[mai 2007]
Avec les matériaux, j’établis un rapport de sympathie, beaucoup de matériaux stagnent sur les trottoirs. Poubelles étalées à terre, ou bien debout, leur grande gueule ouverte.
On s’agite vainement. On passe à autre chose vite fait. On danse les poubelles ! On danse danse danse !
Je perds mes idées immédiatement dès qu’elles sortent, pfuit, plus rien ne tient, j’ai plus les mots. J’ai plus le choix des mots c’est perdu : fades et faits de désormais, le pire des désormais, le grand désormais.
Je paresse à mort, je sais faire que ça : rien. Strictement rien.
Tiens le niveau sinon le meuble il sera pas droit.
Cinquante ans de rien, même pas attendre. Rien tout court. Pas si simple à écrire, rien : pas si simple.
Le paysage. Des matériaux : des bouts, de bois, de ferraille, de la ferraille, de la ferraille. De la limaille, même, de celle qui peut entrer dans la pulpe du doigt.
Mais tiens le truc, bordel, arrête de rêvasser.
Donne le crayon tiens, t’es bonne à rien.
C’est vrai, je suis bonne à rien, ça y est, maintenant je suis d’accord, je le sais, je suis d’accord.
Une grande dégoulinade de mots faux, grande grande partout.
Le niveau j’te dis.
Grande incapacité à me concentrer, à me fixer un but. Esprit qui digresse, digression maximale. Inconséquente, incontrôlable, inconséquente, ça fuit de partout les idées, ça part.
J’ai à peu près tout essayé pour les tenir tranquilles les idées et moi avec, du temps où j’étais garçon, il me semblait que ce serait plus simple si j’étais garçon, mais qu’est ce que je me suis fait chier à apprendre tout ça, les études, les diplômes, tenir son rang, avoir réponse à tout, tout savoir dans le domaine des sciences de l’homme.
C’était fait pour moi ça les sciences de l’homme, calibré exactement pour moi.
Putain, lâche pas le meuble il va me tomber dessus, t’es con ou quoi?
J’ai appris des tartines indigestes jusqu’à me prendre pour un effet de la structure.
L’avantage d’être un garçon est manifeste. On est censé savoir plus qu’elles, on fait le coq, on est paré pour la bataille, on revêt les couleurs de la victoire éclatante, on se vautre dans les lieux communs du Moyen-Âge en cotte de maille, bref, on vit intensément et on peut hurler dehors.
Je pensais. Non, je ne pensais rien. Je pensais que. Même pas.
Je suis fatiguée.
Si tu tiens pas le truc, dis-le, on arrête, c’est pas la peine.
Les poubelles dégueulent du mieux qu’elles peuvent, de tous les matériaux, le surplus de nos installations, les boîtages et cartons, les ferrailles et morceaux, les tissus salis, le polystyrène expansé qui protège les meubles en kit.
Vas-y plus aiguisé, limaille sous les ongles, noircis, cornés. Tu délires. Réveille-toi.
Passe-moi le marteau.
Rectifie le niveau, elle est bien la bulle ?
Tu fais quelque chose ? Non. Rien. Je ne fais rien. J’aime pas faire quelque chose. J’aime pas plus ne rien faire d’ailleurs.
Je suis ennuyée. J’enterre ma vie de garçon. Tu fais quelque chose ? Non, rien.
Travailler tue.
Je me suis beaucoup fatiguée à être un garçon, maintenant je me repose la deuxième partie de ma vie, les cinquante prochaines années, jusqu’à épuisement naturel.
Tu mets entre deux et trois, ça devrait aller.
Les matériaux volent de plus en plus avec le vent de plus en plus. Le vent le grand vent n’est plus grand vent, mais tempête qui ruine les certitudes.
La tempête roule les dépotoirs et séduit les poubelles qu’elle emballe avec ferveur, et qu’elle fait danser.
Les poubelles les plus belles vomissent leurs tas de matériaux, des tissus, des manteaux roses de petites filles, des soutiens-gorge usagés, des pantalons qui ne tiennent plus de jambes, beiges, des vestes élimées, bleues.
Je pourrais longer longtemps le canal de mes ambitions. Elles ont touché le fond de la rade.
T’as encore lâché le niveau. Il sera pas droit ce meuble.