveillés
les oiseaux réveillés
le ciel réveillé

Robert Ryman, Series #15 (White), 2003

« aller dans le sens opposé » *

 

 

* (La cave, T. Bernhard, 1976)

racler le fond de la vieille casserole qui te constitue
en lécher les bords
racler encore le fond
en récupérer les traces qui collent aux parois
racler jusqu’à l’obsession
en finir avec le sens : jamais
ni dans un sens ni dans l’autre

quel est le sens ce sens
de la centrifugeuse
de droite à gauche
ou de bas en haut
elle nous malaxe
nous expurge
nous presse les chairs
qui passent par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel
après nous réduit
par cuisson le cerveau
nous le découpe en petits pois
nous l’étire
nous le reforme à volonté
selon le sens le fameux sens
de la théorie commune
précise dure claire
et sèche et tranchante
nous ressort
lavés transformés transmutés
en robots infantiles
tournant enfin
selon le sens le très beau sens.

3/1973

• La nouvelle insensée •

 

 

Déchiffrer l’enveloppe : des graffiti la zébraient. Pourtant c’était bien la nouvelle insensée. Il y avait un enfant petit, un père, que la mère de l’enfant regardait avec tendresse. L’enfant petit venait se blottir contre le jeune père : le spectacle était parfait. La mère était invisible, même pas dans une encoignure : invisible. Seul son regard existait. Dans le fauteuil, eux se chuchotaient des choses inextricables mais calmes.

La nouvelle insensée parcourait une distance de temps importante, incalculable. Elle était le contenant et le contenu. Bien sûr, à la fin elle figurait sur l’enveloppe, sous forme de lettres indéchiffrables et de traits, oui, des graffiti comme sur un mur. Le père et l’enfant n’en étaient qu’une infime partie. Une autre partie, souterraine, agissait sans qu’on puisse voir quoi que ce soit : c’était la nouvelle insensée.

Il n’y avait pas de spectacle du tout, pas de composition. Le contenu avait disparu, ou plutôt régnait une incertitude qu’il eût ou non existé. L’enveloppe donnait une piste sur l’enfoui : la nouvelle insensée demeurait comme trace. D’ailleurs n’en restait que le recto ; c’était une enveloppe sans verso. Une inscription sur un rectangle, presque une oeuvre d’art. Personne ne pouvait cependant dire « un dessin », parce qu’elle se refusait à se laisser enfermer dans une catégorie.

La nouvelle insensée prenait un tour majeur, venait nommer le vide qu’elle contenait. Elle clôturait une phase. La mère disparaissait possiblement, du regard et de l’existence des autres. Une trace à la place d’elle resterait, flottante, sur une enveloppe quasiment illisible et sans verso, à la limite de l’art, entre l’écriture et le dessin : la nouvelle insensée.

                                                                                                                            …………………oeuvre de Edith Dekyndt

il y a longtemps tatata…

 

 

le cerveau vint sur le tapis –
n’existant que sans conscience qu’il soit
il se présentait en lieux, en possibilités, en désignations
en organes de sens, en recoins, en cachettes, en divisions

le cerveau soudain existait, doté de pouvoirs extrêmes
comme une crème glacée convolvulacée :
forme qui n’existe pas mais avec le chiffre infini
de ses connexions, l’immensité de son pilotage

opposant le solide au liquide
construisant des ponts logiques
définissant des surfaces à conquérir
des mouvements qui ne seraient pas réflexes

le cerveau qui n’est jamais un mais multitude
advint comme juge ultime des incapacités nouvelles
et de sa fantaisie possiblement déroutante
surgiraient des encore inouïs

d’images tramées en discours élaborés
de clins d’oeil appuyés en dogmes figés
le cerveau produirait à l’ombre des laboratoires
dans ses circonvolutions ses danses inconvenantes

*

il y manquerait une intercalation un intervalle
il y manquerait ce qu’on ne trouve jamais
il y manquerait l’hypothèse d’une destruction du temps
il y manquerait ce qui ne peut pas ne pas manquer

 

< un collier bleu de perles >

 

 

les vies fragiles
près de la marche de l’escalier
la première marche
ses pieds aériens
une silhouette se retourne

les vies fragiles
ses mains attrapent
un collier bleu de perles
égrènent le bleu des vies
le posent sur du jaune

les vies fragiles
près de l’évier
ses yeux dans le vague
détaillent le parfum
du gris dehors

les vies fragiles
un cinéma les aurait filmées
leurs vapeurs de déplacements
leurs silences obstinés
aux fenêtres du temps

chu sur une table jaune
un collier bleu de perles
des vies fragiles
dit leur fin possible
l’échéance sans retour