Prologue de « Buenos Aires »

Prologue

 

Comme je me faisais chier un jour de novembre du nouveau siècle, celui qui est devenu le pire de tous les siècles, et que l’air venait à manquer en Chine, en particulier, mais aussi partout, que les livres, je les avais tous lus, et les plaisirs tous épuisés, que je ne sais pas et ne saurai jamais parler espagnol, je décidai d’écrire Buenos Aires, en français dans le texte : Les bon airs.

Il y faut du panache, du toupet, de l’insistance, je dirais : un sentiment du chevaleresque, une certaine dose d’inconscience pour embrasser les rives du Rio Bravo d’un seul vaste geste. Mais non, je n’embrasse rien ni personne. Certainement pas. Décidément plus. Je me suis détaché de tout ce qui ressemble à une embrassade, à un rapprochement avec l’autre, fût-il fleuve. Enfin, le but n’étant pas de raconter ma vie, mais la vôtre ou celle de vos voisins ou de vos aïeux, pourquoi pas, le but n’étant pas de raconter tout court, qu’était le but ?

Qu’était le but ? Il y eut des enthousiasmes, des rencontres ébouriffantes, des éclats bleus, rouges, dorés, dorés à l’or fin, des espoirs longs, des bruits aimés, des formes de religions dégradées, bref, des vies. Revenons aux Bons Airs, recentrons-nous, remettons-nous sur des rails. On nous attend au tournant.

                                                Frédéric Fenêtre, novembre 2020.

Pâtes possiblement froides (conte)

Héloïse vient d’acheter une chemise de nuit parce qu’elle a oublié la sienne et ne se voit pas dormir sans chemise de nuit. Ils sont en déplacement professionnel dans une ville de province paisible, peu avant la fermeture des magasins, à l’heure où les vendeuses paraissent un peu pressées d’en finir mais s’arrangent pour ne pas trop le montrer.
Ils ont repris leur marche, ils marchent et parlent de choses et d’autres, le long du fleuve. Regarde, il y a encore des traces de l’époque, là sur le mur. Fabien écoute Héloïse avec une sorte d’attention, c’est difficile de partager des traces avec quelqu’un qu’on connaît peu.
Dans ma ville il y en avait aussi. Hein ? Des traces. Il a un accent un peu traînant, et d’autres choses dans sa personnalité qui sont traînantes, sa façon d’écouter, la tête un peu penchée, ses pieds, assez longs et plats, pourraient être qualifiés de traînants, son abdomen, qui accuse aussi un début de traînant. Et le regard : le regard de Fabien a quelque chose d’inévitable.

À Fabien, Héloïse dit encore : je passais beaucoup de temps assise au bord de l’eau à me demander si je me suicidais ou non, j’avais très froid et je voyais que ma vie était finie.
Et alors, interroge à moitié la voix traînante de Fabien, et sa façon si particulière de tourner la tête, en plusieurs mouvements, un peu comme un serpent articulé. Et alors, poursuit Héloïse, je ne me suicidais pas, je me relevais au bout de longtemps, glacée, je revenais dans le bar, et j’attendais de trouver quelqu’un qui m’offrît l’hospitalité pour la nuit. Parfois c’était long, il fallait attendre que l’homme ait fini de boire, et il buvait, il buvait avec les autres, tout le monde buvait et fumait et buvait et fumait. Et se droguait. Ça n’en finissait pas, j’avais sommeil et froid.

La stature de Fabien est étrange, c’est quelqu’un d’assez grand et massif, mais qui pourrait paraître petit. Ils continuent de marcher. Il écoute Héloïse et lui pose des questions tout en marchant à ses côtés. C’est un homme avenant, pas nécessairement rassurant, mais avenant, courtois.
C’était une époque à traces, reprend Fabien, pensif. Je me suis moi-même beaucoup drogué, j’ai fait pas mal d’expériences, mon père avait de l’argent, beaucoup d’argent, j’en disposais. Nous avions des domestiques dans le domaine, je me mettais dans un coin pour… mais je ne sais pas raconter, et puis ça n’a aucun intérêt. La voix devenue atone de Fabien, une sorte d’absence diffuse, sa courtoisie, sa galanterie évidente – il venait de faire passer Héloïse devant lui pour entrer dans le restaurant – signalait un léger dérangement pelliculé au-dessus de la bonne éducation, mais rien de plus.

Une fois sa serviette dépliée sur ses genoux, Héloïse n’avait plus eu d’autres ressources que de regarder Fabien, il l’intriguait avec ses manières sans relief.
Et peu à peu, il lui avait parlé de son père, comme d’une chauve-souris immense déployant ses ailes sur les vignobles à champagne. Une chauve-souris blanche ressemblant à un hydravion. Un diplomate replié sur ses terres avec des chemises toujours impeccablement blanches. En face de qui il n’était pas facile d’exister. Mais il était resté, Fabien, longtemps, trop longtemps. Il lui était même arrivé de repasser ses chemises. Silence. Et à nouveau ce dévissement de tête articulé, un peu lent, de biais, bizarre.

Héloïse l’imaginait bien repasser les chemises du père ; parfois on entre à très grande vitesse dans l’intimité de quelqu’un. Entre eux, cela semblait se produire sous l’aspect de la chemise.
Je préférais aller dans la ville, je m’ennuyais dans la maison, j’avais peur dans ma prison dorée, Héloïse faillit demander pourquoi mais se retint, les spaghetti étaient arrivés, décorés de brins végétaux que Fabien écarta immédiatement comme s’ils allaient le contaminer. Puis son mobile sonna, il dit c’est ma femme et répondit par syllabes, sans vraiment dire quelque chose de précis.
Héloïse apprendrait un peu plus tard qu’ils n’arrivaient pas à faire un enfin, un enfant, sa langue avait fourché, que le moment s’était plusieurs fois présenté mais que ça ne se faisait pas.

Prison Dorée, Bollinger 92, pensa-t-elle machinalement. C’est plus simple de se parler, comme ça, quand on ne se connaît pas. Faire un enfant c’était la routine, faire un enfant, vouloir le faire, on dirait qu’ils ne pensaient qu’à ça, qu’il leur restait peu d’espace, peu de marge de manoeuvre, et s’ils ne le disaient pas, c’était tout comme, ils y pensaient.
Fabien parlait encore. Mon père avait une imprimerie à domicile, il ne faisait confiance à personne, il concevait les étiquettes, les dessinait, les encrait, et faisait tourner les machines avec des employés qu’il surveillait constamment. Je pense qu’il imprimait d’autres choses, qu’il en profitait, je n’ai jamais rien vu mais je pense. Il fermait le local à clé, la brume tombait sur la campagne, je frissonnais, j’étais souvent malade, je m’enrhumais malgré les très bonnes conditions dans lesquelles je vivais.

Ce père qui s’invitait là dans la conversation à tout bout de champ finissait par faire refroidir les pâtes de Fabien. Je ne lui demandais pas ce qu’il faisait, répéta Fabien en tournicotant ses spaghetti maladroitement dans sa cuillère. Il avait dû voir le geste et tentait de le reproduire, mais cela ne donnait rien, ne faisait pas partie de sa culture. Il jeta un petit regard ennuyé à droite à gauche et engouffra une grande quantité de pâtes en même temps.

Quelques mois plus tard, Héloïse apprit tout à fait incidemment le suicide de Fabien.

[texte originel : mai 2010]

– courir en restant sur place –

(…) vivre encore jusqu’à la prochaine deadline, s’inventer la deadline,
courir, se chronométrer, façon de parler,
Vogel n’avait jamais couru de sa vie.

La question du résultat obsédait Vogel, qui brusquement déplaça la masse de son corps, la mit debout et se fit un café. Son corps ressemblait à un élastique, très poilu et flexible,
comme si sous la peau les os eussent été mous.
Il se dégageait pourtant une grande force solide de ce corps dont les formes généreuses tendaient à le féminiser. Enfin, pour le résultat, peu importait la forme du corps (il n’aimait pas se regarder dans les glaces) : le résultat dépendrait de ce qu’il cherchait.

Revenu au point de départ de son raisonnement dont il observait qu’il devenait de plus en plus court, comme s’il avait été raccourci par une bactérie conceptuelle,
il se souvint de la voix, relativement agréable, qui lui avait parlé au moment de son réveil, non par l’intonation ou le timbre, mais par la joie qui la teintait.
Il lui semblait qu’il n’avait plus entendu parler la joie depuis longtemps.

Brisant les obstacles, vous serez à nouveau l’homme de la situation, comme un maréchal-ferrant, comme un postier, comme un marin. Aussi précis. Vous serez l’homme de toutes les situations à risques. Vous écouterez les avis, vous émettrez des opinions, vous serez écouté, vous serez défini, vous auriez dû le faire depuis longtemps, il vous reste un peu de temps pour vous y mettre, il le faut maintenant, il vous faut écouter, il vous faut parler,
il vous faut pointer du doigt les choses qui ne vous plaisent pas, il vous faut récriminer, reconnaître, réparer, saccager vos tranquillités installées.

C’est le moment choisi, absolument pour ne plus vous asseoir. Vous méditerez une autre fois, dans un autre temps, après ces jours qui se trouvent devant vous : saisissez votre chance ! C’est une chance inouïe que de pouvoir une fois dans votre vie saisir un morceau du sens qu’elle n’a ordinairement pas !
Vous pourrez mettre vos pieds dans un liquide tiède après la longue marche, empruntez le bon chemin, il est facile, il est balisé au départ, ensuite vous aurez les instructions. Sans elles, vous ne pourrez pas y arriver, il faut écouter. Le point de départ et le point d’arrivée sont donnés,
vous n’aurez pas à inventer le parcours, sauf à certains endroits,
il y aura des bifurcations malaisées, des doutes entretenus par des bosquets identiques, des similitudes troublantes, des trompe-l’œil.

Vogel tentait de rassembler ce qui lui tenait lieu d’esprit, guetté à tout instant par la chute et l’inanité :
la joie lui avait parlé, c’était concret, agréable, cohérent, bienvenu et bienfaisant.

Cognant sa masse contre un coin de commode comme s’il ne la connaissait pas, comme si elle n’avait pas toujours été là, lui enfonçant le rappel de sa dure matière de bois dans son flanc de chair graisseuse, Vogel marchait un peu comme un bébé juste avant qu’il marche vraiment, quand la graisse qui enveloppe le corps n’a pas encore fondu avec la station debout, et qu’il oscille,
paraissant hésiter latéralement avant que quelque chose dont il a vraiment envie ne le décide à avancer, à mettre un pied devant l’autre. (…)

[extrait du début abandonné de Caminando,
(11 mai-19 juillet 2012)]

 

l’appeler mon chat ÷÷÷

Une intense sécheresse avait sévi sur le continent, encore exceptionnelle donc devenue légendaire par la suite : la fameuse sécheresse de 1976. Ils étaient à Avignon puis à Rome et un peu à Florence, et sur le retour, à Sienne. Et peut-être à Parme.
Auparavant, l’homme avait déjà tenté de se débarrasser d’elle. Il la testait : dans les rues bruissantes et écrasées de chaleur d’Avignon, il avait rencontré une autre femme, grande et angulaire, dont il s’évertuait à vanter les mérites intellectuels. Il avait alors interdit à la jeune femme de l’appeler « mon chat ». Si elle ne l’appelait plus « mon chat », alors peut-être l’emmènerait-il en Italie. Le voyage fut suspendu à ce que ces quelques mots franchiraient ou non le seuil de sa bouche.

Il l’avait prévenue : si tu m’appelles encore « mon chat », surtout en public, là c’est sûr on ne va pas à Rome.

Elle décida de se hisser à un niveau d’abnégation inconnu d’elle-même. Elle se mordit les lèvres pour ne plus prononcer l’expression honnie (elle ignorait comment ce « mon chat » lui était venu, habituellement ricanante à l’égard des hypocoristiques amoureux). Elle se replia d’abord chez ses parents. Pleura beaucoup devant sa mère agacée et impuissante, ou impuissante et agacée. Puis revint reconquérir l’homme. Fit le tour des terrasses bondées d’Avignon, jeta son dévolu sur un inconnu qu’elle exfiltra prestement d’un groupe d’hommes et exhiba tel un trophée devant l’homme « mon chat » dînant avec la femme angulaire, dans le semblant de ne les avoir pas vus, menton haut.
Sa décision : aller plus fort plus loin.
Elle se représenta la souffrance et se dit qu’il lui était possible d’aller au-delà, l’enjeu étant l’Italie, rien de moins. L’Italie constitue à ce moment l’alpha et l’omega de sa vie. Sans ce partir en Italie, elle n’est plus rien. Elle n’aurait pas bataillé pour obtenir absolument l’amour de cet homme et se retrouver piégée dans cette écoeurante chaleur, un an après l’avoir rencontré. Non.

La très jeune femme fut à Rome et à Florence avec son amoureux, en robe noire à fleurs vives et claquettes en bois rouges et blanches. Mais finalement elle s’emmerdait. L’amour, c’est long, c’est statique, sauf quand il y a de l’action, mais il n’y en a pas tout le temps. On ne peut pas forniquer du matin au soir et du soir au matin, faisait observer l’adulte.
Et la jeune fille tout juste majeure devait se retenir de l’appeler « mon chat » , surtout en public.

Francine Flandrin, Prince in Progress, 2020. Crapaud taxidermé, feuille d’or, plaque en laiton gravée, cloche en verre soufflé, socle en bois.

légère ivresse conquise et calomniée

• Printemps 2002 •
[Monologue intérieur de Pierre S., s’adressant
à lui-même, et sûrement au-delà, à l’autre de lui-même.]

Tu vas te renseigner sur la déception et ce qu’il y a après. Il va falloir la jouer fine. Tes repères sont indéterminés. Tu joues le naïf. Tu l’es. Tu pensais pouvoir surseoir aux vérités promises. Tout à coup : plus de filet de sécurité. Tu décides brutalement de ne plus vérifier les mots.
Juste creuser la déception et son après.

Tu voudrais bien rompre avec le sentiment, mais alors ? Tu emploies sans compter des décisions non suivies d’effets. Comme des cartes à jouer que tu jettes sur la table, l’une après l’autre. D’autres cartes surgissent spontanément du dessous de la table. C’est ainsi que procèdent les joueurs chanceux. Sinon comment ?! Tu voudrais bien toi aussi procéder.

Tu vas te renseigner. Peut-être faire le tour des administrations où se trouvent les renseignements. Tu sillonnes la ville près du fleuve qui la coupe en deux, à la recherche du renseignement. Tu penses qu’il va falloir te brancher ; tu ne sais pas exactement où est la prise. Expectative sur le voltage. Tu te sens comme un petit appareil électro-ménager, oui, comme un sèche-cheveux.

• Printemps 2017 •
[Il n’y avait pas d’autre possibilité pour Rita que de vivre
ce qu’elle était en train de vivre, et qu’elle ne savait pas.]

Rita observait ce corpus-corpus, de textes et de corps, comme une intégration désormais sans frontières, et dont on chercherait longtemps à établir une topographie. C’était l’enjeu du malaise contemporain : on ne savait plus où était le point d’arrêt des paroles, comment commencer une action, que devenait l’Idée
L’irréalité rebondissait sans cesse, repoussait les limites de son incrédibilité ; toujours plus. Et, au bord du désastre annoncé, beaucoup de tranquillité, beaucoup d’inconscience, beaucoup de joie.

L’irréalité du monde environnant trouvait son pendant à l’intérieur de la prison. Il n’y avait pas de barrière à l’irréalité, pas de dehors, pas de dedans différencié. Et même, on apercevait l’inversion, dans cette ombre d’irréalité qui voilait nécessairement les promiscuités obligées.
Fallait-il que chacun devienne un personnage dans le lieu qui lui était assigné ? Fallait-il qu’il y ait invention de soi où que ce soi se trouvât ?

Et cette création de soi comme personnage dans l’espace clos de la prison, bordé par les murs, le lit de béton, la structure-même de la cellule, dont les utilités seraient scellées aux murs pour éviter les suicides, apparaissait à Rita comme l’évidence d’une souplesse possible, d’une résistance à la massification, par le simple fait de l’encellulement individuel.

d’un poirier ::: désamour

Elle a acheté un poirier, il a déposé un pot de designer sur sa grande terrasse, et ce matin, il a planté son poirier dans le pot. Ils ont marié l’un avec l’autre. En peignoir éponge blanc et mules de mouton, dans le froid, il a planté le poirier puis l’a longuement arrosé avec le tuyau bleu.
Le poirier a été disposé de sorte à cacher de la vue une cheminée en face, un peu vieille, jaunie, marronnée par le feu. Le pot a été placé exactement à la place qu’elle voulait.

*

L’amie a dit, en le voyant, oh, le poirier va faire de très belles fleurs. C’est à la fois un arbre très structuré, bien formé, et qui devrait les ravir à la floraison. Un arbre fait pour le ravissement, un arbre qu’il a choisi attentivement, il sait choisir les arbres. 
A-t-elle dit blanches, pour les fleurs ? elle ne se souvient plus. D’autres arbres produisent en abondance des fleurs blanches.
Elle a encore oublié de lui donner des nouvelles du poirier. Elle ne pense pas qu’il va fleurir tout de suite. Se demande si la floraison attendra son retour.

*

Il pleut sans discontinuer sur le poirier et les autres arbres.

*

Un rayon de soleil éclaire les arbres et crée des ombres sur les façades. Soudain, les choses s’éclaircissent. Les fleurs blanches pullulent et quêtent l’assentiment du ciel, tendant les branches sur lesquelles elles sont accrochées. La fin de journée redevient bleue.
Les arbres autres que le poirier ploient sous les fleurs blanches exaspérées d’épanouissement sous la pluie de mars.
Elle se demande si l’une d’entre elles ne va pas toucher le sol de la terrasse à force de ployer sous la multiplication des fleurs. C’est très beau, presque insupportablement beau.

*

Plus tard, alors que l’après-midi est déjà très avancée, l’heure d’été ralentit la course des ombres ; le poirier dresse ses ergots, on dirait un chandelier à sept branches démultipliées.
Ce matin, la fleur de poirier est déjà très épanouie ; chez le poirier, lorsque la fleur s’ouvre, les étamines rouges sont toutes repliées au centre de la fleur. (…) Le pistil, lui est au centre de la fleur et émerge légèrement. La fleur du poirier est dite hermaphrodite car elle rassemble les organes mâles et femelles. 
Elle vérifie de visu, non pas l’hermaphrodisme de la fleur, incapable de telles observations scientifiques, mais l’épanouissement de la fleur.

*

Plusieurs fleurs du poirier se décident. Un autre arbre à fleurs blanches, qui n’avait pas encore fleuri, s’est lancé aujourd’hui, lui aussi. Qu’est-ce qui décide les arbres à faire leurs fleurs ? Comment ça se décide, d’un jour à l’autre ?

*

Elle ne voyait que le poirier bourgeonnant, la pluie sur les vitres, les autres arbres, le ciel bas, gris.

*

Peu après elle a été voir les petites feuilles encore recroquevillées du poirier, les a caressées. L’unique fleur grande ouverte ne sentait rien. Un gros bourdon lutinait les fleurs blanches des autres arbres, alors que le soleil voilé éclairait de plus en plus les façades au loin, très lentement, dans un ciel strié de larges rayures pâles.

*

Le poirier a eu un problème durant leur absence. Ses feuilles ont viré au marron. Ensuite, il s’est déplumé. On se demande s’il va ressusciter. Ceux qui connaissent intimement l’espèce poirier ont regardé ses bourgeons en hochant la tête. Elle a regardé, par acquit de conscience, mais ne traduit pas le bourgeon. Le verdict est sensiblement le même que partout ailleurs : on verra, il faut attendre.
L’existence est un concentré d’attente, il faut en prendre son parti.

*

Elle ne pense absolument plus au poirier, à ses feuilles marron, elle suppose à peine que la pluie tombe sur lui, là-bas, sur la terrasse de l’appartement déserté.

*

Le poirier a toutes ses feuilles marrons et sèches. Il pleut dessus mais elle se demande ce que ça va changer, une fois que les feuilles ont marronné, comment ça va pouvoir rebourgeonner, et qu’en est-il d’un poirier dont l’état stagne au lieu de s’augmenter. 
D’un poirier il est surtout plaisant d’admirer qu’il a pris vingt centimètres en peu de temps, comme d’un enfant au moment de sa pousse brutale, quand il a mal aux genoux.

*

Les ouvriers ont repeint la cheminée, celle que le poirier devait cacher, la marron jaunie. De la cheminée, ils ont fait quelque chose de propret, ainsi que des autres murs visibles.
 C’est presque l’automne, c’est l’automne.
Quand c’est l’automne, les feuilles marron deviennent normales ; le poirier, les siennes ont cramé, qui d’autre le sait, qui peut le deviner ? S’agit-il d’un désastre ? Va-t-il repartir ?
À côté de lui, petit, le basilic jaunit tranquillement, juché sur des coquilles pour éviter la montée des limaces.

*

Le poirier et son copain le basilic restent droits dans leurs pots respectifs malgré le vent fort qui souffle en bourrasques. Au pied du poirier a poussé une petite pelouse drue, vert cru, comme s’il avait besoin de poils, lui aussi.

*

Après avoir cramé durant l’été et dormi durant l’hiver, inerte, le poirier rebourgeonne. C’est le printemps. Le poirier en fleurs très dessinées, fines, délicates, ça ne durera pas : après les fleurs, on aperçoit déjà les toutes petites feuilles blotties, recroquevillées, duveteuses.

*

Le poirier, lui, se fout de la prochaine minute, il ne s’occupe pas du temps, c’est bientôt l’été, il a épanoui toutes ses feuilles, comme embelli par leur désamour.

[version longue initiale avec personnages : août 2008]

                                                                                Parc du Domaine de Chamarande, octobre 2008 (artiste ?)