Tous les jours à la même heure, c’est piano-bar. Langoureux, cool les balais touchant les cymbales, les notes syncopées, les répétitions, les motifs. Tous les jours la répétition. Et comment se fait-il qu’il ne s’ennuie pas ?
Non, ses oreilles ne s’ennuient pas, elles apprécient. Elles apprécient tellement qu’il lui faudrait se forcer pour reconnaître le moment pour ce qu’il est : il ne varie pas d’un jour à l’autre. Ambiance tamisée. Année indéfinie. Un pianiste japonais 1976. De la spiritualité, des noms japonais à la contrebasse, aux autres instruments. Le Duc des Lombards, une antienne.
Il n’a rien fixé, Étienne, rien décidé. Il est toujours vivant après. Non qu’il aurait dû mourir avant, mais vivant après. Et ça dure. Et même s’il est au bout de sa vie, elle n’est pas finie. Et ça continue, le piano-bar dans les oreilles, le velouté idéal, ces sons si doux et joyeux qui se déversent dans ses oreilles, du grand plaisir. Un batteur danois, un saxophoniste alto, une musique originale. Une musique des années 60 aussi bien années 20, les nouvelles. Et le contrebassiste dont on parle.
Il a fait ses jeux, tripatouillé ses petits papiers, rien gagné, mais revérifie. Il est allé s’asseoir à la bibliothèque, a lu L’Équipe, puis Le Parisien. Une fois passé le décor on soupire. Lui il souffle ; trop de poids, ses pieds dans des mocassins écrasés par le poids du corps.
Étienne n’était pas comme ça. Ne sait plus comment il était, c’est trop loin.
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Ce serait mieux qu’on décide : à tel carrefour, prendre telle rue, la descendre, à tel café, rendez-vous avec Ferrier pour les instructions. Il est parisien, c’est comme ça que cela se passait, entre le 20e et le 8e. Rive droite, toujours. Et tous les numéros intermédiaires. Ferrier, il l’aurait bien revu, mais il a disparu. Tout le monde s’est explosé dans toutes les directions, des reculs à la province en particulier. Des disparitions arrangées en Corse aussi, et dans la Creuse, et ailleurs. La France regorge de planques, Finistère aussi, et Landes, Ariège, Hautes-Alpes, Drôme, et parfois Moselle.
En attendant, Étienne kiffe son piano-bar et personne ne le lui enlèvera. Il se fout de la France, de ses riantes régions, de tout, d’à peu près tout. Ses fiancées ont vieilli aussi, il y a une sorte de ridicule à le remarquer. Leurs rides incluses dans ce ridicule.
Il a encore arpenté dimanche dernier un vide-greniers, comme s’il y avait encore des greniers à vider. Des monceaux d’objets plus ou moins minables exposés sans méthode sur le terre-plein du boulevard de Rochechouart, comme s’il lui mimait son propre destin, avec plus ou moins d’expertise, comme s’il lui disait : tu vois, je suis bien le boulevard de Rochechouart, à l’endroit exact où tu allais te trémousser à l’Élysée-Montmartre à la fin du siècle dernier. Et d’où tu ramenais une gentille Chilienne habillée de couleurs violentes, qui prendrait un avion le lendemain pour Shangaï…
photographie Marcel Druart, Birmanie