la petite Anna et le bus

La petite Anna sautait depuis le banc de l’arrêt de bus, d’abord avec l’aide des mains de sa mère et de l’étrangère, puis sans.
Elle se lançait à sauter, et répétait le mouvement : remonter sur le banc, sauter, sauter.
Une fois elle avait dit non. Sa mère évoquait le plaisir qu’elle avait à dire non. Elle a quel âge, demandait l’étrangère ? Deux ans et demi, répondait la mère. Oui, c’est l’âge du non, avait dit l’étrangère. Et puis c’est tout. L’âge du non était resté tel que. Il n’y avait pas eu d’autres non.

Le bus était enfin arrivé. Il avait été long à arriver. Il ne devait pas s’arrêter mais l’étrangère avait insisté pour qu’il marque l’arrêt. Elle avait fait plein de signes désordonnés avec ses mains.
Anna s’installait à côté de l’étrangère sans mot dire, choisissant sa place avec détermination. Le bus empruntait une déviation, à cause d’un événement exceptionnel, et ne s’arrêterait pas tant qu’il n’aurait pas repris sa trajectoire habituelle.

La petite Anna, bien calée au fond de son siège, secouait ses jambes toutes droites, comme si elle mimait quelque chose, puis dit : le bus saute. L’étrangère précisait alors que le sol (Anna regardait le sol du bus), que le sol – mais pas ce sol du bus, le sol du dehors – que ce sol était constitué de pavés, et que c’était pourquoi. Et ajoutait immédiatement à l’usage d’Anna, accompagnant ses paroles de gestes très maladroits : les pavés, ce sont des pierres collées les unes aux autres, comme si pierres étaient mieux que pavés.
Anna disait encore : le bus saute ; il saute. C’était vrai, le bus tressautait longuement, jusqu’au moment où ses pneus retrouvèrent le bitume.
Et en elle-même, l’étrangère se trouvait impuissante à définir le bitume après les pavés. Le lisse après les aspérités qui font sauter.
Et regardait la petite Anna qui la regardait à son tour.

[Charles Degeorge, La jeunesse d’Aristote, marbre, salon de 1875]

il manque la dernière lettre

1
C’est notre affaire de séparer les choses, dit L.
Séparer les choses ? dit U.
Disposées comme un décor, une nature morte ou une vanité,
les choses ne sont pas assoiffées de lien. Seul le regard porte le lien, dit L.

Il faudrait s’en défaire ? demande U.
Je ne sais pas ce qu’il faudrait, répond L.
Nous tenons quelque chose de minuscule, dit U.
devant le planisphère punaisé au mur de la cuisine.

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2
Personne ne s’intéresse, dit L., l’Afrique, l’Orient, l’Asie, c’est si grand.
Je rectifie : nous ne tenons rien, dit U.
Tu as sommeil ? dit L.
Oui mais j’ai pas le temps, dit U.
Nous nous tenons comme minuscules, dit L.
C’est ça, nous nous. Nous sommes des sortes d’insectes, dit U.
Oui, mais nous ne connaissons pas leurs noms, il y en des milliards, dit L.
Des milliards d’espèces ! reprend U.
Ce n’est pas intéressant non plus la nature, dit L.
Non plus, dit U.
Ça fait combien de temps qu’on est devant ce planisphère ? demande L.
Trois ou quatre ans qu’on est dans cette cuisine à parler
devant le planisphère, non ?
C’est toi qui l’as voulu, dit U.

Oui mais quelle autre solution ? dit L.
En effet, je ne sais pas, dit U.
Moi aussi je me sens seul, il n’y a pas d’issue.

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3
Je dis ce que je pense, dit L.
On ne dit jamais ce qu’on pense, dit U., c’est impossible.
Et puis ça monte, et puis ça descend, dit L.
Des montagnes et des lacs, propose U.
On ferait quand même des phrases ? demande L.
Avec des imparfaits du subjonctif, dit U., il en faut.
Qui sait ce qu’il faut ? demande L.
Nous ne devrions pas nous poser la question, dit U.
Nous ne sommes que questions, dit L.
C’est un peu présomptueux, dit U.

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4
C’est comme une absence, dit L.
C’en est une, dit U.  Même pas comme.
Comme, ce serait si tu voyais autre chose, et alors tu dirais : par exemple.
Elle est là, mais c’est une absence : n’est pas là, dit L.
N’est pas là : un peu pauvre, non ? dit U.
Oui, mais j’ai pas les moyens de mieux, dit L.
Par exemple était l’affaire d’un très vieil homme, dit U.
Tu le connaissais ? demande L.
Oui et non, je l’entendais dire par exemple,
mais jamais pour donner un exemple, dit U.
L’exemple ne se donne pas ? demande L.
Dès que l’exemple surgit, il ne l’est plus ! C’est de la magie, dit U.
Tu dis par exemple et tu fixes la chose ? demande L.
C’est ça, dit U.

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5
À tel mot, il manque la dernière lettre, dit L.
Tu compliques toujours tout, dit U.
Il manque réellement la dernière lettre, dit L., mais je ne sais pas ce que ça veut dire, ce n’est pas comme tout compliquer.
Tu me fatigues, dit U.
Regarde : si tu prends LHOO et qu’il manque le Q, ça ne veut rien dire, dit L.
C’est pas toi qui décides si quelque chose veut dire ou pas, dit U.
Parfois je ne connais que les noms, parfois que les musiques, dit L.
Tu ne fais aucun effort, dit U.
Non, aucun, dit L. J’aimerais connaître les noms quand je connais les musiques, mais c’est impossible, je ne retiens rien, j’entends la musique, j’en connais chaque note, je dirige mentalement l’orchestre, je sais ce que chaque partie doit faire,
mais impossible de dire le nom.

C’est pourtant simple, dit U.
Oui, parce que toi tu classes, tu retiens, dit L.
Ça se fait tout seul. En fait, c’est pas seulement la dernière lettre qui te manque,
c’est carrément le nom ? poursuit U.

Pas mal de noms, admet L.
Alors c’est pas la peine de me faire croire qu’il s’agit de la dernière lettre, dit U.

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6
Reprenons l’exemple, dit L.
Oui ? demande U.
Ça m’intrigue, cette fixation, dit L.
Il faut que tu te concentres un peu, L., dit U.
Je fais tout pour mais tout part très vite, dit L.
Je te remercie de ta magnanimité.
Tu peux, dit U.
Je suis victime d’un éparpillement permanent de la pensée, dit L.
L’exemple est donné pour tel mais se transforme en réalité tangible immédiatement. Au lieu d’un morceau de discours qui laisserait penser qu’il y a une suite,
il devient cette suite-même, dit U.

Il y a substitution ? demande L.
Exactement, dit U.
Mais c’est encore plus subtil : au moment où l’exemple est prononcé,
il vient en lieu et place de la chose-même qui ne peut pas se dire.
Comment pourrais-je mieux t’expliquer ?
C’est un arrangement ? demande L.
En quelque sorte, mais pas voulu, dit U.
Mais à quoi ça sert ? dit L.
À adoucir le dire : si on donne l’exemple comme exemple, il paraît plus inoffensif que si on dit la chose-même directement, précise U.
Mais pourquoi ne pas dire la chose-même directement ? demande L.
Tu es fatigante, dit U.

……………………………………………………

7
J’ai eu ce grand élan, dit L.
Tu veux dire ? demande U.
avec une intonation plus affirmative qu’interrogative.
Tu fais souvent ça, observe L.
Quoi, ça ? Peux-tu être plus précise ? demande U.
Poser une question comme si tu ne la posais pas, dit L.
Quel grand élan ? reprend U.
Je ne sais pas…ce grand élan d’y aller, ce grand élan de me décoller de moi,
ça y est, j’y vais, dit L.

T’envoler ? dit U.
Un peu, pas exactement…me déployer plutôt, dit L.
Comme un oiseau, dit U.
On en revient toujours là : à être un oiseau mental, dit L.
Chaque métaphore est pauvre, faite du même métal, dit U.
Un acier de mauvaise qualité, dit L.
Un truc qui rouille dans un coin de hangar, dit U.
Mais je l’ai eu, ce grand élan : je suis allée de l’autre côté du lac, dit L.
Et ? demande U.

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8
Il ne pouvait pas répondre, ça lui était impossible, dit L.
On se cultive, on se cultive, dit U.
Il n’avait pas le langage, il n’avait rien, il était un médiocre, un rien, dit L.
Mais de qui tu parles ? dit U.
Peu importe de qui, ils sont des quantités industrielles, ils pullulent, dit L.
Il y a une relative facilité, de ta part, à opérer ce genre de généralités, dit U.
Alors que quoi, dit L.
Tu opères, c’est tout, dit U.

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9
Le silence, l’exil, la ruse, dit L.
James Joyce, dit U.
C’est bien, tu connais les noms, tout de suite, tu as les noms, dit L.
On se cultive, on se cultive, répète U.
Tu plaisantes, mais tu sais, dit L.
J’ai de la mémoire, dit U.,
c’est tout, c’est vraiment tout,
un peu de mémoire.
Que fait-on avec ce monde, dit L. en caressant le planisphère.
Avec ou de ce monde ? demande U.

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10
Est-ce qu’une réponse est une solution ? demande L.

Tu veux quoi ? demande U.
Je ne crois plus à rien, dit L.
Arrête ton char, dit U.

onze mille kilomètres plus loin

Quand j’ai vu les six chaises en plexiglas transparent, si inconfortables là-bas, autour d’une table en verre sous un bas plafond ici, j’ai ri d’un rire bref. Ainsi, les chaises disparues de la salle d’attente à Paris avaient atterri onze mille kilomètres plus loin… 

Nous nous étions souvent plaints de l’incroyable inconfort de ce matériau travaillé en lattes comme des chaises de jardin, pour une attente excédant souvent une heure, dans un petit espace ne ressemblant pas à un jardin, et dans lequel chacun était rarement seul. Quelle que soit la morphologie de leurs occupants, les chaises en plexi demeuraient dépourvues de ce qui fait ordinairement la moindre qualité d’une chaise : y rester assis un certain temps.

(La difficulté que j’éprouve à l’évocation de ces chaises provient de la ténuité de leur motif. Et pourtant, toutes ces heures passées à s’y contraindre le fessier devraient amplement me motiver à leur assigner une place ; faire en quelque sorte que leur transparence devînt opaque, fixée, pour servir la mémoire de l’attente.)

Du fond du fauteuil où j’attendais confortablement, ici à Buenos Aires, je me plaisais à imaginer des convives guettés par l’impatience d’en finir, de passer au dessert, au salon, ailleurs, si possible ailleurs. Mais cette bande imaginée, gaie, joyeuse, soudée, familière, sans soucis, d’ici, était sans cesse chassée par le souvenir des solitudes accolées, gênées, reniflantes, prolixes, ronflantes, de là-bas, solitudes que nous incarnions alors, dans cette attente plexiglassée de nos séances respectives, prologue assis métaphorisant sans grande surprise le cul-entre-deux-chaises que nous vivions chacun.

Devant moi, ce décor de salle à manger, sage comme un agent dormant sous son plafond bas, n’attendant qu’une animation saupoudrée de sourires, points de vue exclamés, coups d’œil et bavures de rouge à lèvres sur serviette blanche, ce décor au parfum d’intimité tranquille me vengeait inexplicablement de nos attentes inconfortables, bien que celles-ci aient fini par nous relier autour d’un ennemi commun : le plexiglas en lattes brutales, coupantes, meurtrissantes, en particulier les cuisses avisées de se poser nues sur le matériau quand l’été traversait l’attente, rythmée par le bruit d’un ventilateur à trois positions.
Délestées de leur charge, les six chaises un peu bêtement disposées autour de la table éprouvaient à leur tour l’attente, dans cette salle à manger vide.

Des années sur des chaises en plexiglas, et sur d’autres moins dures au séant, des années pour être ce qu’on est, devraient laisser des traces.
Or, de traces, les meubles durables ne les enregistrent pas : ils commettent leur forfait en toute impunité. Les chaises nous promettent un présent éternel, sans traces et sans lieu, incognito. Pourtant, ces heures-là avaient existé durant les quelques années confinées dans le petit espace parisien, à attendre…

Dans cette incroyable répétition qui me faisait attendre mes séances à onze mille kilomètres de Paris, les chaises en plexiglas me semblaient faire partie d’un dispositif plus général qui voulût que les objets n’eussent pas de lieu propre. Elles pouvaient aussi bien se serrer dans une minuscule salle d’attente parisienne sans fenêtre que se distribuer autour d’une table devant un petit balcon fleuri ouvert sur une grande avenue à Buenos Aires. Elles avaient fait un voyage qui n’avait rien d’abstrait, et pourtant, dans leur fixité transparente, leur étrangeté frisait l’abstraction.

(Je faisais le tour de la question des chaises sans parvenir à en dire quoi que ce soit, à ma grande déception. Elles ne voulaient se laisser prendre dans aucun récit : le plexi résistait.)

Les lattes jadis sous mes cuisses, parfois les pinçant, s’y collant, ces lattes, je les avais maintenant sous les yeux ; et d’en être à distance, déconnectée de leur contact, provoquait en moi une curieuse impression, comme si je visionnais mon passé en une seule image blanche, de ce genre d’images qu’on voit parfois dans les vieux films, au début ou à la fin, chiffrées ou non.

Qui les avait occupées, ces chaises ? Pendant combien de temps ? Combien de fois par semaine ? Quel pourcentage d’hommes, de femmes, de jeunes, de moins jeunes, d’enfants ? Toutes ces questions qui absorbent fréquemment des ministères et des entreprises, des organismes spécialisés dans l’opinion, des institutions versées dans la prospective et l’évaluation, sonnaient creux, restaient sans objet devant le sujet douloureux dont la douleur s’augmentait de ce contact avec les lattes, l’obligeant à se trémousser… et finalement à changer de position.

Car c’était le but ultime : changer de position. La finalité de la chaise en plexi résidait dans le changement de position du sujet, en insistant sur le manque : quelques centimètres manquaient pour épouser les creux poplités ; du matériau manquait entre les lattes pour une pleine assise ; et possiblement en largeur aussi, pour certains fessiers débordant latéralement, manquerait l’aisance. Son dossier, constitué d’une seule latte rigide, limitait les mouvements et contraignait la position. Maintenant à l’économie la partie médiane du dos, il obligeait le corps à composer un angle peu propice à certaines fonctions physiologiques telle la digestion.

Il s’agirait alors de laisser ces chaises vides, de n’assigner aucune place à personne puisque nous la cherchions, cette place, durant des années, plusieurs fois par semaine, dans une attente où planeraient les ombres des mères, des pères, les rêves de maisons-grottes étrangement familières, de changements de sexe, de taille, d’accouplements hors-norme, de nudités incongrues et de doubles sens en palimpsestes, de locomotions inefficaces …

Alors que j’avais attendu mes séances sur toutes sortes de sièges, j’en vins à conclure que la salle d’attente devenait non seulement le seul endroit où j’acceptais d’attendre, mais en outre un endroit attendu, que j’attendais.
Pour ne plus attendre, il fallait attendre.
Je me pris à attendre sans impatience, à attendre sans savoir quoi, à ne plus chercher à savoir ce que j’attendais : j’attendais. 

                                               Buenos Aires,
avril 2012


que dire de ne pas dire : écriture strangulée ©

tu ne peux pas donner une identité à ce qui n’en a pas
tu ne peux pas dire ces choses-là
tu ne peux pas rester là
tu ne peux rien

que dire de ne pas dire : écriture strangulée ©
que tu conservais en toi jalousement
tu l’aimais cette façon de ne pas arriver à avancer
ce léger ridicule devant ce dire impossible à dire

la confusion qui te fit rougir et ne pas
confusion enfouie entre les lames
des parquets des volets & de leurs nécessités
où les jours percent leur indéfinie continuité

ce qui n’arrive pas n’arrive jamais
il n’y a pas de figure humaine incarnée
déboutés de leur identité
les corps traînent sur l’avenue des petits marasmes

tu touches tu cherches tu tapotes
tu mélanges tu prends tu reviens
tu écartes et encore écartes
tu dissémines tu tries tu puises

la confusion qui te fit verdir et ne plus jaunir
encre jaune qui absorbe le bleu
encre magenta qui absorbe le vert
encre cyan qui absorbe le rouge

les vieux pots fatigués parce qu’il en faut
les antiquités prisées de tes retours
les beautés par tes gestes animées
l’élévation si souvent invoquée

tu ne peux pas tu ne peux pas
rien n’approche l’esprit
un cercle se tient loin
auquel tu ne peux rien

exercice comptable en été

deux femmes attendent une troisième,
elles n’attendent pas très longtemps : la troisième arrive,
elles se lèvent pour l’accueillir avec des manifestations de grande joie causée par leurs retrouvailles,
se concertent rapidement pour aller chercher une boisson,
puis reviennent s’asseoir : leurs gobelets ne sont pas de la même taille,
dans l’un, plus grand, de la bière blonde,
dans les deux autres, plus petits, deux spritz

les trois femmes s’échangent des nouvelles, mais plus particulièrement la nouvelle arrivée et la plus âgée des deux qui attendaient,
celle-ci étant la mère de celle-là,
la troisième sort des photographies anciennes de l’année 1994,
il apparaît que la mère a photographié la troisième femme lorsqu’elle était en maternelle

la troisième femme est allemande mais parle parfaitement le français
et pour cause : elle est interprète,
elle vient de travailler pour Volker Schlöndorff,
elle a été engagée au cas où et le cas n’est presque pas advenu
sauf une fois où comme par hasard elle venait de s’éloigner,
il fallait traduire un mot, elle est revenue, elle a traduit le mot, elle est repartie comme ça, non, elle n’a pas été beaucoup payée,
mais très peu utilisée aussi, il faut bien le dire,
et comme elle a aussi été figurante sur le film, elle a joué un soldat et une infirmière, du coup elle a connu Volker Schlöndorff

la conversation des trois femmes roule ensuite sur le prix des appartements, le prix comparé Berlin-Paris, à quel point c’est cher ici,
et moins là-bas, franchement beaucoup moins,
pour le même prix deux fois plus grand, voire presque trois fois
et Londres aussi, très cher,
à Paris, la femme allemande va chez des amis,
mais si le séjour devait durer un mois, il faudrait qu’elle loue quelque chose quand même

aucune des deux plus jeunes femmes ne refuse du travail,
la fille de la mère et l’allemande,
surtout pas en ce moment, c’est vraiment pas le moment de refuser, non,
et la fille secoue la tête,
l’allemande et la fille sont absolument d’accord sur ce point de ne pas refuser (la mère se tient à distance de cette partie de la conversation)img_20161005_161236

 

 

 

 

 

 

les acteurs de l’exercice :

momentanément caché par un nuage, puis définitivement par sa course naturelle derrière une cheminée, comme chaque soir : le soleil

l’allemande : blonde et souriante, cheveux raides, dynamique, volubile
la fille de la mère : robe jaune ceinturée, bras bronzés couleur caramel
la mère : brune avec un nez assez long, des bijoux, dans le cinéma aussi

explications & pensées

ce que c’est : de l’oseille

un homme s’approche de la verrière
il explique la lumière, le soleil, l’ouverture, l’exposition
l’homme aime expliquer on a le soleil, là, ici, comme ça,
à grands gestes il explique le rapport des ouvertures et du soleil,
il explique leur fenêtre à une femme, il explique l’orientation à sa femme,
il explique par la verrière leur fenêtre, sa taille et sa mesure,
il explique leur salon, leur vie, leur soleil, comment il rentre,
comment rentre le soleil chez eux

plus loin, sur un banc, un homme est assis,
devant la serre sa femme s’exclame, mais regarde toutes ces coccinelles,
il y en a tant, oui, ce sont des coccinelles,
ils ont le dos contre un mur ensoleillé où d’incessantes coccinelles dessinent
des mouvements désordonnés,
il se tourne vers le mur et regarde l’ivre ballet des coccinelles,
certaines tombent sur lui, et sur elle,
et tout en les regardant, l’homme explique ce qu’elles mangent, les coccinelles

plus loin, dans un carré jardiné, un homme explique l’oseille,
ce qu’est l’oseille, comment l’oseille, pourquoi l’oseille,
à quel moment l’oseille,
bras derrière le dos, l’homme revient vers sa femme
et explique surtout ce que c’est : de l’oseille

des pensées dans le bruit

dans tout ce bruit, il y  a des choses qu’on pense très fort,
à la mesure du bruit,
dès qu’on enlève le bruit, pas sûr qu’on pense, pas sûr
qu’on pense la même chose

à la mesure du bruit : urbain, de voix, de moteurs, de sirènes,
de la ville qui bruisse
de bruit comme mer, immédiat,
de bruit à regarder des images bruitées

pas sûr qu’on pense encore, mais la pensée semble
plus forte, des pensées saillantes, des pensées
diluées dans l’espace du monde,
en ses carrefours bruyants

des pensées comme des rochers, arrêtées, solides,
dans l’espace du bruit,
en sont-ce encore ?