[NOUS, CHOUX, GENOUX]

 

 

Nous avons du mal. Je le dis parce que nous avons du mal. Je le dis parce que c’est vrai, mais surtout parce que nous avons du mal et qu’il faut le dire. Plus exactement parce que je dois le dire, alors je le dis, deux points, nous avons du mal.

De dire que nous avons du mal ne présuppose en rien pourquoi. Je pourrais dire pourquoi, mais ce serait déjà compliqué, déjà entrer dans un niveau de complication du sens. Je pourrais dire pourquoi mais ça s’enfuit. Nous avons du mal parce que nous sommes nés.

Je dis nous parce que nous sommes plusieurs, et, bien que je ne sache pas exactement si le mal que nous avons est identiquement le même, je dis nous. Je ne peux pas savoir mais je dis nous, parce que nous ne pouvons pas parler en même temps, pas parler exactement en même temps.

Nous avons du mal, c’est vrai. Nous ne complotons pas pour avoir du mal, nous l’avons. Nous avons du mal, on pourrait dire, à être ; nous pouvons le dire, avec précautions, et d’autant plus que ça ne se voit pas. Nous avons du mal mais ça ne se voit pas.
Ni vu ni connu, nous avons du mal.

A être, parce que nous sommes nés, nous avons du mal. Dit comme ça, c’est opaque. Dit comme ça, ça reste dans un coin, abandonné, un peu piteux. Bancal. Pourtant, nous avons du mal n’est pas seulement une phrase, mais : quelque chose que nous ressentons.
Aussitôt dit, aussitôt fui.

Nous nous coagulons parfois, comme des cellules-souches, tentant de vérifier si le mal que nous avons se ressemble ou non. La coagulation n’est pas une solution, nous le savons. Nous voulons, nous tentons de vérifier si du mal que nous avons, se ressemble.

Nous cherchons les mots qui peuvent dire Nous avons du mal. Mais ils sont déjà là, déjà dits, il n’y en a pas d’autres. Nous cherchons un éclairage pour Nous avons du mal. Et c’est même épuisant de chercher parce que c’est dit mais qu’il faut le dire mieux : ce n’est pas qu’il faut le dire, mais il faut quand même le dire, même sans il faut.
Le dire avec insouciance ; ce sera impossible. L’insouciance ne sied pas à Nous avons du mal.

Nous avons du mal pourrait ressembler à une respiration coupée, c’est souvent le cas. Mais il est évanescent. La caractéristique de ce mal que nous avons est sa fugacité, son caractère fuyant. Nous pouvons difficilement mettre la main dessus, d’autant plus qu’il est fugace.

Nous qui aimons la précision, nous avons du mal : les mots manquent, à l’évidence.

(écrit le 2 mai 2014,
déposé sur facebook le 7 juin 2014,
retrouvé le 7 juin 2025)

Mathilde Hess, Pages, 2025, installation de dessins, encre sur papier, six bandes de 30 cm sur 25 mètres (Chapelle St Jacques, Vendôme)

corps sans pesanteur ni lieu

 

 

 

enveloppe peau flottement
comme vêtu sans vêture
corps spatialisé
besoin de le vouloir
besoin de corps le vouloir
besoin de vouloir être
& si être

ce silence de l’enveloppe
ténue l’enveloppe
à peine un voile
à peine une minimale caresse
de l’air

l’air enveloppe corps
corps n’est plus allongé
corps flotte
n’a plus de pesanteur
aucune

Gabriele Münter, Échafaudage, 1930

des chaussures en crocodile /

 

 

talons en biseau pas très hauts
relativement carrés
empeigne montante
lacet courtement serré
seulement un croisement sur la cheville
larges écailles marron brillant
forme très en pointe
poulaines possibles du chevalier

la légère sueur poudreuse
émise par la peau du crocodile
aux pliures des pieds
la crème fine qu’il fallait étaler
sur la peau pour la soigner
avec une chamoisine douce
idéalement les embauchoirs
en bois de cèdre avant remisage

le nom oublié puis revenu
toujours sans le chercher
revenu sous forme d’eurêka
avec à sa traîne
l’ambiance d’un carrefour
où chaque samedi
une femme léchait des vitrines
avec à sa traîne robes et parfums…

déplacée enfouie [Schadenfreude]

 

 

le souvenir a disparu, ne reste que le souvenir du souvenir
il s’agit non pas de quelqu’un d’autre, mais d’un autre état du quelqu’un,
quelque chose s’est perdu
mais quelque chose s’est perdu

de dos tu es athlétique
quelque chose s’est perdu
quelque chose s’est perdu, mais ça ne date pas d’hier

le souvenir a disparu, ne reste que le souvenir du souvenir
qui est derrière la vitre ?
examiner les idées banales

trois morts sont apparus dans le même plan
comment aborder ce personnage
une femme conduit, s’arrête, repart près du lac, près des montagnes /
on connaît des trous des gens, des trous dans le tissu de leur histoire

de la chantilly là où seule la meringue était proposée
un épais brouillard est tombé sur le coin
ce micro-couteau suisse incluant un ciseau
la mer n’est pas que la mer
se laisser aspirer par cette atmosphère transcendentale
se laisser aspirer par l’aspiration-même
avoir du violoncelle dans les oreilles sur son lit de mort

bonjour, puis : quoi de neuf ?

                                                         Cité internationale de la langue française, Villers-Cotterêts

juxtaposition à l’ordinaire (esquisse)

 

pluriels chants d’oiseaux
lézards, boutons d’or,
fleurs orange, virgules, saules ployant
rosiers, rosier 1 rosier 2 rosier 3

singulier olivier
lilas, laurier arbre, cyprès immense
jasmin en reprise, iris jouxtant une porte
chapeau rouge brique à terre

fanées : jonquilles, narcisses, jacinthes
en fleurs : violettes, primevères, tulipes, fraises, thym
en feuilles : artichaut, rhubarbe, hortensia, arum

troncs coupés, lierre montant,
buis dévasté par la pyrale insatiable
cassissier en développement

est-ce qu’il compte, mon avis ?

Dorian Rigal Minuit, Cyber-architecture, 2025

– illimiter le fini –

 

 

 

il est né
il fut
de une de deux
et puis rien

c’était peut-être un dimanche
ou un lundi
ou un vendredi
les plantes se trouvaient mal
il leur fallait une autre histoire
de l’espace
plus ou moins d’eau
moins de métaphysique peut-être

naissant il disparut
comme au coin de la rue
une évanescence
s’il fallait absolument
trouver le mot

qui cherche ne trouve pas
qui trouve ne cherche pas

l’esprit volubile
se répand paisiblement
dans le néant
ou plutôt dans la mare en bas
et s’y noie

 

[inspiration certitude ton tonalité gouache objet manquant]