Tous ces gens qui vont à la campagne. Avec des chaussettes trop hautes, ou trop brillantes. Oui. Ils pourraient y aller seulement de temps en temps. Mais tout le temps ? Oui. Ils croient qu’il en ont envie. Qu’ils ont envie de chemins herbus, de champs, de ruisseaux. Oui, c’est vrai, ils ont envie de chemins larges, de la matérialité des mots dans les champs.
Pardon ? Oui, ils ont envie du vert en brins, de cailloux pas trop aigus, de petites surprises animales, de faisans en bord de route. Mais qu’est-ce qu’il faudrait qu’ils fassent ?
Rien. Il n’y a rien à faire. Ils peuvent déambuler sur les grands boulevards. Il n’y aurait pas de crapauds. Ça non. Ni d’insectes aux noms compliqués. Oui, ni de fleurs, et caetera. On peut vite résumer leur envie de campagne : elle est le résultat d’empilements sémantiques. Euh. Oui je sais, tu n’aimes pas ces mots, je suis désolé, remplaçons-les par étagères à impressions. Ils ont des impressions, qu’ils rangent dans des étagères. Oui. On ne peut rien en dire. Non.
Je n’irai pas chez Jean. On est obligé. Non. Je n’irai pas, un point c’est tout. On verra demain. Ce soir c’est trop tard. C’est toujours trop tard passé un moment. On n’y peut rien. Non plus.
Finalement j’irais bien chez Jean. Tu as ton manteau gris ? Non, le bleu. Ce type me rend fou. ??. Sa manière de jouer du clavecin. Je me roulerais par terre de plaisir. Mais le sol est spongieux. Oui, il l’était tellement que je marchais dans le mot, pourtant avec précaution. Sol détrempé, autrement dit, mais aucun intérêt de le dire comme ça. Spongieux avec intérêt. Oui. Les Variations Goldberg me rendent fou.
Qu’a-t-il dit, Jean ? Qu’il n’aime pas les courants d’air. Et donc ? Et donc qu’il se calfeutre, qu’il évite la proximité des fenêtres, des cheminées inutilisées, mais parfois c’est inévitable : le courant d’air est là, c’est un flux à mi-hauteur, il est obligé de se baisser comme pour éviter un javelot invisible. Ah, je ne le connaissais pas sous cet aspect.
On ne connaît jamais quiconque sous aucun aspect, regarde Mirabelle…Quoi ? Elle vient là, elle s’installe, mais en même temps elle parle sans arrêt au téléphone, elle s’éloigne, elle n’a pas besoin de chuchoter, elle s’éloigne un peu, le cadrage la montre dans une voiture, ses doigts bougent un tout petit peu sur le volant, puis un grand mouvement de la main montre un agacement, peut-être, une impatience, quelque chose.
Que pensez-vous Frédéric ? J’aime bien vous appeler Frédéric, je ne connais pas votre nom. Je sais, c’est un prénom. Je ne connais pas plus votre prénom que votre nom. Nous n’allions pas à l’école ensemble, non plus. Constat : il y a encore des écoles. Et des sorties d’écoles. Des professeurs et des élèves. Malgré la « déficience des services publics » et la « montée en flèche » de l’IA. Encore des écoles. Frédéric dit à ce moment : oui, mais pour combien de temps ?
Il est pessimiste, Frédéric. Il est né pessimiste, mais pas dans l’empire austro-hongrois, hélas. Il n’a pas la grandeur qu’il aurait rêvé d’avoir, cependant pas l’espérance de vie réduite de l’époque non plus. Il risque de mourir vieux de plusieurs pathologies superposées.
Les étagères à impressions, il faut y revenir inlassablement, parce qu’elles constituent le socle des vies contemporaines. Les idéalisations. Les rembourrages de l’ego, le rehaussement, le se pousser du col, l’est-ce qu’à beau comme aurait dit L. Oui. Tu pourrais préciser ? Non. L’est-ce qu’à lier aussi.
Il faut pouvoir aimer la fin, faire des fins. Et des débuts ? Aussi, bien sûr. Tu dis souvent « bien sûr » alors que tu n’es sûr de rien ? C’est vrai. Aimer la fin, le début, l’objet, c’est d’abord y croire. Possible, possible. Je vais sauvegarder. Bonne idée : sauvegarde ton incroyance. Au bout du compte, tout se dégonfle.
Tout ? Oui, tout. Ne reste que des petits paquets de muscles, de nerfs, un peu de sang, tout ça dans un fonctionnement approximatif. On les mettrait dans un livre ? Oui, mais sans début ni fin. Ou dans une baignoire, à flotter.
Jardin des Doms, Avignon