canal vieux réserviste

Au bord du canal ils se prélassent, pêchent, se retournent au moindre bruit qui pourrait gêner le poisson. Chuts courroucés. Deux petits Noirs tout petits, des enfants très jeunes, jouent sur le milieu de l’écluse dans l’escalier de fer qui mène à la guérite de surveillance. Le pont tournant va laisser passer un bateau d’où un étranger ne comprend rien aux commentaires de la guide. Même s’il le voulait, même avec la meilleure volonté du monde, il ne comprendrait pas : la guide parle avec l’accent guide, sections de phrases mal coupées, français fatigué, chute intonative et relève en scoubidou.

Deux femmes passent à vélo ; derrière elles, de petits feux exhalent des matières enfumées non alimentaires, puantes. Ça vient chatouiller ses narines, l’étranger tourne vaguement la tête ; les petits Noirs rigolent et se poursuivent dans les marches en faisant des bruits métalliques avec leurs pieds. Le bateau attend que le pont tournant tourne. C’est un jour sans activité particulière, le temps est lent, les tours se penchent sur leur passé comme des coquelicots de bords de nationale d’avant.

Les deux femmes se sont arrêtées. Un vieux couple s’est également  arrêté devant le pont tournant en voie de tourner. Le mari de la dame échange quelques mots avec l’une des deux femmes, l’autre s’étant un peu avancée, d’ailleurs inutilement puisqu’elle doit maintenant attendre la fin de la conversation engagée avec le monsieur du couple et ça prend du temps, il n’entend pas bien, tandis que sa femme arrive à tout petits pas et elle aussi elle voudrait bien savoir. 
Il est question du pont, s’il va se soulever ou tourner pour laisser passer le bateau sur lequel l’étranger finira par être vraiment incommodé par l’odeur des petits feux là-bas.

Au fond, les tours, et de ce côté-ci, la vieille à très petits pas, modèle de vieille haricot sec imper beige-gris, sac années 60, un peu dure de la feuille, l’étranger sur le si lent bateau, les pêcheurs figés ; de l’autre côté de la rive, des grues et des stocks de ciment, des machines monumentales.

– – – – –

Un vieux flic réserviste lui avait fait découvrir ce chemin, pratiquement en même temps qu’elle le découvrait au détour d’une phrase dans « La Clôture », de Jean Rolin : longeant le mur en brique de ce bâtiment de la préfecture qui a de faux airs d’abattoir.
Devant elle, au bâtiment de brique rouge, se superposaient les évocations du vieux flic, les filles et les bagarres au couteau sur le Boulevard Mac Donald, trente-quatre ans à faire son jogging le long du canal, jusqu’à Saint Denis…

Paris avait eu peur des jeunes des banlieues, et rappelé ses vieux flics à la retraite, en douce, sans rien dire. Les retraités étaient sortis de leur pêche à la ligne pour reprendre du service tellement ça chauffait.
On est deux pour garder le bâtiment, c’est la guerre, avait encore soupiré le vieux réserviste.

                                            (dans l’année 2006)

avec sa tête, alors

Un jour, à la piscine de S***, réputée vers la fin des années 60 pour la capacité d’accueil de sa pelouse, la petite Marthe-Irène plonge pour la première fois. Il fait très chaud, c’est à peu près tout ce qu’on peut dire du Midi : il y fait très chaud. Les corps très chauds collants sont monnaie courante dans le Midi : épousailles de mollusques alanguis quand jamais la chaleur ne s’en va. Elle plonge et ressent avec sa tête une étrange sensation : c’est sa tête qui est d’abord mouillée. Mais pas seulement sa tête ; son front, ses cheveux, son crâne, son crâne est mouillé. Or habituellement, elle mouille d’abord ses pieds. Quand elle plonge, elle sent qu’elle fend l’eau, avec un genre d’arme qui n’est autre que sa tête. C’est quand elle a réussi à faire cette fente qu’elle sait qu’elle sait plonger. Elle fait la fente de l’eau, zioup, et c’est réussi, parce qu’elle a arrondi son dos.
Ensuite, lorsqu’elle aura oublié la première fente de l’eau, elle plongera du deuxième, puis du troisième plongeoir. Et là, elle aura vraiment la sensation de fendre l’eau mieux que quiconque, du plus haut que quiconque, elle toute petite fendant l’eau de son crâne. Et son crâne ne s’ouvre même pas. C’est l’eau qui s’ouvre.
Quand elle sait bien plonger, elle vole très haut ; elle n’est plus obligée d’arrondir laborieusement son dos tout de suite, comme ceux qui apprennent du bord. Elle dit bonjour au ciel avec un bref mouvement de tête. Elle prend exemple sur les musculeux nageurs très grands aux pieds grecs, qu’elle suit longtemps du regard, leurs pieds.

Elle veut faire comme eux, exactement pareil. Quand ils abordent l’escalier arrondi qui mène aux plongeoirs supérieurs, ils ont un mouvement de torsion du buste qui part des pieds. Et avec le bras, il empoignent la main-courante peinte en blanc, un peu écaillée à cet endroit de l’empoignade. Ils semblent danser ensuite en gravissant les marches en métal troué. C’est cela qu’elle veut reproduire. Leurs pieds aux veines saillantes semblent vivants par eux-mêmes. S’il n’étaient pas poursuivis par l’élan du corps, ils pourraient complètement vivre par eux-mêmes. Elle observe longtemps ; elle a tout le temps de le faire, et personne ne peut s’en douter. Tout le monde regarde quelque chose à la piscine. C’est un endroit où elle sent qu’elle a la liberté de regarder. Allongée sur sa serviette, appuyée sur ses bras, elle regarde intensément ces pieds-là, et leur attribue des critères de grecquitude. C’est compliqué, il y a plusieurs degrés de la grecquitude. Elle cherche les pieds les plus grecs avec son regard, généralement corrélés avec d’agréables proportions des membres et du buste.
Parfois elle s’endort au soleil. Elle est hébétée lorsqu’elle se réveille, ou qu’on la réveille.
Quand elle plonge, elle fait des séries de plongeons. Elle s’intercale entre d’autres plongeurs, il y a comme un rythme qui s’installe. Puis elle se rallonge, et paresse.
La chaleur du Midi, elle la supporte mieux depuis qu’elle maîtrise l’eau. Sous l’eau, tout va mieux. Le corps glisse ; il fait plus frais. L’eau du bassin est juste chauffée par le soleil. Plus l’amplitude thermique entre le dedans et le dehors est forte, plus elle est discutée : le chiffre est toujours inscrit en gros, à la main, près du bassin. Quand la voiture surchauffée amène Marthe-Irène à la piscine, le temps paraît toujours long avant de découvrir le chiffre : se déshabiller, laisser le portant à la dame, attendre s’il y a du monde, etc. C’est un petit plaisir supplémentaire, cette attente un peu énervée. Marthe-Irène évite toujours de penser à la sortie de la piscine, où tout sera à refaire, le rhabillage, la voiture surchauffée, le trajet. Souvent, elle obtient l’autorisation de ne pas se rhabiller et remonte dans la voiture en slip de bain.

[fragment de l’histoire non écrite de MIG Tiret, alias Marthe-Irène Grec]

architecture old song

(…)
La discussion durait déjà depuis un bout de temps. Et lui de poursuivre :
– Vous savez pourtant qu’une construction doit
1.se porter elle-même ;
2.porter les différentes charges qui lui seront appliquées ;
3.assurer une protection des personnes et des biens qu’elle
abrite vis-à-vis des agressions extérieures de toute nature ;

4.être durable ;
5.ne pas se déformer au-delà de certaines limites…
 
Le petit homme énumérait tranquillement les fonctions basiques assignées à une construction, tandis que nous étions dans ce vieil hôtel qui menaçait de s’effondrer, étayé de grosses poutres métalliques, sans vitres, planté au milieu d’une plaine déserte. Il faisait très chaud et nous passions notre temps à nous éponger le front, chacun de part et d’autre d’une énorme table au matériau non déterminé, jonchée de papiers et d’anciens listings informatiques.
 
Le petit homme aux yeux bleus glacier avait la manie des listes et énumérations. On avait fini par trouver cette pièce au deuxième étage, dont le plancher laissait voir  par endroits le premier. La précarité de notre situation convenait assez bien à l’interrogatoire que j’avais accepté de subir de la part de Pierre S., architecte.
– Le passé est puant, suggéré-je, peu sûr de moi, mais quand même.
– Vous avez dérogé à la quatrième fonction, le durable, poursuit le petit homme tout en agitant nerveusement ses jambes, avec un rictus déformant mélangé à un tressautement agaçant de la paupière gauche.
– J’ose vous signaler que l’architecte, c’est vous, pas moi, non ?!, dis-je, un peu énervé.
– Pour avoir construit un certain nombre de HLM et d’édifices publics hideux – je le reconnais, mais l’esthétique est une fonction accessoire dans le cahier des charges -, je peux vous affirmer qu’ils durent. Salement.
 
Il était content de lui, le petit connard à talonnettes. Je l’avais laissé se méprendre sur l’objet du rendez-vous. Je lui avais fait croire à un rendez-vous de chantier, m’étais présenté comme promoteur, avec pour projet la création d’une maison de retraite dorée pour vieux valides, ensoleillée toute l’année, à la place de l’Hôtel de la Plaine. J’expliquai a minima :
– J’ai laissé pisser le durable parce que tout s’abîme, nécessairement. Il vaut mieux ne plus penser en dur…
– Vous allez me dire ce que vous voulez, oui ou merde ?
– Écoutez, si les vieux viennent ici, c’est qu’ils n’en ont plus pour longtemps. Il faut donc une construction éphémère, souple, légère…
– Et votre investissement, vous y pensez ? m’interrompt-il.
– C’est pas votre problème. J’ai mes raisons. Il suffit de trouver un matériau plausible, qui puisse aussi réfracter la chaleur, pour que les vieux puissent à la fois profiter du soleil et ne pas crever de chaud.
 
Je proposai à Pierre S. un peu de l’eau que j’avais amenée dans une thermos. Il faudrait raser la construction. J’ajoutai que je connaissais quelqu’un pour la clôture et le portail. Il ne fallait pas que les vieux puissent s’échapper. Il faudrait aussi réfléchir au quota hommes-femmes à l’intérieur, pour ne pas que les hommes s’ennuient. (…)

[image : issue d’une video de Silvia Maglioni & Graeme Thomson
What rises from the depths cannot help but break the surface
(fragments d’un film-naufrage), 2011-2017
sur Ode maritime, de F. Pessoa, lu en portugais et sous-titré en anglais]