I Signes écrits
Champ labouré, consciencieusement labouré, dans un sens puis dans l’autre, avec le soc, avec les boeufs entravés deux par deux.
L’autre est toujours loin, et c’est mieux qu’il en soit ainsi.
À distance : l’autre. À distance respectable.
L’autre ne franchit pas le couloir, n’entre pas dans la cuisine,
on ne sent pas son haleine, on ne se frotte pas à son corps, et c’est mieux ainsi.
Et c’est mieux sans ainsi.
L’autre reste à distance. Ne parle pas. On en reçoit des signes écrits.
L’autre n’existe que par signes écrits.
Et c’est mieux.
On reçoit ses signes comme dans une prison. On est dans cette prison, confortable, convenable, à distance. Bien peigné.
La solitude est un pur plaisir ; on parle seul, on a raison, on effeuille les arguments : aucune contradiction, aucun avis venant biaiser la forme pure de la parole pure.
On ne ressemble pas à un couple de boeufs entravés labourant le champ dans un sens puis dans l’autre. Bien peigné.
II Une moisson de petits signes
faire le deuil des pages, explique-t-elle,
et au milieu, impromptu :
une moisson de petits signes / oui, en lisant vite :
une moisson de petits singes !
faire le deuil des pages, de la forme finie, du début à la fin,
noir sur blanc juré-craché
si je mens je vais en enfer
le deuil des pages : cinq cents au moins, sept cents,
livre lourd,
chapitres se suivent sans se ressembler,
l’ensemble se ressemble comme il s’assemble,
l’ensemble (ici, une suite d’adjectifs laudateurs dans les sommets du laudatif) pèse,
c’est tout ce que fait l’ensemble : il pèse !
journaux
étalés
sur
sa
table
basse,
elle
lit,
tentant de se concentrer,
l’actualité des semaines passées :
une moisson de petits signes satisfaits
Marcel Duchamp, Prière de toucher, Le Surréalisme en 1947, Catalogue de l’exposition internationale du surréalisme, Maeght Éditeur, Collection Pierre à feu