– ……
– … La figure du coiffeur quand il « défait la boucle », il la défait comme il carderait une pelote de laine sauvage, il « ouvre » le cheveu, il le défait, et, le défaisant il connaît le cheveu de l’intérieur, c’est très étrange à voir.
Il singularise tout ce qu’il touche, et, en touchant, il définit, comme le narrateur d’Emmanuel Bove quand il reconnaît ses dents le matin, il se fait exister, il remet les choses en place.
Ou plus exactement il assigne au miroir la fonction de se recomposer la dentition : il se sépare les dents, elles sonnent ensuite, chacune sa petite musique.
Sinon, tout est confus, vous voyez, c’est ça le coiffeur, il sépare, il défait, ensuite, magie, il recompose la boucle avec un pschitt. Le pschitt est l’arme fatale du coiffeur
.
– Qui ?
– Bove, un auteur français des années trente, un type formidable, comme vous diriez.
J’ai rêvé de ma grand-mère en col roulé, mollets bronzés, jeune, elle s’écriait, très enthousiaste, très entraînante : Allons mourir ! Elle était très vivante comme elle n’a jamais été, et bronzée comme elle n’a jamais été. C’est un drôle de truc la vie, on peut naître dans une petite allée de maisons ouvrières avec jardinets parfumés dans une époque, et mourir dans une autre à laquelle on ne comprend plus rien.
C’est pas synchrone de soi, la vie.
C’est une époque où on utilisait de la laque pour tenir le cheveu en place, il le fallait, il fallait que le cheveu se tienne bien, comme bien se tenir à table, les mains bien à plat. Pour se faire faire une permanente. La permanente tient bien. La permanente dure…ce que dure l’intervalle de retourner chez le coiffeur.
Il existe des pschitt qui remplacent la laque ; peut-être que la laque existe toujours pour certaines mémés à cheveux clairs et trop fins encore en vie, je ne sais pas ? C’est un peu flippant comme perspective, la mémé à pschitt de laque et bas chair encore en vie.
– Chair encore en vie…
– Non ! bas chair ! bas comme des bas sur les jambes qui tiennent avec des fixe-bas, porte-jarretelles, on ne connaît plus les noms, mais on les voit bien quand c’est l’actrice américaine qui les manipule, ou mieux, l’Italienne, avec la permanente et le regard par-dessous d’un air entendu, comme si elles possédaient tout le savoir du monde.
– …
– Certes, un savoir-y-faire
.
– Vous venez la semaine prochaine ?
– Oui !
– Alors à mardi
.
– D’accord, à mardi.
[extrait de Dialogue avec l’analyste,
version consolidée du 7 octobre 2015]
détail de l’emballage de l’Arc de Triomphe (Christo & Jeanne-Claude), septembre 2021