Diotime faisait d’étranges découvertes sur la nature des grandes idées. Il apparaissait qu’elle vivait dans une grande époque, car cette époque était pleine de grandes idées ; mais on ne saurait croire à quel point il est difficile de donner corps à la plus grande, à la plus importante d’entre elles, du moment que toutes les conditions sont remplies pour y parvenir, sauf une : savoir de laquelle il s’agit.
Robert Musil, L’Homme sans qualités, 1930
À un moment de son existence, Y. avait tout mélangé, mais il se trouve que le monde était tout mélangé, et que seuls quelques-uns tentaient de lui donner une apparence d’ordre. Les gouvernements sont faits pour cela ; les ordonnances ; les systèmes d’éducation ; les dictionnaires ; et, depuis quelques décennies, la présentation des attraits marchands et des promesses politiques sous forme d’infographie sophistiquée.
La gourmandise des plus rebelles à l’égard des images organisées en réseaux de causalités avait de quoi laisser songeuse. Dès l’instant où une explication était tentée, le soulagement se peignait sur les visages, soulagement dû à l’espoir qu’un peu moins d’absurdité résulterait de ces savants tracés, un peu plus de réalité peut-être.
Le retournement opéré par l’interprétation (si l’on arrivait à formaliser des relations, alors ces relations existaient et pouvaient être crues) conduisait de façon flagrante à un excès de confiance qui endormait les consciences soumises à ces graphiques pointus et leur donnait tous les gages, toutes les apparences de vérités établies.
Plus personne ne savait plus rien ou pas grand-chose, et cela, Y. le percevait intuitivement, pourtant occupée qu’elle était à fusionner avec l’internet, impuissante à stopper le flux de ses pensées pauvres comme des chaussettes dont on voit la trame d’avoir été tant et tant portées.
Contrairement à Diotime, son époque, un siècle plus tard, n’était ni grande, ni pleine de grandes idées. Mais donner réalité à une idée plutôt qu’à une idée contraire constituait toujours une remarque valide. Seul le geste comptait : il était grand de donner réalité à une idée. Forte de cette découverte, Y. pouvait poursuivre son exploration des abîmes de l’Idée.
Mais le déroulement ? On s’inquiétait. Toujours pas de calendrier prévisionnel. Y. balayait la question, renvoyait l’objection. La vie s’était chargée, et se chargerait, de lui fournir un déroulement, une logique, en enchaînement de causalités conformes. À la fois au plan macroscopique, comme le réclamait l’Idée, et au plan microscopique, comme le supposait sa propre existence, avec ses aléas et ses déboires minuscules. Y. n’était pas crédule au point de penser que les deux plans coïncidaient.
C’est aussi pourquoi rien n’avançait, il faut bien le dire.
[mai 2017]