énoncés bitume, aube & pluie

de sa fenêtre, de toutes ses fenêtres, 4 + 1 dans l’arrondi, elle a vu la scène de la petite place, le vent qui secoue les lumières nées des arbres et de la pluie à cause du réverbère

il est presque 8h, elle s’est réveillée vers 5h30, dehors c’est encore la nuit, la pluie, les arbres doucement bougés par le vent très visibles grâce au réverbère sur la petite place – et la pluie

l’eau de la pluie là-bas sur les lumières fantoches
fait briller le macadam,
l’eau de pluie dispense ses gouttes qui explosent
sur le rebondi du réverbère

plus tard : elle se souviendra de la scène alors que la ville dort encore ;
elle la répètera à un ami au téléphone, sauf si l’autre a beaucoup de choses à lui dire du genre je voudrais quitter la ville,

la scène, petite, serait un décor de film, et rien d’autre /
elle a enregistré les détails, surtout la lumière pluvieuse sur le bitume,
et le vert incroyable de l’arbre /
peu de choses, mais qui font comme une fontaine de choses réverbérables.

like of the like is like
anonyme, siècle vain

DE L’USAGE DE LA PARANOIA EN TEMPS DE PAIX

 

[2 juin 2002]

(…) la paranoïa se retrouve à son acmé dans le besoin d’un leader qui aurait déterminé avant nous le savoir auquel nous pourrions nous confier.
Et peu importe les dégâts opérés par une telle soumission.

François Roustang, in Comment faire rire un paranoïaque ?

 

Ça ne suffira pas d’envoyer des policiers et des ? dans les banlieues.
Je ne crois pas qu’il faille plus de policiers et plus de ? dans les cités dangereuses.

La perception de l’insécurité / la lutte contre l’insécurité
J’ai bien entendu ce qu’était l’exigence de sécurité
Pas simplement des mots mais des actes
Nous avons acté
La punition la sanction
Oui, il faut une véritable politique d’immigration / d’intégration
Prendre en charge les jeunes qui sont
Il faut aussi responsabiliser les parents
Le bâti, oui, mais beaucoup plus ?

On a beaucoup parlé de l’insécurité, dit celui qui vient de prononcer 10 fois le mot

L’insécurité est le fait d’un certain nombre d’individus
Faut réguler les flux / il faut régler / traiter globalement les questions

Nous nous disons
Ce que nous venons de dire
Deuxièmement
Il est normal qu’il puisse y avoir
Et la troisième proposition que nous faisons…

Et votre stratégie pour les élections législatives ?

Faire vivre les valeurs de la démocratie
Va voir dans les campagnes où mugissent de terribles soldats
qui piétinent nos sillons qu’un sang impur les abreuve
pendant qu’un bout de banquise de 70 kms se détache négligemment du Pôle

On doit faire un travail de pédagogie, de combat politique
Et les 35 heures pour les gens d’en bas / d’en haut ?
Est-ce que ce n’était pas nécessaire ???

Je crois qu’il faut faire une distinction
Les salariés les moins protégés = les ouvriers
Il y a eu progrès collectif (dans l’euphémisation)

Partout en France les candidats
L’immigration de première deuxième génération
C’est une poussée de l’extrême-droite partout en Europe
Nous devons réfléchir à la cause de cette poussée ?

Nous n’avons pas été capables de
La question, c’est quel projet ?
Nous devons poser les questions, et y apporter des réponses

Les flux migratoires ?
Les couches populaires ?…….

La note que Musil inscrit le 2 juin 1902 dans son journal commence par les mots :
« Ein Thema für den Herrn Schriftsteller : […] ».

notes sur « autrement »

 

[notes aveugles 11-31 octobre 2021]

Ma vie s’est arrêtée. À ce moment-là. Pile à ce moment-là.

Il a raconté ça et son regard s’est perdu dans les limbes, loin.
Qu’est-ce que tu voulais en déduire ?
Une vie qui continue longtemps, très longtemps.
Il est là devant moi il va bien ; il semble qu’il va bien.
Tu ne pouvais pas le croire ? Non, impossible.

Il nous a déjà fait le coup je ne sais pas combien de fois. Et pourtant.
Il n’a vécu aucune guerre (ça le travaille).
Oui, tu peux le dire : ça le travaille !

Pourquoi pas Dublin ? Pourquoi pas à Dublin ?
Quelle est cette idée de bateau traversant depuis le pays de Galles ?

Ce serait comme une visualisation, avec un cadrage.
Puis une inscription sur un écran. Exemple : le mot abandon.
Et des vagues arrivant de toutes parts, nous encerclant peu à peu.
Les mots sont nos alliés.

C’était cela Tonka. L’infini vous est donné parfois au compte-gouttes.

Robert Musil, Tonka, in Trois Femmes (publication originale, 1924).

 

÷/÷ configuration d’un interstice ÷\÷



quand l’horizon devient trop long

trop près de l’exactitude

marteau-piqueur

guitare de la grande fille, à terre

Pessoa, l’actualité d’il y a 20 ans

revenir revenir

on a parlé de jardins : à la fin, je la laisse dans un jardin




c’est à dire : soit laisser les trous, soit pas

le temps est lent, et court, le temps court




j’attribue des qualités à des petites cuillères

six qualités ou douze pour six petites cuillères

complexité, régularité, selon des motifs japonais

je pense à d’autres qualités mais soudain je m’en vais




il dit : c’est mauvais quand il y a trop de je

en réponse à une question

je modifie souvent les énoncés, je déplace les termes




enfin, sous les colonnades s’appuyer.

 

Mercredi, une cale pour récit bancal

 

– Il y a quelque chose avant la chose, j’ai repensé à ça : quand j’écris, il y a toujours la possibilité qu’avant ait eu lieu quelque chose qui situe le premier récit, qui le cale, et ma tentation est toujours de faire remonter la chose, ce qui fait que le récit s’encastre dans un autre et ainsi de suite comme des poupées russes ; puis le désintérêt me gagne, le premier récit s’éteint progressivement, le deuxième brille, arrive un troisième, etc. C’est sans fin !
– …
– Il s’agit des voix qui portent les personnages, qui les placent comme le placier au spectacle, comme si je pouvais les déplacer, j’ai du mal à expliquer, je change la focale, le récit s’enchâsse et devient raconté par quelqu’un d’autre, j’ai toujours la tentation de démissionner du récit, comme si d’être en première ligne me gênait, et c’est ça, ça me gêne, je voudrais disparaître.
– ……
– J’ai du mal à le prendre au sérieux, le récit que j’écris, du mal à me prendre au sérieux, quand tant d’autres étalent complaisamment leur travail, ayant l’air de savoir ce qu’il en est, ce qu’ils sont, il n’y a pas lieu, pour moi : l’écriture est quand même un encombrement majeur, un raz-de-marée récurrent, une nausée affleurante.
– ……
– Vous ne dites rien ?… J’aime pas dire ces choses que je viens de dire, ça me contrarie, ça n’a aucun intérêt, je m’énerve, je ne peux pas faire un sort une bonne fois pour toutes à ce truc-là, il n’y a pas de bonne fois pour toutes sauf la mort, je comprends pourquoi vous ne dites rien, parfois c’est mieux de ne rien dire, c’est ça ?
– À demain.
– Oui, à demain.

 

[extrait de Dialogue avec l’analyste,
version consolidée du 7 octobre 2015]

travaux, musée La Piscine, Roubaix, octobre 2021

Vendredi : quoi faire de ses je veux


– ……


– … La figure du coiffeur quand il « défait la boucle », il la défait comme il carderait une pelote de laine sauvage, il « ouvre » le cheveu, il le défait, et, le défaisant il connaît le cheveu de l’intérieur, c’est très étrange à voir.
Il singularise tout ce qu’il touche, et, en touchant, il définit, comme le narrateur d’Emmanuel Bove quand il reconnaît ses dents le matin, il se fait exister, il remet les choses en place. 
Ou plus exactement il assigne au miroir la fonction de se recomposer la dentition : il se sépare les dents, elles sonnent ensuite, chacune sa petite musique. 

Sinon, tout est confus, vous voyez, c’est ça le coiffeur, il sépare, il défait, ensuite, magie, il recompose la boucle avec un pschitt. Le pschitt est l’arme fatale du coiffeur
.
– Qui ?

– Bove, un auteur français des années trente, un type formidable, comme vous diriez.

J’ai rêvé de ma grand-mère en col roulé, mollets bronzés, jeune, elle s’écriait, très enthousiaste, très entraînante : Allons mourir ! Elle était très vivante comme elle n’a jamais été, et bronzée comme elle n’a jamais été. C’est un drôle de truc la vie, on peut naître dans une petite allée de maisons ouvrières avec jardinets parfumés dans une époque, et mourir dans une autre à laquelle on ne comprend plus rien.
C’est pas synchrone de soi, la vie. 

C’est une époque où on utilisait de la laque pour tenir le cheveu en place, il le fallait, il fallait que le cheveu se tienne bien, comme bien se tenir à table, les mains bien à plat. Pour se faire faire une permanente. La permanente tient bien. La permanente dure…ce que dure l’intervalle de retourner chez le coiffeur.
Il existe des pschitt qui remplacent la laque ; peut-être que la laque existe toujours pour certaines mémés à cheveux clairs et trop fins encore en vie, je ne sais pas ? C’est un peu flippant comme perspective, la mémé à pschitt de laque et bas chair encore en vie.

– Chair encore en vie…

– Non ! bas chair ! bas comme des bas sur les jambes qui tiennent avec des fixe-bas, porte-jarretelles, on ne connaît plus les noms, mais on les voit bien quand c’est l’actrice américaine qui les manipule, ou mieux, l’Italienne, avec la permanente et le regard par-dessous d’un air entendu, comme si elles possédaient tout le savoir du monde.
– …

– Certes, un savoir-y-faire
.
– Vous venez la semaine prochaine ? 

– Oui !

– Alors à mardi
.
– D’accord, à mardi.

[extrait de Dialogue avec l’analyste,
version consolidée du 7 octobre 2015]

détail de l’emballage de l’Arc de Triomphe (Christo & Jeanne-Claude), septembre 2021