reliquat de la nécessité

                                          Fayçal Baghriche, La nuit du doute , video, 2016 (Musée d’Art Moderne, Paris)

le scenario : une femme, nue, regarde ses pieds chaussés de mules plates à brides croisées de cuir noir, montées sur une semelle de corde blanche et noire, auxquelles elle a ajouté un ruban en gros-grain gris anthracite pour tenir un peu le pied à l’arrière.

elle regarde ses pieds, chaussés de mules améliorées, reflétés dans une glace à trois pans et repense au film qu’elle a été voir, dont le scenario n’était pas clair du tout,
qui racontait l’histoire d’un film se faisant avec un scenario pas clair du tout,
en réalité se faisant dans une absence de scenario,
en réalité ne signifie pas en réalité mais : dans le film.

ses pieds prolongés par ses jambes, elle peut encore regarder : les chevilles enlacées par le ruban gris anthracite, c’est intéressant, il y a un côté danseuse immédiat :
l’immédiateté de la danseuse.

elle constate qu’elle peut à la fois regarder ce que ses pieds enrubannés lui évoquent – la danse – et continuer à penser des refus :
les rubans défaits chez Degas par exemple, elle s’en fout des rubans défaits.

c’est dans le scenario de la femme nue qui dédaigne son corps, qui serait mieux sans, que la femme constate :
impossible de vivre sans corps.

du rudoiement, de la prise, ce qui reste

son menton tressautait sous les coups de sa langue à l’intérieur,
de petits coups de boutoir mécaniques de sa langue tandis qu’il me parlait
ses yeux derrière les verres, sans aucun éclat, ses yeux accompagnant
une immense tristesse dépassée, tandis qu’il me parlait de la drh
qui lui avait proposé une rupture conventionnelle
à l’intérieur de sa bouche, la langue venait ponctuer les phrases,
nerveusement elle faisait tressauter la partie inférieure
de la bouche dès qu’un mot était fini de prononcer
c’était sa résistance, pousser la partie inférieure de sa bouche avec sa langue cachée,
la pousser pour ponctuer les mots, pour signifier qu’une partie de son corps
n’était pas d’accord avec cette rupture conventionnelle
il en était sûr ils ne pouvaient rien contre lui avec sa langue qui poussait
à nouveau avec de petits coups qui bosselaient sa bouche sous la lèvre inférieure
comme une musique répétée un truc qui lui appartenait
qu’on ne pouvait pas lui enlever comme s’il tapait du pied avec sa bouche
il me remerciait sans cesse pour le saucisson que je lui avais proposé
de partager, il en coupait de grosses tranches qu’il engouffrait
dans sa bouche, jusqu’à la dernière qu’il prit pour la route
avant de me saluer
il disait qu’il buvait parce que l’après-midi avait été trop dure, qu’il lui fallait boire,
à cinquante-quatre ans de toutes façons qu’est-ce qu’il trouverait après
non, il fallait qu’il reste, ils ne pourraient rien
et ses yeux si moches, si tristes, si morts ne semblaient impliqués
que dans leur gymnastique synchronisée avec les petits coups de sa langue
dans le vestibule de sa bouche, dernière poche de résistance logée
dans la muqueuse protectrice la tapissant et qu’il titillait désespérément

obstination relègue la mort plus loin

tentative de chercher quand rien n’est à chercher :
l’action ne sert que l’action, avec les paroles,
quand les paroles bruitent l’action, corps en branle
corps plié, corps debout, corps-singe

tentative de trouver, chercher encore : corps, mots, gestes
l’action n’est que la traduction du désir éperdu de perdurer
quand même chercher ne sert plus à rien
rien ne se trouvera mais rien se trouvera

lire singe partout, yeux rapetissés, leurs rides autour
corps souffrant cris, chercher encore à cris
l’action ne sert que l’action,
puis : assis, corps soufflant, à la raison se rendre

rien se trouvera toujours si rien ne se trouve
chercher encore, tentative de trouver

Georges Focus, paysage à l’arbre (dessin signé ”faucus”), fin XVIIe

voyage en ma bibliothèque [digression à propos de Cingria]

Cingria : c’est le point de départ / il en faut un
Cingria chez Alferi au réveil, dans Brefs discours (P.O.L, 2016)
[ici, digression non dévoilée, restera à l’état latent]
Cingria : article du tome 5 de l’Encyclopedia Universalis
que je me félicite de n’avoir pas jetée lors de mon dernier déménagement
émotion : signature ÉTIEMBLE (sans accent sur le E)

grâce à Jean Paulhan, direction NRF
il laissa Cingria écrire dans la rubrique L’air du mois
trois NRF dans ma bibliothèque : 1er mars 1958
[autre digression, négligée, ayant trait à ma naissance un an avant]
je reprends les numéros : février 1975, 1er juin 1984

émotion dans le 1958 : Une curieuse solitude de Sollers
+ Robert Musil par Blanchot
numéro acheté en 1990, que je parcours, Musil annoté, bien sûr

je choisis deux oeufs que je vais faire cuire coque 
[est-ce une digression ? se le demander est déjà une coquetterie,
petite soeur énervée de l’oeuf coque]

un amour quasi névrotique de sa liberté, observe Étiemble
on ne se quitte plus (Cingria et son vélo de course)
Charles-Albert Cingria, C.F. Ramuz, Starobinski, vient de mourir,
a fait beaucoup pour eux deux – la bande des genevois (grand G ?) –

Cingria : dix-sept tomes d’Oeuvres complètes, c’est beaucoup
Charles-Albert Cingria, écrivain suisse, digressif, déambulatoire,
a écrit dans cette fantaxe plusieurs milliers de pages que personne ne lit.
(Pierre Alferi, déjà cité, j’ai oublié l’abréviation latine pour le dire,
je la retrouve immédiatement pourvu que je clique : op. cit.)

satisfaction que Cingria ait existé, satisfaction de l’existence
du sous-chapitre intitulé La fantaxe, avec godille et anacoluthe
[ici, digression auditive sur le vent qui secoue les volets]

et encore, toujours à propos de Cingria, op. cit. :
Il se perd, il digresse à vélo ou à pied, fait ce qu’il dit.
(…) À sa façon, Cingria fait déjà du land-art poétique.

les livres sont rerangés, le voyage, bref, s’achève, j’ai faim.

[puis je me demande si je crée un nouvelle catégorie ici, que je nommerais digressions]

paysage plié

devant un paysage numérique, lequel se plie parfois, écrivant,
une moto part, je la dirige depuis le trackpad
j’interviens comme je veux sur ce paysage
j’en explique les rouages à une femme : je lui écris une lettre
et ensuite tout ce qui sera écrit concernera les événements de ce monde plié
cette femme a un prénom introuvable et complexe, on peut l’appeler Fanny

paysage plié bateaux rivière prairies, autres monuments peu identifiables
j’écris à Fanny, le paysage a d’abord des couleurs vives
en ce moment, des nuances infinies de gris le nappent
rivières lentes et tortueuses comme une longue phrase boueuse
de ces phrases que je n’écris jamais

le retour des couleurs vives dans le paysage est indépendant du climat,
même cela reste difficile à décrire à Fanny :
la chose se situe dans la dépliure au loin des espaces virtuels
ici et là-bas, lorsque mon doigt bouge, se produisent des –

envers les diminutions de la présence, ne pas lutter
qui le dit ? Fanny ne se servira pas de ces informations
la lettre ne serait jamais arrivée…

à la certitude interrogée, l’idéal déficient répond,
posé telle une truelle sur un bâti absent

bruit de la moto déclinant

Pablo Picasso, Le jeune peintre, Mougins, 14 avril 1972

 


Rien de plus étrange que la manière dont une époque se regarde. Le nez sur elle-même, et sans le recul
ni la dépliure des perspectives, elle se croit toujours déshéritée, vide, confuse, néfaste.
(Cocteau, Foyer artistes, 1947, p. 126)

CNRTL, voir entrée dépliage, dépliement (dépliure n’existe pas en entrée directe)

chaque jour son etwas (faire etwas maintenant)

Après mon crime, j’ai disparu. Complètement. Je ne me suis pas exilé, j’ai disparu dans mon propre pays. Il aurait fallu que j’affirme un point de vue, ça m’était insupportable. On m’a poussé à le faire. On peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui sans même le torturer. Je n’ai pas été torturé, je n’ai pas souffert. Je ne suis pas faible. Le monde de la connection permanente m’est insupportable. Personne ne peut savoir ce qu’il y a réellement dans ma tête. Je peux parler pendant des heures pour ne rien dire. Physiquement, on peut me voir, mais j’ai disparu.

des zones de retrait avec contiguïté des éléments furent décidées
leur mise en place ne posa aucun problème
les tracés des passerelles ayant été étudiés (minutieusement)

les obstacles levés, en particulier naturels,
peu évitables à moins de les ordonner,
l’etwas advint et circula sans contraintes

Ma disparition ne m’a pas ôté l’ennui, mais il est le mien. Je regarde longuement un paysage aux couleurs de fumée duquel surgissent des monts peints. J’ai fui au sein du monde banal. Il n’y a pas d’ailleurs. L’ensemble des commodités existe pour que j’en use. J’ai réduit les images au strict minimum. Je continue à parler pour ne rien dire, dans le vide de conférences confuses. Mon visage est devenu plat. Je ne sais pas si j’ai encore une conscience. Je trouve parfois un objet que j’arrive à nommer. Mais le plus souvent, les noms ont disparu, comme j’ai disparu.

c’est maintenant que faire etwas se signale,
maintenant, dans l’insularité d’une position externe,
protégée par des roseaux (qui jamais ne rompent)

chaque jour son etwas ! était-il entendu
et des échos résonnant dans les monts : was ! was ! was !
le parfait découpage d’images mortes et riantes