les choses, a posteriori, se minimisent

 

 

– – écartées les pensées
équerre et compas de maçon

dans l’espace en trois dimensions
des pensées collées riz gluant

donnez la mathématique
recouverte de moire

du souvenir l’inconsistant
pourtant ramassé

éprouvera quittance
& du temps l’infinitésimal

achevé au loin disparaîtra
fumée de l’oubli : cliché

oeil disparate cacodylate
recherchant mémoire fouillis

hors image hors précieux
hors dimensions hors exégèse

parfum dernier recroquevillé
enroulé roulé déboulé sevré

ici une main se chargera
d’officier pour parachever – –

< Je ne suis pas un robot >

 

 

 

Je vais voir quelqu’un parce que je ne sais rien. J’arrive au guichet. Je ne vois pas comment je vivrais sans guichet. Il y a un trou peu commode au bas de la vitre, étrange, rectangulaire écrasé, on ne sait pas à quoi peut servir cette découpe, je ne sais pas où parler. Si je parle à la vitre il y a peu de chances pour qu’on m’entende ; si je parle au trou, il faut que je me baisse, ce n’est pas à ma hauteur. Je me sens gauche. Je ne sais pas trop pourquoi je suis là.

La fille me tourne le dos. Ses cheveux noirs. C’est pas forcément une fille, comme moi je ne suis pas forcément une femme. Rien n’est certain. Je ne sais pas ce que je lui dirais. Pourvu qu’il reste encore un guichet. Ils les ont tous retirés, ou presque. Trouver un guichet est presque en soi une joie. Y parler, une sur-joie. Parler à un guichet, façon de parler, mais quand même.

Je sens quelqu’un sur ma gauche, qui pourrait aussi vouloir parler au guichet. Immédiatement je perçois l’ennemi qui me passerait devant, dont le corps se mettrait en travers, dont la parole fuserait avant la mienne. C’est quelqu’un qui se rapproche au point de vouloir me rentrer dans le bras. Je résiste, mais j’ai le bras gauche assez faible, je ne peux pas barrer l’intrus. Je ne veux pas bouger. Les cheveux noirs sont toujours là, un peu moins visibles, comme s’ils s’étaient éloignés du guichet, comme s’ils se désintéressaient de cette lutte de bras.

La personne derrière le guichet se retourne enfin, cessant de ne montrer que ses cheveux. C’est un homme, plutôt. Enfin je crois. On dirait un être créé par IA. Les yeux sont remarquablement fixes, de couleur profonde, dense, marine.

                                              ”Réflexions”, Emmanuel Barrois, 2023.  Domaine national du Palais-Royal.

comment tuer un livre par son résumé

 

Dublin (ter)

 

Il ne reste presque rien de leur promenade dans Dublin.

L’achèvement de la bipolarité mondiale laissera le monde monde : unique. Un seul monde accouche de la mondialisation du monde. Fin des ennemis. Eux vont faire un enfant l’année prochaine. Ne le savent pas encore. Un peu des ennemis comme ceux qui s’aiment ; s’unir pour procréer un être unique.

Le temps présent : Gabrielle et Luca sur le pont supérieur du ferry, accoudés au bastingage. S’ennuient. Les années 80, vaste désert d’ennui. Avant la déflagration berlinoise qui préfigure l’enfant. Un mur tombera.

FRUITS DE MER / faute de mieux

[2003]

 

À part un couple d’Anglais d’âge mûr qui réclamait une disposition particulière de salle de bains par rapport à la chambre parentale, l’Agent Immobile avait rarement vu quelqu’un d’aussi bizarre qu’Orlove. À vingt-deux ans à peine révolus, il débutait dans ce métier de négocier des appartements, pour l’essentiel des petites surfaces toujours enjolivées par des adjectifs trompeurs : adorable, charmant, ravissant, magnifique, plaisant, splendide… Il aurait bien rajouté coruscant, qu’il venait de découvrir, mais c’était hors-contexte. Son boss n’était pas là pour faire de la littérature, juste vendre, tu vends et tu ramasses. Faut que ça rentre, vieux.

L’Agent Immobile s’était dit, c’est ça les boss, l’argent a remplacé le sexe, faut qu’ils mettent leurs pines quelque part, qu’ils les rentrent dans quelque chose d’autre plus fort que les muqueuses molles des femmes. L’argent, c’est plus fort que les sexes de femmes et même que les fruits de mer. En même temps, il n’avait pas franchement connu tant de boss. Il avait remarqué aussi que les boss parlent fort, haut, avec autorité et que si t’as pas une voix gravissime, ça le fait pas d’être boss. T’es boss que vieux et rauque. Rock t’es jeune, rauque t’es vieux, et tu domines, surtout tu domines.

Il l’avait parfaitement entendue parler de fruits de mer. Il en avait eu envie. Il n’avait pas les moyens de se payer des fruits de mer. Il n’en avait jamais mangé, ses parents étant contre à cause des microbes de la mer ; même avec le sel qui désinfecte, on ne sait jamais. Il aurait bien été avec elle, il ne pouvait pas le dire. Lui, il devait trouver lui un acheteur, puisqu’elle vendait.
Peut-être qu’une fois qu’il aura vendu cet appartement, le plus grand qu’il lui ait été donné de vendre, peut-être qu’il pourra manger des fruits de mer, peut-être qu’elle l’invitera ; peut-être qu’il aura assez d’argent pour prendre un plateau géant avec des crustacés inconnus.
L’idée des crustacés inconnus le tint un moment tandis qu’il se faisait un café déshydraté à l’eau chaude du robinet.

*

Quand l’Agent Immobile reçut Orlove, elle fut à nouveau en face de cette patience déjà remarquée, qu’il semblait manifester en toute occasion sans que son visage ne bouge, et à peine les yeux, même le corps, lourd, posé là comme une cave. La musculature de cet homme ne se déplaçait pas inutilement. Il restait là, quoi qu’il arrive.
Il déclara le prix, qu’en pensez-vous ?
Orlove était d’accord. C’était un prix de circonstances, compte tenu des prix de marché, du micro-marché, des événements récents et à venir, de la pondération du mètre carré, de l’orientation, et naturellement, de l’exposition.

L’Agent Immobile s’en voulait de la laisser partir, mais n’avait aucune idée de stratagème pour la retenir ; il regarda sa jupe et ses chaussures, puis à nouveau le bas de sa jupe, comme si l’aller-retour eût pu lui occasionner un brusque sursaut de la volonté. Mais non. Paralysé, l’Agent Immobile s’en voulait. Il avait pourtant calculé l’heure exprès, pour ouvrir une porte de sortie vers l’extérieur du cabinet, enchaîner comme ça se fait couramment sur un verre. La jupe était maintenant de dos, il dut lever les yeux et prononcer quelques mots : au revoir, bonne fin de journée. Il les prononça, habitué à mécaniquement prononcer ces mots.
Orlove avait pourtant pris tout son temps, s’était enfin résignée à pivoter sur ses talons et à offrir ce qu’elle ne savait pas être le spectacle préféré de l’Agent Immobile : ses mollets.
Sa jupe molle battant la lisière de ses mollets, Orlove sortit.
S’il savait ce qu’il voulait… Il tripota son stylo qui n’en demandait pas tant, le tourna, le roula entre ses doigts. Aucune expression ne se lisait sur son visage lisse ; on aurait dit qu’il avait l’intention de traverser sa vie dans un polochon.

L’Agent Immobile est agité de l’intérieur par cette idée d’huîtres. C’est une idée modeste, mais qui pour lui ne l’est pas. Il ne sait pas encore qu’il a toute sa vie devant lui, toute sa vie pour manger des huîtres. À vrai dire, c’est seulement maintenant qu’il se préoccupe d’huîtres. C’est une envie modeste, pas comme un scooter. L’avantage des huîtres, c’est qu’elles ne causent a priori pas d’accident, sauf l’intoxication alimentaire. Vérifier que l’huître est vivante, qu’elle palpite. Avant toute chose, vérifier certaines choses : les choses précèdent toujours la chose, l’Agent Immobile est bien placé pour le savoir.

Les mollets de la cliente, qu’il contourne et inspecte du regard, dont il lui arrive d’évaluer le diamètre sous ses draps quand il n’arrive pas à dormir la nuit, précèdent la chose qu’il ignore encore. Ce qui palpite est digne d’intérêt, mais l’Agent Immobile prend toujours soin que la palpitation ne se montre pas, car elle est signe de faiblesse.
Or l’homme n’est pas faible ; comme le singe, il protège sa tribu. Pour l’instant, l’Agent Immobile est un peu en panne de tribu à protéger, mais ça ne saurait tarder, sûrement.
Un jour, il devra manger des huîtres, voire s’intoxiquer, et protéger sa tribu. Il aura cette mission-là.

il y a longtemps tatata…

 

 

le cerveau vint sur le tapis –
n’existant que sans conscience qu’il soit
il se présentait en lieux, en possibilités, en désignations
en organes de sens, en recoins, en cachettes, en divisions

le cerveau soudain existait, doté de pouvoirs extrêmes
comme une crème glacée convolvulacée :
forme qui n’existe pas mais avec le chiffre infini
de ses connexions, l’immensité de son pilotage

opposant le solide au liquide
construisant des ponts logiques
définissant des surfaces à conquérir
des mouvements qui ne seraient pas réflexes

le cerveau qui n’est jamais un mais multitude
advint comme juge ultime des incapacités nouvelles
et de sa fantaisie possiblement déroutante
surgiraient des encore inouïs

d’images tramées en discours élaborés
de clins d’oeil appuyés en dogmes figés
le cerveau produirait à l’ombre des laboratoires
dans ses circonvolutions ses danses inconvenantes

*

il y manquerait une intercalation un intervalle
il y manquerait ce qu’on ne trouve jamais
il y manquerait l’hypothèse d’une destruction du temps
il y manquerait ce qui ne peut pas ne pas manquer

 

< renseignements pris… >

 

 

chercher des renseignements
(sur la poésie par exemple)
faire au fur à mesure avec les idées
& retomber sur ses pieds.

continuer à lire des revues
auxquelles on ne comprend rien
des noms propres de poètes supposés
très jeunes très fats parce que très jeunes

se demander soudain le prix du papier
le prix de l’électricité le prix du fuel
le prix de l’amour on a oublié
le prix du sexe a disparu, le prix de la guerre, non

les vieux poètes c’est pas mieux
se chipotent en vieux couples
tirent tous les mots à eux
comme une couverture insuffisante

invariablement la page se tourne
les livres bégaient
il resterait des idées
pour retomber sur ses pieds.