Tout commença avec le percement du tuyau du lave-vaisselle. À un endroit inhabituel. En une partie verticale, droite, avant le coude qui s’introduit dans le siphon. Laura tenta de s’introduire dans l’esprit du plastique du tuyau. Avant de se rendre compte que c’était peine perdue. Il y avait des choses incompréhensibles : pourquoi le percement à cet endroit plutôt qu’au coude, plus logiquement travaillé par la tension ? Ne voulant pas croire le percement, la goutte perlante, la goutte qui perla, qui perlait.
Qui perlait autant que Laura parlait. En gouttes. Et petits ruisseaux feront grandes rivières.
Venir convoquer la question de la croyance à propos d’un tuyau souple et accordéonné, quelle outrecuidance. Oui. Elle fit pire, Laura. Elle partit le lendemain, ayant encore constaté la perlure de la goutte sur laquelle elle colla une vieille culotte chair de taille 52 recyclée en chiffon comme s’il s’agissait d’un entrejambe. Elle fit de gros efforts sur elle-même pour se souvenir de la position de la goutte, pour plus tard, au cas où.
C’est à peu près à cette hauteur-là, la goutte, mimant au plombier turc rencontré après le pont, vous voyez, à cette hauteur. Vous habitez où ? Là après le pont, là. Là-bas, quoi. Ah, pas trop loin. Oui, pas trop loin.
Le plombier turc et deux autres hommes parlèrent entre eux, Laura leur demanda leur langue, et c’est ainsi qu’elle sut qu’ils étaient turcs. Elle ne pensa rien juste avant, et rien juste après. Pourquoi ? Parce que le plombier turc venait de lui expliquer qu’il suffisait de couper et rabouter un morceau de tuyau, puis de serrer avec des colliers, qu’elle trouverait facilement à la grande surface de bricolage là-bas. Que sinon, ça lui coûterait quatre-vingt-dix euros, oui, je m’excuse mais c’est le tarif, de déplacement. Même de l’autre côté du pont. À vrai dire, les trois hommes mouraient d’envie de dépanner Laura là tout de suite, mais elle n’était pas mûre pour un dépannage. Elle avait besoin de galérer encore un peu, de trouver une solution elle-même, ce que le turc en chef encouragea. Vraiment. Sinon il lui en coûterait ce qu’il venait de lui dire, et qu’il répéta, lui-même incrédule.
Il s’agissait d’une fuite. Incongrue, non prévue, impossible à advenir, un goutte-à-goutte inutile, insensé, impossible à catégoriser : un goutte-à-goutte pour la beauté du dessous d’évier. Quelque chose comme ça. Pensa Laura une fois passé l’énervement dû à l’acrobatique position et au fait de vouloir étouffer la goutte. Il fallait absolument ne pas la laisser perler.
La goutte revenante, sans cesse, était épuisante à regarder, elle se reformait, se reformait, sans aucun signe de fatigue. Laura voulait comprendre le plastique : pourquoi es-tu fatigué à cet endroit incongru, en ligne droite, hein, pourquoi ?
Mission d’autorité, exercice de calfeutrage, d’abord avec une grossière serpillière à carreaux bleus et verts, juste avant l’utilisation de la culotte chair, éprouvante du point de vue de l’absorption : rien. Mouillée en moins de deux. Un garrot, voilà ce que pensa Laura. Mais ce n’est pas un bras et le tuyau ne va pas mourir.
Quelque chose n’allait pas mais Laura ne savait pas quoi.
Elle ne démissionnait pas, ne mangea pas avant d’avoir acheté les pièces nécessaires à la réparation au magasin de bricolage, lequel se révéla propice à une discussion sur les embouts et les colliers. Devait-elle serrer le kiki du tuyau très fortement une fois engagé l’embout dans le tuyau ? Serrer normalement, lui dit un vieux monsieur nommé Mammar à la caisse. Avec ses yeux si calmes : serrer normalement.
Auparavant, il fallait couper le tuyau au-dessous de la perle d’eau. Comment ? Avec un couteau, répondit une femme voilée d’un fichu à larges fleurs et large sourire, un couteau, oui.
Rien n’était utile, tout devenait important. Les hiérarchies se divisaient dans son esprit en d’innombrables branchements.
Elle avait tenté de vider ce qui restait d’eau dans le tuyau, délicatement ôté la partie enfoncée dans le siphon et secoué le tuyau dans un petit bol, après avoir remonté la partie cachée avec l’autre main. Elle expérimentait les niveaux, elle était en phase avec la logique du tuyau. Là, ça allait.
Là où ça n’allait plus, c’était dans l’impression insistante que le tuyau était en train de lui apprendre quelque chose, voire de lui parler, à perler comme cela. Il était en train de lui raconter sa vie de tuyau. Il lui parlait d’un opéra, de Salzburg, de montagnes enneigées. Laura feuilletait un catalogue, un livre d’images d’Épinal, à genoux sans dévotion, contorsionnée sous l’évier à tenter d’attraper et de comprendre d’un même geste. À l’évidence impossible. En arriver là. Quoi, là ? se rebiffa-t-elle. Là, quoi ? varia-t-elle.
Ainsi y aurait-il de secrètes accointances entre perlure et parlure ? Laura, qui entretenait de nombreux liens irrésolus non seulement avec des plombiers turcs aléatoirement rencontrés mais également avec toute personne rencontrée sur motif précis, n’en était pas étonnée. La fiabilité de l’humain n’était absolument pas garantie. Certains même le revendiquaient, de n’être pas fiables : écrivains alcooliques et autres esthéticiennes spécialistes du comblement du sillon naso-génien, comme un blason relationnel.
Un tuyau percé ! gémissaient les uns, voilà ce que je suis. Et, ajoutaient-ils, il ne faut pas me croire ! Vous pouvez me croire, madame, votre ride profonde va disparaître ! promettaient les autres, elle deviendra aussi lisse que la peau des fesses de votre petite-fille !
Déjà Mallarmé, dans un petit article de mode faisait état de la nature variable de la perlure1. Elle était autre chose qu’elle-même. La décoration – la parure – que la perle d’eau créait naturellement sur le tuyau, à cet endroit non prévisible, indiquait que la parole monstre qui déferlait sur le monde, sous forme ininterrompue, était comme ce flot d’évacuation, et qu’il y faudrait peut-être la petite fuite, la goutte perlante qui ravirait enfin l’inanité à la vérité, en laissant éclater son triomphe : la parlure2, ainsi que la définissaient Damourette et Pichon.
Une manière, une tournure, un choix.
1 Toutefois, elles sont, ces perlures, autre chose depuis quelques soirs, que les jais blancs ou noirs ou que l’acier bleu et blanc prédits par notre premier courrier de la saison (Mallarmé, Dern. mode, 1874, p.782).
2 Nous appelons parlure la langue telle qu’elle est parlée par les gens d’un niveau social donné (Dam.-Pich.t.11911-27, p.46)