lettre de l’auteur aux hommes

Chers hommes,

Vous les hommes, qui m’accompagnez depuis si longtemps et à qui j’écris épisodiquement,
à qui j’écrivais dans le dernier quart du dernier siècle,
vous étiez quatre, des morts et des vivants écrivant,

vous à qui j’écris ce matin qui n’a rien de particulier,
vous à qui j’écris ce matin dans ma douche, comme d’autres chantent, vous les hommes âgés,

vous êtes les hommes à qui j’écris, de mon point de vue, de mon état de femme devenue.

Debout, je tends les bras vers le haut et m’étire, puis je les étends latéralement, je respire, j’inspire et j’expire, je ne respecte que ce qui vient, rien d’autre. Je ne respecte jamais rien d’autre : ce que je fais est ce que je fais. Je fais attention aux obstacles, à ne pas me cogner (je vis dans un espace exigu, métaphore spatiale de mes limites, acceptées).

Je vous écris bien des choses, mais le plus important est de vous écrire, et rien d’autre.
Vous êtes moins nombreux aujourd’hui, vous n’êtes pas forcément les mêmes, cela faisait longtemps que je ne vous avais pas écrit.

On cherchera si je vous aime. Bien sûr que je vous aime (mais l’amour ne veut rien dire, ne veut rien) !
Je vous ai aimés et oubliés. Peu à peu. Vous formez un tapis de muraille et parfois l’un d’entre vous se détache nettement, je m’adresse à lui, je commence à vous écrire, je vous écris, à l’un et aux autres, plus flous.

Ma reconnaissance envers vous n’a pas d’origine identifiée, mais elle existe.
Depuis mon état de femme devenue, je vous écris.
Une autre fois, je vous écrirai encore. Même si vous ne répondez pas.

Avec affection et liberté,

L’auteur

l’Elbe, ce voyage que je ne fais pas

[en adresse à Philippe Rahmy, mort ce 1er octobre 2017]

de Dresde la bombardée à Prague la baroque, la vallée de l’Elbe
de l’une à l’autre, le château de Duchcov,
où Giacomo Casanova arriva en 1785
Mes souvenirs sont plus excitants que ma vie actuelle

aller de Prague à Dresde via la vallée de l’Elbe
saluer le château dans lequel Casanova s’enferma pour écrire,
le vieux mythe fini, terminé, la terminaison des rêves de jeunesse,
mort à Dux en 1798

Où êtes-vous, en ce moment ? À Dux, dans un château, en Bohême. Quelle adresse, pour écrire et finir ses jours. (…) C’est ici que monsieur le bibliothécaire, mal payé, mais la question n’est plus là, a écrit Histoire de ma vie, à raison de douze ou treize heures par jour (et par nuit). Du mobilier, il ne faut retenir, près d’une fenêtre, que ce fauteuil Louis XV, rose, dans lequel il est mort.
Philippe Sollers, Casanova l’admirable, 1998, Folio n°3318

la tâche de cette écriture est infinie,
écrire la vie passée est infiniment compliqué, tout mettre avait-il dit,
tout mettre veut dire tout mettre et rien d’autre
il revient dans un rêve, bonjour comment allez-vous ? atout maître !

rien n’est jamais fini, ni le rêve, ni les formes, ni les morts
les mains serrées, debout, puis couchés, les mains tenues

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notes : voir l’Elbe, aller à Dresde, aller au Stalag IV B à Mühlberg-sur-Elbe
juillet 1940 : Jean Arnould, mon grand-père maternel, 52253
Claude Simon 28982

(…) Stammlager IV B, Mühlberg-an-der-Elbe du 13 juillet au 22 août 1940

Le 12 juillet au matin, munie de casse-croûte standard, la population intellectuelle de Hemer est transvasée de nouveau dans un train et cadenassée. Renard et Roger Gérard, catalogués cultivateurs, ne sont pas du voyage. Menden…Fröndenberg, où nous croisons l’express Düsseldorf-Berlin, … Schwerte… Unna… Soest… Paderborn… Altenbecken… Bodenfeld… Uslar… Northeim. Où sommes-nous exactement ? Nul ne le sait dans les wagons, pas même notre compagne, la Faim.
La nuit qui descend sur notre misère m’empêche de continuer à chercher la solution. L’obscurité est la bienvenue puisqu’elle nous apporte l’oubli avec le sommeil.

Le 13 au matin nous nous éveillons avec l’arrêt du train en gare de Würzen. Pendus aux lucarnes des wagons, nous attendons nous ne savons quel secours. La Croix-Rouge allemande nous distribue de minuscules tartines qui ravivent notre fringale. Un cheminot interpellé nous indique que nous sommes en Saxe. Le train repart… Oschatz… Riesa… Nous franchissons l’Elbe sur un pont monumental… Röderau… Neuburxdorf. Au loin, un vaste camp. Est-ce le havre ? Oui, car le train stoppe et une heure après les barbelés du Stalag IV B de Mühlberg sur l’Elbe nous enserrent. (…)

Jean Arnould, Le Narrateur de l’inutile, Journal de guerre et de captivité 1939-1945 (inédit)

Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est.

Claude Simon lors de la cérémonie de remise des prix Nobel à Stockholm, le 9 décembre 1985

clafoutis de fichiers réfléchis

I
……………………………………………
Elle trouva l’âme de la famille dans le caleçon en coton blanc d’homme à la braguette ouverte qu’elle revêtit pour s’endormir heureuse.
(Explicit* d’un fichier inexistant)

II
Rita avait parfois l’étrange impression que sa vie allait s’arrêter, de manière imminente. La somme des activités et des non-activités qu’elle entreprenait s’enchaînaient de telle sorte qu’à un moment, elle était à un bout de son existence. Qu’allait-il se passer ensuite ? Et s’il ne se passait rien ? Était-il possible qu’au milieu d’une journée, subito : rien ?
Extrait de Rita sans les pieds.

III
recherche du petit-chose à la place du pas grand-chose
(Commentaire de Rita sans les pieds)

IV
Sans les rites sociaux, que resterait-il ? se demandait-elle, sans les regroupements autour du champagne, les séances de cinéma, les représentations théâtrales, les vernissages, les randonnées en moyenne montagne, les repas familiaux, les offices religieux et autres visites de sites exceptionnels en groupe, quoi ?
(2e extrait de Rita sans les pieds)

V
Le fichier était vide, contrairement à ce qu’elle croyait.
(Incipit de l’explicit* I)

VI
Destruction définitive du fichier Les chaussures jaunes du patient.
(Fichier existant mais ne comportant qu’un titre)

VII
?
(Inexplicable blanc)

HUIT
Et maintenant, un cri de mouette, affreux mais nécessaire, dans le grand vent qui soulève les vagues.
(Explicit* perpétuel)

*Prononc. : [εksplisit]. Cf. é-1. Étymol. et Hist. 1838 subst. (Ac. Compl. 1842). Substantivation de explicit terme employé dans la formule finale de certains écrits du Moy. Âge (cf. Explicit le Roumanz de Thebes, éd. Raynaud de Lage), repris de la formule du type Explicit liber [feliciter] usitée en b. lat., explicit étant formé comme présent, d’apr. l’anton. incipit (v. ce mot) ou le synon. finit à partir de explicuit ou explicitus [est], 3epers. du sing, du parfait et part. passé de explicare au sens (lat. impérial, b. lat.) de « terminer, achever » (TLL, s.v. explicare, 1738, 30, sqq.).

bien avant la nuit

lorsqu’il est dix-neuf heures, être dix-neuf heures, qu’est-ce qu’être, la lumière descend

écrire à S., écrire à P., écrire à, comment s’appelle-t-il déjà, comment, J., écrire à J.

certains de mes textes ressemblent à ceux que j’écrivais il y a quarante-cinq ans

utiliser les bons mots comme je les entends, donc d’abord les entendre : oui

quelques amis anciens ont disparu, d’autres sont apparus, et leurs adverbes avec

corps et âme, lentement doucement, furieusement définitivement, totalement et puis

l’image d’un chiffre la démange, comme un petit singe sur son épaule, ce passé

elle se dit faire du piano, pourquoi pas, et remet ses cheveux en place après la sieste

elle attend une amie, il sera dix-sept heures, l’amie n’aime pas être dehors le soir

les amis n’ont pas tous disparu, d’autres, bien plus jeunes, sont apparus

il n’est que quatorze heures trente, l’heure n’a pas disparu sous la sieste

la chaleur onctueuse d’un récit colle à son arc narratif putatif, comme nous avons ri

ils ressentent, palpable, cette chaleur onctueuse d’un récit sur lequel ils se jetteraient, goulus

cette histoire de promesse, toujours au goût du jour, qui fait attendre le jour d’après

on ne sait jamais si la lumière ressemblera à l’autre, il faudrait égaliser la frange

ce n’est jamais n’importe quoi, dit-il, c’est une ligne narrative que je suis

comme Ça suit son cours, disparu de ma bibliothèque décoiffée : il reviendra, ou pas

(…)

Le geste d’écrire est, en premier lieu, geste du bras, de la main engagés dans une aventure dont le signe est la soif ; mais la gorge est sèche et le corps et la pensée, attentifs. Ce n’est que plus tard que l’on s’aperçoit que l’avant-bras sur la page marque la frontière entre ce qui s’écrit et soi-même. D’un côté le vocable, l’ouvrage ; de l’autre, l’écrivain. En vain chercheront-ils à correspondre. Le feuillet demeure le témoin de deux monologues interminables et lorsque la voix se tait, de part et d’autre, c’est l’abîme. […] la parole transcrite, aux poignets de laquelle nous avons passé les fers, que nous avons naïvement cru fixer, conserve sa liberté dans l’étendue de sa pérennité nocturne. Liberté éblouie qui nous effraie et nous angoisse.
Edmond Jabès, Ça suit son cours, Fata Morgana, 1975

les grandes prairies

les grandes prairies
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doivent être écrites
les grandes prairies
seraient une dame
mince et fragile
déjà âgée et un sourire

ils ont tenu un tabac-presse
puis un bar-brasserie
la dame aime peindre
mais ne peint plus
sa mère est morte

les grandes prairies
s’étagent sous le regard
son mari lui dit
encore une lubie
elle prendra trois couleurs

peindra les grandes prairies
écrira dans son cahier
ça y va quand elle s’y met
ne met pas la tête sous l’eau
quand elle nage

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les grandes prairies

[titre de la video de Maryam Dehghanpour, abbaye de Noirlac jusqu’au 16 juillet 2017]

pas si simple / wip*

                                                     [* le wip est le bruit que fait le work in progress : wip wip]

C’est vrai : elle a peu d’ambition, cette femme. Très peu. Pas du tout. Il est impossible de descendre plus bas dans l’ambition. À un moment, l’ambition rencontre le sol, s’y cogne. Pas du tout : l’ambition n’existe pas en dehors d’elle. Il faudra parler d’elle. L’ambition se promène dans les êtres, comme d’autres valeurs se promènent dans les êtres. Mais il se trouve qu’il s’agit de l’ambition, qu’elle n’a pas, cette femme-ci.
On ne sait pas comment elle se manifeste ; on imagine que la femme rampe sans colonne vertébrale. C’est déjà trop imaginer et c’est impossible. On la voit marcher, vivre : elle n’est pas un ver de terre. Elle n’est pas molle. On définit cette femme par ce qu’elle n’est pas, ah. Elle n’a pas d’ambition. Ah. Ce n’est donc pas ce qu’elle n’est pas, mais plutôt ce qu’elle n’a pas. Elle n’a pas, en effet.
Des raclures ; elle s’occupe de raclures. Il y en a tant partout. Elle ne racle pas (racler serait encore avoir de l’ambition), elle trouve les raclures, sans se baisser, et les traite. Elle met sa blouse, un peu de musique, et prend ce qui lui tombe sous la main. Traitement de la raclure. Pas si simple.

Cette femme, comment tu la conçois ? Comment tu la fabriques ? Cette femme, est-elle née ? Existe-t-elle vraiment ? Cette femme, est-elle une femme ou une fumée ? Cette femme, comme tu l’appelles ? Comment s’appelle-t-elle ? En as-tu peur ? T’a-t-elle un jour, foutu la trouille ? T’a-t-elle menacée, fichu une gifle, une fessée ? Ne t’es-tu pas trompée sur cette femme, la regardant vivre dans tous les lieux où elle vit ? Tu y penses quand, à cette femme ? On te demande si tu l’aimes, l’aimes-tu ? Tu dis que ce n’est pas si simple, que rien n’est simple, que tu ne peux pas répondre ; tu ne répondras pas ? Jamais ? Tu l’as vue quand la dernière fois ? Tu l’as déjà vue ou tu l’imagines ? Si tu l’imagines, cela peut se retourner contre toi, on peut te le reprocher, tu voudrais, non, tu ne voudrais pas, qu’on te le reprochât ?
Tu as le coeur qui bat dès que tu penses à elle, c’est une appréhension ? Mais comment est-ce possible ? Tu préférerais être une petite fille ? Tu as été une petite fille ? Tu n’as pas su comment te transformer en femme ? Lui as-tu obéi, à cette femme ? L’as-tu contestée lorsqu’elle t’a isolée dans une pièce vide ? Se démultiplie-t-elle en de nombreuses femmes, cette femme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Était-elle une femme ? En est-elle une ? Tu l’a rencontrée quand ? Vous vous êtes parlé ? Toutes tes questions resteront-elles des questions ?

Tu affirmes que ce sont des matières barrées, qu’à partir de ces matières barrées, quelque chose sortira. Si ces matières constituent des matériaux, sont constituées par des matériaux, alors c’est bien différent. Tu trouves les barrières, comme les clôtures spirituelles des jardinets ornés de nains ici et là sur une pelouse trop tondue. Donc ces barrières, ici et là, qu’on les représente d’une façon ou d’une autre – et pourquoi pas la manière cheap -, préfigurent ce qui garantit précisément que tu empruntes ton chemin et pas celui d’une autre. Parlons du barrage (il est davantage question d’un barrage, comme immense barrage hydraulique, ouvrage d’art, réserve d’eau massive au cas où il faille lâcher les vannes) : tout ce qui fait tache sert à opter, tout ce qui fait obstacle sert à opter ; car besoin d’élégance, grand besoin de débarras des saletés.

Alors elle s’occupe des raclures, elle fait son petit ménage, son grand ménage. Elle construit avec les raclures, c’est une femme qui construit, elle ne sait pas construire mais elle le veut.